« Martin but avec eux et se sentit revivre. Quelle folie de les avoir quittés ! se dit-il ; sans aucun doute, il aurait été mille fois plus heureux s’il était resté parmi eux, sans livres, sans culture, sans hautes fréquentations. Pourtant la bière lui semblait moins bonne qu’avant.»
Jack London
Martin Eden
M’a-t-il vu ? La serveuse me conduit à la table réservée. Sans hésiter, je m’installe dos à la vitre donnant sur la rue. En l’apercevant, j’avais baissé la tête avant de m’engouffrer dans le restaurant. Quelle malchance de tomber sur lui aujourd’hui. Un jour très important pour moi. J’ai rendez-vous avec un réalisateur de cinéma. Il veut me proposer le premier rôle de son futur long métrage. Le scénario me plait beaucoup. Pour une fois qu’on ne me propose pas de jouer un flic alcoolo ou un voyou. Enfin un rôle loin de mes origines sociales et de ma gueule. Un mauvais coup du sort de tomber sur lui. Fallait que j’arrête d’y penser. Me concentrer uniquement sur mon entretien. Laisser le passé dans la rue.
Le réalisateur pousse la porte. Visiblement, c’est un habitué. Après avoir salué le patron, il s’installe en face. Une poignée de mains et un regard direct. Sans un sourire ou la formule habituel « ravi de vous rencontrer ». Avec le temps, j’avais fini par me méfier. Avant de devenir comédien, j’avais pas mal bourlingué. Quelques séjours en prison pour vol et une multitude de petits boulots. Depuis une dizaine d’années, j’évolue dans le monde de la culture. De plus en plus reconnu dans le théâtre contemporain. On me propose des rôles très intéressants, beaucoup plus complexe que ceux que m’offraient la télé et le cinéma. Mais, balancer quelques répliques à la con dans une série, payait plusieurs loyers. Pas à me plaindre ; je faisais partie des intermittents bouclant facilement leur heures. De moins en mois facile pour nombre de comédiens. En plus, de tous les milieux que j’ai fréquentés, c’est celui où la parole donnée à aussi peu de valeur. Le chèque est toujours parti, jamais arrivé. Ce rôle « il ne peut être que pour toi » incarné par un autre.
Le réalisateur commande deux kirs et commence à me parler de son projet. Une production est déjà prête à financer le film. Très vite, je décroche de ce qu’il me raconte. Incapable de me concentrer. Je ne pense qu’à lui. Est-il encore sous l’abribus ? Surtout ne pas me retourner. Il ne faut surtout pas qu’il me voit. Le savoir si près de moi me déstabilise. Les images de notre passé commun remontent à la surface. Surtout dans les rues de mon quartier. Je l’idolâtrai. Mon frère aîné qui me défendait. Avant de tomber dans la came. Et traverser la frontière. Définitivement.
Qu’avez-vous pensé du scénario ? Je sursaute et grimace un sourire. Je me racle la gorge. Il me fixe droit dans les yeux. Je me redresse et lui donne mon avis. Comme toujours, je mets cartes sur table en lui parlant cash. La franchise permet de gagner du temps et d’en faire perdre à personne. J’ai beaucoup aimé les personnages mais je trouve que l’intrigue est bancale. Elle part un peu dans tous les sens. A mon tour de le fixer, lire dans son regard. Il vide son verre d’un trait et en recommande un autre. Pouvez-vous préciser ce qui vous semble ne pas aller ? Je sens qu’il apprécie ma franchise. Je sors le manuscrit de mon sac à dos et le parcours. Beaucoup de pages annotées.
A un moment, son regard se pose derrière moi. Mon frère encore là ou pas ? Je me mets à bredouiller et m’emmêle les pédales dans mes explications. Sa présence, juste de l’autre côté de la vitre, me déstabilise. Je me mets à douter. Ma confiance habituelle en moi, certain d’être un bon comédien, a disparu. D’un seul coup comme à poil. Désarmé.
Le réalisateur me regarde avec un petit sourire en coin. Je respire un coup avant de reprendre. Sans grand enthousiasme. Toute mon énergie bouffée par le doute. Heureusement le serveur interrompt la conversation en déposant les entrées. Le maître d’hôtel ouvre la bouteille de vin et la fait goûter au réalisateur. Ses lèvres à peine trempées, il acquiesce d’un signe de tête. A notre collaboration ! Nous trinquons. Je viens de décrocher mon premier rôle de qualité.
Après quelques échanges sur le film, la conversation passe d’un sujet à l’autre. Il essaye d’en apprendre plus sur moi. Je ne lui donne que le strict minimum. Très élégant, il n’insiste pas. Son visage, au fur et à mesure des verres qu’il vide, rougit de plus en plus. Sa voix de plus en plus traînante. A un moment, un acteur le reconnait et vient le saluer. Il me présente comme son prochain premier rôle puis l’invite à s’asseoir avec nous. Sans oublier de commander une autre bouteille.
Très vite, les deux se mettent à raconter des blagues de cul. Nos voisins de table, après s’être donné des coups de coude en voyant la star, fier de déjeuner près d’un people, fronçaient les sourcils de mécontentement en évitant de regarder vers nous. A un moment, le réalisateur m’interroge du regard, embarrassé. Presque honteux. D’un sourire, je lui réponds que ça ne me gêne pas du tout. Au contraire, ça me rappelle les vannes de mon quartier ou dans ma famille. Cet humour de mon enfance qui m’a voulu quelques mauvais tours, notamment avec une metteur en scène m’ayant accusé de sexisme et misogynie. Elle alla même raconter que j’étais un mauvais père, ne s’occupant pas du tout de ses enfants. Elle n’avait pas mais est-ce que moi, le macho de base, vulgaire, j’allais fouiller sous sa couette et dans son miroir d’artiste, tolérante, etc, détestant la stigmatisation des minorités. Pour la différence, de très loin. En tout cas, la réputation qu’elle m’a taillée, je me la traîne encore. je dois renier car non conforme au milieu dans lequel j’évolue désormais. Mes vannes issues de mon enfance sont vulgaires, les leurs sont drolatiques. Pas les mêmes canons de l’humour.
Je tourne légèrement la tête. Mon frère est toujours là. Il fume une clope. Même avec les années et tout le reste, je l’ai reconnu tout de suite. Une lueur, dernier témoin au milieu du champ de ruines, persiste au fond de ses yeux. Cette lumière qui me replonge dans une petite maison sans eau chaude, les chiottes dehors dans le jardin. Chaque fois que la fosse sceptique était vidangé, le quartier tout entier puait le fruit de nos entrailles. J’avais honte et baissais la tête en croisant nos plus proches voisins. Mais, même si c’était parfois dur, je me suis réconcilié avec mon enfance. Pourquoi lui en vouloir ? Au fond, si je suis ce que je suis devenu, c’est grâce à elle. Sans doute m’a-t-elle donné, sans que je le sache sur le moment, des clefs invisibles pour traverser les épreuves, jouir de la vie. Et continuer de rire. Comme quand, lui et moi, partions dans des fous rires incompréhensibles. Déclenché par n’importe quoi. Un pied de nez à la pauvreté, la merde - celle qu’aucune chasse d’eau n’évacuera de l’âme -, la mort et tout le reste qui tenta, en vain, de nous chourer notre enfance. Deux frères, bras-dessus bras-dessous, avaient résilié le contrat de la fatalité sociale. Même sans dents, mes parents, les oncles et cousins, nos voisins, riaient à rage déployée. Pas pauvres ou sans les bons codes, juste vivants. Le frangin rit-il encore pour rien ?
Il lève les yeux. Je détourne la tête. Retour à mon histoire dans ce restau de luxe. Au milieu des gens de ma nouvelle vie. Sans doute une existence plus agréable que la sienne. Pourquoi êtes si sûr que ma vie est meilleure que la sienne ? Mes choix plus intéressants ? Sûr que, sur de nombreux points matériels, j’ai moins de galères. Pas plongé dans la violence au quotidien, les regards moqueurs ou pervers. Au contraire, je suscite plutôt une forme d’admiration. Quel parcours méritoire ! Parti de si loin et devenu comédien ! Un exemple pour notre jeunesse de banlieue ! Quelle connerie. Personne ne peut-être un exemple pour personne. Ou, sans le savoir, comme un phare éclairant en plein jour. Non, les exceptions ne confirment rien ; à part qu’il y a une règle édictée et transmise tel un héritage invisible. Chaque parcours, quelque classe sociale dont on est issu, sa couleur de peau, sa religion, ou ses origines ethnique, est unique. Une paire d’yeux ouverts sur les monde. Les miens commencent à s’humidifier en pensant à mon frangin derrière moi. Plus qu’un frère, mon seul vrai complice. Et je ne peux pas aller lui parler.
Honte de lui ? La trouille que, si je l’invite à cette table, il fasse tout capoter ? Je ne sais. Peut-être pour ces deux raisons et d’autres ? Deux êtres se déchirent en moi. Le gosse se marrant avec son frère, transformant la boue en joie ; irréductibles amoureux de la vie. Et l’autre, celui que je suis devenu, transfuge social. Espion capable de se fondre chez l’ennemi. Cheval de Troie dans une autre classe que la mienne. Avec le temps, j'ai évacué quelques une de mes certitudes et je sais que ce n’est pas un ennemi. Même si la guerre invisible n'est pas terminée, que nos armes ne tireront jamais dans le même sens. Tout est beaucoup plus complexe que la simple démarcation de classe. En grattant sous les couches des individus, on découvre des histoires plus intéressantes que celles dont notre éducation, les us et coutumes de notre entourage, nous imposent dès notre plus jeune âge. C’est vrai qu’il ne faut pas tenir compte de ces frontières artificielles. Pourquoi aller je ne me lève pas pour aller le voir et l’inviter à trinquer avec nous ? Je vous présente mon frangin. Tu as bouffer ? Tu veux boire quelque chose ? Au lieu de ça, je reste scotché à mon putain de siège. Mon rire figé dans le passé.
Je la sauterai bien cette gonzesse. Le couple a notre gauche échange un regard choqué. Pas comme leurs deux gosses, heureux de regarder deux types soûls parler fort et dire des grossièretés. Le maître d’hôtel danse d’un pied sur l’autre. Doit-il intervenir ou pas ? Souvent, il se tourne vers son patron qui, sourire en coin, a l’air d’apprécier ce joyeux bordel. C’est pas une gonzesse ! Moi je te dis que c’est un travelo. Je pâlis. Travelo ou pas, moi j’y mettrai un p’tit coup. Reste calme. Ils sont complètement torchés. Laisse les raconter leurs conneries. Pas pour moi. Elle doit pas se laver le cul.
Soudain, j’attrape l’acteur par le col et le jette sur le côté. Il s’écrase sur la table du couple. Le réalisateur me fusille du regard. Je lui balance une gifle. Il manque de partir à la renverse et se rattrape de justesse à la table. Je me lève d’un bond et sort du restaurant.
Mon frangin est toujours assis au même endroit. L’un de ses collants est troué en plusieurs endroits. Le frère aîné devenu travelo. Une voiture ralentit. Il s’approche de la portière. La voiture redémarre. Plus personne sur le banc de l’abribus.
Quel con je fais ! Je viens de perdre un rôle qui aurait pu donner un coup de fouet à ma carrière de comédien. Et mon frangin, à qui je voulais parler, le prendre dans mes bras, vient de partir avec un client. Rarement senti aussi seul. Incapable de prendre une décision. Passé du côté de la vitre. Entre le réalisateur et mon frangin. M’excuser platement auprès du réalisateur ? Non, ça je n’ai pas encore appris. Peut-être que la metteur en scène avait raison: je suis une brute indécrottable. Ce beauf très con avec qui ils aiment bien dîner parfois. Irrécupérable.
Je m’approche d’un autre travelo assis sur le capot d’une bagnole. Un blond avec un rouge à lèvres rouge vif. Son sourire mécanique enclenché, il me décline ses tarifs. Déçu comme un commerçant à qui on demande une rue, il bougonne et finit par me répondre. L’abribus est le territoire du frangin. Il y reviendra après sa passe. Chacun sa scène.
Attendre le retour du frangin ?