Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

1819 Billets

0 Édition

Billet de blog 16 septembre 2015

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

Plus vieille que le monde

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

    Sinon, les morts continuent de mourir, les vivants de mentir. Et les autres cherchent la sortie de secours. Le soir de mon pot de départ, j’aurais préféré avoir d’autres pensées, moins lugubres. Mais ces trucs ça se commande pas. En tout cas, le quartier et quelques clients tiennent absolument à fêter mon départ à la retraite. Une auberge espagnole est prévue dans mon jardin. Je suis très touchée de leur geste. Hyper émue par cette fête. Qui aurait cru à ça quant je m’étais installée ici? Déjà 38 ans de trottoir.

Pas un boulot à conseiller aux gamines. Au contraire. Même si pour moi ça a été plutôt royal. Mais je suis bien contente que ma fille soit devenue enseignante. Quand je pense à toutes ces p’tites massacrées par leur proxo et traitées comme du bétail, j’ai le cœur qui se noue. Paraît qu’aux Etats Unis, des gamines se font tatouer le nom de leur proxo ou un code-barres pour qu’on sache dans la rue à qui elles appartiennent. L’horreur. On est pas des objets. Y m'ont vraiment gonflé les 343 salauds de la pétition ! Cela dit, les mecs et les nanas qui veulent notre bien, sans nous demander notre avis et notre autorisation, m’agacent aussi. Jamais aimé les gens qui parlent au nom des autres. A commencer par mon père.

Abolir ce métier me semble un truc super utopique. Comment les gros moches cons et pauvres pourraient se débrouiller ? Le cul tarifé est pas un sujet si simple que ça. Peut-être qu'il faudrait que des putes comme moi: des nanas ayant réellement choisi ce métier et l’exerçant sans aucune pression. A vrai dire, plutôt la pauvreté qui l’a choisi pour moi. Loin d’être mon rêve de p’tite fille.  Pas le bon jour pour refaire encore le monde, ma p'tite Mathilde. Fais pas une tronche d'enterrement. Sois à la hauteur de la fête en ton honneur.

Avant de me préparer, je me fume une p’tite clope à la fenêtre de mon bungalow. Après avoir tapiné ailleures, 35 ans que j’ai garé ma camionnette au bord de ce bois. Au début, la famille Delambre qui habite la première villa à côté a tiré une de ces tronches. Deux jours après mon arrivée, ils avaient lancé une pétition pour me virer. Même eu un rassemblement de riverains devant ma camionnette. Les flics me jetaient mais je revenais systématiquement. On jouait au chat et à la souris. J’aimais bien ce coin où je bossais toute seule. Sans aucune concurrente dans le coin.

Un après-midi d’hiver, tout a basculé en ma faveur. En allant dans mon coin de boulot un peu à l’écart dans le bois, je suis tombé sur Léo, le gamin Delambre, allongé sur la route, son vélo à côté de lui. Sacrément amoché par un chauffard qui s’était taillé. A l’époque, pas de téléphone portable. J’ai pris le gosse dans les bras et je l’ai allongé dans mon camion. Direction l'hosto en urgence.

De ce jour là, je suis devenue l’idole des Delambre, quasi un  membre de la famille. Pareil pour les habitants de la ville qui ont découvert cette histoire dans le journal municipal. Plus la pute à expulser. Même les flics me foutaient la paix. Je bénéficie d’un statut ultra privilégié, contrairement à la majorité de mes collègues qui trinquent. Au fil du temps, je me suis transformée en une sorte d’éduc ou de Curé à gros nichons du quartier, quasiment une maire adjointe de proximité. Pas commode pour autant. J’engueulais l'ado qui laissait traîner ses canettes ou le retraité faisant chier son clebs n'importe où. Tout le monde me racontait sa vie. On m'invitait pour les naissances, les mariages, et les enterrements. Pour me remercier, les parents Delambre voulaient me laisser gratos ce terrain où je suis aujourd’hui. J’ai tenu à payer un loyer. Jamais un mois de retard en 34 ans.

La semaine prochaine, je pars m’installer définitivement en Bretagne. De là ou j'ai émigré. Par le biais d’un client, commercial souvent de passage à Paname, j’ai réussi à dégoter une ruine que j’ai fait retaper petit à petit. Finir ma vie là-bas, face à l’océan. A 50 bornes du cimetière où sont enterrés Papa et Maman. Et, à quelques mètres de leur dernière demeure où ils ont fini de s’engueuler,  se trouve la tombe de... Paraîtrait que c’est mon vrai père. On se retrouvera tous ensemble pour l'éternite. Nos retrouvailles le plus tard possible. Bien l’intention de jouir longtemps de ma retraite.

Mon cul a été une sorte de baromètre du monde. Une agence de notation et de sondages à moi toute seule. Des centaines de mecs ont atterri entre mes mains. Toubib, maçon, cadre sup, maire, paysan se rendant au salon de l’agriculture, flics enseignants,commerçants... La mixité sociale sur ma peau. Le corps social, on peut dire que je le connais sous toutes les coutures. Un beau panel de l’humanité s’est allongé dans mon pieu. Que ce soit avec des mots, des regards, des larmes, des rires, chaque mec a laissé autre chose que du sperme et de la sueur entre mes murs. Avec le temps, j’ai appris à lire tous ces hommes, surtout  à travers leurs silences. Le souffle d’un homme qui jouit ou essaye de jouir vaut tous les discours.

Depuis des années, une nouvelle population squatte les bois alentour. Déjà qu’on avait les putes pas de chez nous. Moi, si j’ai pas choisi mon métier, les mecs et les familles en face de chez moi  ont pas rêvé non plus de vivre comme des chiens sous des tentes ou dans des maisons de cartons et de planches. Démago de dire que c’est facile de cohabiter avec ces SDF, Roms, migrants, réfugiés, précaires… Que de noms pour un seul truc: misère.  Misère avec un grand M comme merde. Au début, certains ont voulu m’emmerder. Pas longtemps. Mon fusil à pompe les a dissuadés de revenir. Un voyou en cavale qui m’a laissé ça contre une p’tite gâterie. Même jamais armé, ce flingue m’a aidé à plusieurs reprises. Le bouche à oreilles me protège bien ici. Personne fait chier la vieille pute. En tout cas, ça s’est empiré depuis ces dernières années. Plus du tout comme avant. Finis les beaux jours.

Quand les Roms ont débarqué au bois, j'ai appelé les flics. Ces mendiants pouvaient pas aller ailleurs que sur mon lieu de travail. Jamais je les ai dépannés, même d’un verre d’eau. Plusieurs fois, je les ai insultés et je leur ai dit de retourner dans leur pays. Pourquoi venaient-ils bousiller ma vie que j’avais tant de mal à construire ? En oubliant que moi aussi, on m’avait jetée à mon installation ici. A vrai dire, j’aime pas les noirs non plus, ni les arabes. Pareil pour les juifs avec leur fric et tous les postes qu’ils occupent à la télé. Au moins avec les Delambre et d'autres du quartier, je me sens bien. On pense pareil. Eux comme moi on supporte pas que le bois soit devenu un dépotoir. Faut nettoyer tout ça. A qui le dire ?Tout le monde s’en fout. Plus qu’une solution : se lâcher dans les urnes.

Grâce à un de mes clients que je me suis calmé. J’ai encore des remontées de haine et, si ça tenait qu'à moi,  je les jetterai tous à la mer. Revenir comme avant, quand y avait pas tout ce qu’on voit de nos jours. Même si je me raisonne, c’est plus fort que moi. Je sais que ça vient de mes parents. Pour eux, une seule race pure : les chrétiens. Point, barre. Tout le reste à la poubelle, ou loin de la maison. Impossible de se purger entièrement de tout ce qu’on a appris dans l’enfance. Je suis pas la seule dans ce cas là. Plus inculte que conne. Pas qu'à arrêter l’école en cinquième de transition. Ce client m’a rendu un peu moins conne.

Secret professionnel oblige, je peux pas dire son nom. Juste que c’est un ancien ambassadeur et journaliste, ultra haut placé. Il a bouffé avec des ministres et pleins d’huiles de la télé. Son carnet d’adresses c’est un Who’s Who de poche. Et il a parcouru toute la planète. Un mec qui a des choses à raconter. Ça a failli très mal se passer entre lui et moi. Moi je sélectionne ma clientèle. Pas de noirs, pas d’arabes, pas de roms… Que des gens de chez nous, blancs et si possible chrétiens.  Moi, je suis une pute française et qui baise français. Il a pas ri du tout. Jamais pu penser que cet homme, si frêle, si élégant, puisse se foutre dans une telle colère. J’étais dans mes petits souliers. Pour moi, j’avais perdu un client. Il m’avait invité au resto.

Et de sa voix douce, très posée, il m’a donné sa vision du monde. Je comprenais pas tout mais j’avais l’impression de passer dans les coulisses de la planète. Passer de l’autre côté du JT de TF1. Ce jour là, j’ai compris que j’étais vraiment sacrément bas du front, la vue très basse. Je me croyais forte, intelligente, et sûre d’avoir raison. Une grande gueule qui sait tout sur tout.  En l’écoutant, mes certitudes ont pris un sacrée coup. A un moment, je lui ai sorti que je me sentais bête, limitée, pas intelligente du tout ; il m’a regardée dans les yeux et m’a juste dit : « Personne n’est à l’abri de la connerie. Ni vous, ni moi. ».  Aucun mépris chez cet homme, plutôt énormément de doute. Dommage que j’ai pas eu cette rencontre beaucoup plus tôt. On refait pas le match de sa vie à soixante piges. Après ce repas, on a fini chez moi. Et là, j’ai repris le dessus.

Faut pas se leurrer, la plupart de mes clients était pas comme lui. Mon pieu a hébergé le pire comme le meilleur de l’humanité. Un homme à poil ment pas. Fini tout le cinoche qu’il peut faire à l’extérieur. Aujourd’hui, avec le recul, j’ai l’impression d’avoir été une assistante maternelle pour des mecs qui avaient perdu les clefs de leur enfance. Ou peut-être jamais trouvé. Qui se ressemble s’assemble. Au fond, je suis comme eux. Jamais guérie de moi-même. Toujours en retard d’une leçon d’amour de soi. A cause de ce fameux plus vieux métier du monde ? D'autres retraités ont peut-être  ressenti ça au moment de cesser leur activité ? Ce soir, je me sens plus vieille que le monde. Trop tard pour m’aimer ?

Quelqu’un sonne. Tant mieux car ça va m’éviter de trop gamberger. Aucune envie ce soir de la larme de trop et du pathétique. La famille Delambre au complet devant la porte de ma maison. Leurs gosses que je gardais et allais chercher à l’école sont maintenant papa et maman. Y a d'autres gens du quartier qui arrivent. Faut que j’aille me ravaler un peu la façade. Offrir une belle image de Mathilde. Sourire et m’amuser avec mes invités. Profiter de la fête en mon honneur.

NB) Cette fiction est née d'un projet de série télé co-écrit avec Christian Creseveur. 12 Bis: l'histoire d'une "pute de proximité " très bien intégrée dans un quartier huppé. Un projet optionné par un producteur et refusé par les chaînes de télé.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.