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Billet de blog 16 avril 2025

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Les arracheurs de vivant

Nos histoires ont été arrachées au bord de l’aube. Nous ne verrons plus jamais le jour se lever ici. Ni ailleurs.Des dizaines de véhicules partout. Toutes les routes ont été bloquées. Une organisation parfaite. Le chantier de destruction mené très vite et avec une grande efficacité. Nous n’avons rien pu faire. Chacun enfermé dans sa solitude impuissante. Pendant l'arrachage de nos histoires.

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Illustration 1
© Marianne A

            Nos histoires ont  été arrachées au bord de l’aube. Nous ne verrons plus jamais le jour se lever ici. Ni ailleurs. Des moteurs ont envahi le silence. Des dizaines de véhicules partout. Toutes les routes ont été bloquées. Une organisation parfaite. Le chantier de destruction mené très vite et avec une grande efficacité. Nous n’avons rien pu faire. De toute façon, nous ne sommes pas armés pour nous défendre. Chacun enfermé dans sa solitude impuissante.

       Tous de grands naïfs  persuadés que ça ne pouvait nous arriver. Bien protégés. Qui penseraient à venir nous arracher à notre quiétude. Si longtemps que nous vivions dans le calme et un grand silence. Très respectés. Nous étions sûrs de finir nos jours sous la même parcelle de ciel. Tous ensemble. En bonne intelligence de voisinage. Même si ce n’était pas rose tous les jours. Avec de temps à autre des difficultés de cohabitation. Mais des relations plutôt apaisées entre tous les habitants du lieu. Nous nous sentions bien. Et à l’abri de la folie planétaire. Contrairement à certains de nos cousins installés dans de lointains territoires. Dont deux avec qui je suis souvent en lien. Des contacts sur notre messagerie confidentielle. Avec des échanges sur le réseau de notre famille.  Nous sommes extrêmement nombreux. Des membres de la famille disséminés sur toute la planète.

            Le premier cousin a assisté à l’horreur absolue. Une vision en direct.  Soudain un jour d'automne, des hordes d’hommes sont venus tuer, violer, blesser, et enlever. Un massacre perpétré en quelques heures. Le premier cousin ne peut oublier ce qu’il a vu. C’est gravé au plus profond de sa mémoire. Il habite toujours sur le lieu du massacre. Peu après et pas très loin, le deuxième cousin a assisté aussi à l’horreur absolue en écho. Un massacre perpétré par des hommes plus organisés que les précédents massacreurs. Mais la haine est semblable. Même si celle du deuxième massacre est plus destructrice. Des villes et des villages sont entièrement détruits. D'autres en cours de destruction. Ici et là, des morts.  Et partout des blessés. Dont certains essayant de respirer sous les débris de leur maison. Des bras et des jambes manquent à l’appel de corps d'enfants et d'adultes. Jour et nuit, la destruction.  Un arrachage d’histoires à la chaîne.

        Chaque regard des survivants s’ouvre et se ferme comme le tiroir d’une morgue. Avec à l’intérieur des chairs proches ou inconnues. Que des visages figés à jamais. Les larmes ont fini par devenir un luxe. Même si elles ne cessent de couler sous la peau. Mais pas de temps à accorder à son chagrin dans la machine arracheuse de vies et d’horizon. Faut faire vite. Aller plus vite que tous les charognards et le temps. Courir dans le bruit ou dans le silence - parfois plus inquiétant que le cri et les explosions ponctuant l’air. Rares les moments de répit. Avec étrangement très souvent, la vie qui, malgré la réalité, ne peut pas s’empêcher de reprendre du service : des sourires, des éclats de rire, des jeux de ballon, des projets pour le lendemain, etc. Avant que la course ne reprenne. Avec sans cesse l’obligation d’adaptation. Dont savoir improviser un masque de fortune pour ne pas inhaler l’odeur de la décomposition. Apprendre à bricoler de l’humanité dans le chaos.

           Pendant que que le décompte macabre continue. Un enfant de plus, une femme de plus, un homme de plus dans un tiroir. Ouvrir, fermer, ouvrir… Des gestes qui sont devenus banals. Les morts et les survivants sont des voisins d’un cimetière à ciel ouvert. Chacun d’un côté de la même rue. En réalité, il s'agit de l’artère principale : « Grande avenue de l’innommable ». Sans doute que certains ,plus usés que d’autres, ne savent plus de quel côté ils se trouvent. La chaleur de son propre corps en suspens. Elle peut chuter d’un coup jusqu’à zéro en même temps que l’arrête de la mécanique sous sa poitrine. Une seconde suffit pour se retrouver dans un des regards de la morgue. Tout ça sous les yeux du monde.

        Entre rage impuissante et détournement de la tête. Jeter la pierre à ceux refusant de voir l’horreur en cours ? Chacun fait comme il peut. Avec toutefois une certitude : personne ne pourra dire qu’il n’ pas vu ce que les écrans du monde entier nous apportent à domicile : les images d’un carnage. Rage ou détournement ; dans les deux cas, l’arrachage continue ; des histoires uniques qui ne repousseront plus. Dont certaines à peine écloses. Des membres de l'espèce humaine arrachée au monde. Plus toute la destruction du présent. Avec entre autres l'espoir à terre. L'avenir réussira-t-il un jour à se relever ?

        Les deux cousins sont des témoins muets. Chacun se trouvant de part et d’autre de la plaie béante. Elle a été ouverte depuis des décennies. Une plaie ayant débuté au mitan du siècle dernier. Indéniable que tout n’a pas basculé en un seul jour. D’une rive à l’autre de la plaie, le sang n’a jamais cessé de couler. Les mémoires et les historiens peuvent en parler. Même si, selon leur camp, ils seront bien sûr en désaccord. Avec bien souvent une impossibilité de débat. Chaque camp tirant la plaie à soi. Toutefois, des mémoires, des historiens, et d’autres habitants et habitantes sur le « lieu blessé », tentent de trouver des solutions. Le plus souvent des tentatives torpillées par les empêcheurs de paix. De part et d'autre de la blessure. Des empêcheurs de paix référant prospérer sur l’horreur et l’abominable.

       Ce qu’on vu et voient les deux cousins. Avec une grande difficulté à trouver leurs mots pour décrire le cauchemar sous leurs yeux. Comment dire l’indicible ? Parfois, ils ne sont capables que de silence. Incapable de transmettre le moindre message. Des témoins avec un nœud sous l’écorce. Depuis de nombreux mois, plus la moindre nouvelle du deuxième cousin. Ne répondant plus à mes messages. Sans doute a-t-il été détruit. Comme beaucoup d’être vivants et de choses devant lui. Une observation muette à l’intérieur du chantier de destruction. Enfermé lui aussi dans une solitude impuissante. Voire même une résignation. Avec en direct la fin du monde.

      Autre lieu, autre destruction. Nous ne sommes pas dans le même cas que nos cousins. Des trajectoires incomparables. Notamment en termes de violence subie. Peut-être un point en commun : l’ organisation quasi-militaire qui a été mise en place pour arracher nos histoires. Certes pas avec les mêmes armes et modes opératoires. Nous étions environ une centaine dans leur cible. Sans doute venus à plusieurs reprises. Sans que nous ne puissions soupçonner l’objet de leur passage sur le lieu de notre habitat. Pas des promeneurs, des cueilleurs de champignons, ou des chasseurs. Leur voyage-repérage avait un but précis. Comment aurions-nous pu réagir si nous l’avions su ? En réalité, sans aucun moyen de résister. Incapables de rivaliser face à a leurs machines à détruire. Même avec notre carrure impressionnante. Ils sont beaucoup plus puissants que nous. Et avec tous la même motivation. Qu’est-ce qui les a poussés à arracher nos vieilles histoires ?

        L’argent. Rien d’autre. Pour les petites mains, un salaire sans doute de la main à la main. Une très grosse somme pour eux. Sans doute en ont-ils besoin pour vivre ou tenir à bout de bras une famille. Je les comprends et j’ai même une petite indulgence pour eux. Sans pour autant leur pardonner. Mais zéro indulgence contre leurs commanditaires qui n’ont aucun souci pour vivre et soutenir leur famille. Les grosses sommes cumulées des petites mains sont des miettes pour les donneurs d’ordre à distance. Ce sont eux les principaux responsables de notre destruction. Sûrement avec des aides officielles. Pour pouvoir mener à bien leur tâche. Détruire pour gagner encore plus.

     Abattus. Nous le sommes à tous les sens du terme. Nos histoires ont été littéralement mises en pièces. Et chacun d'entre nous prisonnier du même voyage sans retour. Pour quelle destination ? Certains ont évoqué la Chine. D’autres ont parlé d’autres pays. Peu importe le lieu d’arrivée.  Désormais, plus rien n'a d'importance depuis l’arrachage de nos histoires uniques. Jamais plus, nous ne sentirons le souffle du vent, ni n’écouterons le chant des oiseaux de l’aube et du crépuscule. C’est fini. Des hommes ont décidé que nous n’y aurions plus droit. Pourtant, nous n’étions les ennemis de personne. Pas des individus bruyants et destructeurs. Au contraire. Apportant ce que nous pouvions à tous nos voisins et les de passage sur notre mouchoir de terre. Sans d’autres bruits que le souffle de notre silence vertical. 

      Même si nous avions une parole. Certes très différente de celle des humains, animaux, du vent, de la pluie, de la mer… Notre voix est très discrète. Elle circule en réseaux très peu visibles. Sur terre, une parole est beaucoup plus bruyante que toutes les autres. Celle qui détient le pouvoir. Parmi nous, pas une grande gueule comme certains humains, du bas en haut du panier du monde ; des femmes, des hommes, d’autres genres, avec tous un point en commun : des déshérités du doute. Fort heureusement, la majorité de l'espèce humaine n'est pas comme eux. Sinon, notre planète commune serait déjà dans la décharge de l’univers. Pour conclure ; même sans présence sonore, notre parole était vivante. Comme la sève qui nous tenait encore debout. Malgré notre siècle de présence.

       La parole arrachée de nos troncs.

NB : Cette micro-fiction est inspirée d’une info matinale à la radio. Bien entendu, la mort et les blessures d’humains ne sont pas à mettre au même niveau que l’arrachage d’arbres. Mais des événements qui se télescopent sur le fil de l’actualité. Comme ce matin entre radio-réveil et écran.  Souvent, nous assistons à de grands écarts des nouvelles du monde. De l'abominable au dernier but de légende. Un télescopage sur le fil du même chaos planétaire ?

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