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Pour Christian C Golan
Chaque dimanche matin, il faisait un détour. Ses parents ne le savaient pas. Toutefois très étonnés que leur fils se levât aussi tôt un jour sans école. En plus pour aller à la boulangerie. Depuis plusieurs mois, il s’arrêtait à la mairie du village. Pour une conversation hebdomadaire. Prenant de nombreuses précautions pour ne pas être repéré. Important que personne ne découvre leur relation. Pourquoi devait-il cacher cette rencontre ?
Tous ses proches l’auraient pris pour un fou. Déjà qu’il passait pour un original à ne pas taper dans un ballon ou jouer à des jeux vidéo. Capable de rester des heures assis sur un banc au bord du lac. Sans canne à pêche, ni les yeux sur un smartphone. T’es pas vraiment comme nous, lui avait dit un de ses meilleurs copains du collège. Très surpris par cette remarque. Surtout qu'il faisait tout pour se fondre dans la masse. En vain. Considéré partout où il se trouvait comme étrange. Et à côté de la réalité. Le « très gentil mais un peu bizarre ». Une étiquette jamais décollée. Elle ne l’embarrasse plus.
Une sorte de coup de foudre d'un gosse de quatre ans. Dès la première fois où il se trouva face à elle.A l’occasion d’une visite de la mairie pour les élèves de l’école communale. Super, s’excitait-il à la moindre cérémonie en mairie. Toujours le premier arrivé et le dernier parti. Assistant même à des réunions dont il ne comprenait rien. Des moments agréables pour l’ado. Jusqu’à un jour de printemps. Plus personne ne se trouvait à l'intérieur de la mairie. Sauf elle. Et lui assis sur les marches du jardin.
« Eh ! Tu peux venir un instant.
Il s’approcha de la fenêtre.
« Jeune homme, je sais pourquoi tu aimes bien traîner ici. On ne le l'a fait plus. J'ai repéré ton petit manège. Mais ça ne me gêne pas que tu regardes mon décolleté. Pas le premier, ni le dernier à loucher dessus. Ça dure depuis pas mal de temps. Et je tiens à te dire tu louches avec élégance. Bravo jeune homme. C’est important aussi la beauté d’un regard. Et pas que sur une femme. Un beau regard c’est le début de la beauté. Des yeux peuvent salir ou éclairer. Toi, tu n’as pas le même regard que certains comme... Pourquoi je te raconte tout ça ? Alors que je veux juste te poser une question. Disons: une p'tite proposition. Si bien sûr, ça te fait plaisir.»
Il ouvrit des yeux ronds.
« ... »
Le buste lui parlait.
« Tu es d'accord ? »
Il accepta.
Et tous les dimanches, il lui apporta un croissant. . Elle n’en voulait pas un en entier. « Je ne vais pas grever le budget de votre famille. Même si je sais que vous n’êtes pas à plaindre. Pas une raison pour abuser. Mais ça me fait tellement envie ces croissants qui passent tous les matins. » Marianne est très bec sucré.
« Pourquoi tu fais ça ? ». Marianne mécontente qu’il lui donne tout son croissant. « Je n’arrive plus à le digérer. Et puis je préfère la baguette. ». Elle le dévisagea en se disant : toi, jeune homme, tu mens. « D’accord. Et tu as raison, la baguette est vraiment très bonne. Tu peux m’en donner un p’tit morceau. ». Éclat de rire.
En général, le collégien lui racontait sa semaine. Et elle, la sienne. Tous les soirs, il avait ce genre de conversation avec ses parents. Ils tiennent à un repas commun. Pour bavarder ou rester silencieux. Avec une règle immuable : pas le moindre écran entre eux. Parfois, ça lui pesait. Mais il ne leur disait pas, pour ne pas leur faire de la peine ; c’était si important pour eux deux. Avec Marianne, il parlait beaucoup plus. De tout et de rien. Et de ce qu’un ado ne peut partager avec ses parents. Entre autres les histoires d’amour de collège. Et peut-être son premier pétard. Plus d'autres transgressions.
Un dimanche, Marianne semblait contrariée. Il lui demanda ce qui se passait. Elle botta en touche.
Il insista.
« Comment te dire ? C’est vraiment très gentil de m’avoir apporté aujourd’hui deux croissants. Mais un ça suffisait. Peut-être que le second va manquer à quelqu’un du village. Alors que j’en ai deux pour moi toute seule. »
Son visage se renfrogna.
« Ne fais pas cette tronche. Ce n'est pas contre ton geste que j'en ai. Il est beau. Déjà très sympa de ta part d’apporter un croissant à une vieille dame quelque peu bougonne sur les bords. Et j’en suis très honorée et heureuse. Mais... »
Marianne semblait chercher ses mots.
« C’est comme ce jeune couple que je vois passer tous les jours. Ils prennent trois baguettes à chaque fois. À voir leur taille, ils ne doivent pas se gaver de pain. Je ne comprends pas. Peut-être qu’ils prennent la commande de canards.»
Elle grimaça un sourire.
« Regarde, chez toi, vous êtes trois. Et tous les dimanches, tu prends trois baguettes. Je n'ai rien contre. Peut-être que moi si je le pouvais, je ferais la même chose. Il ne s’agit pas de restreindre. Ni de peser le poids pain autorisé pour chaque personne. Néanmoins, on peut réfléchir. Penser à celui ou celle qui n’aura même pas une baguette. »
Il plissa le front.
« Ça ne tient pas du tout ton truc. À un moment ou l’autre, il n’y aura plus de baguettes dans la boulangerie. Toutes vendues. Et quelqu’un n’en aura pas. Même si tu n’en as acheté qu’une. »
Elle acquiesça de la tête.
« C’est vrai. Tu as raison : mon raisonnement ne tient pas la route. Mais je crois que ce serait pas mal de se méfier de ce réflexe de se croire seul dans la boulangerie planétaire. Nous sommes beaucoup. Et notre baguette de plus sera toujours en moins pour quelqu’un d’autre. C’est comme ça. Toutefois inutile de culpabiliser. Se priver de joie n’ôtera pas du malheur à l’autre. Et surtout ne pas chercher non plus à culpabiliser l’autre. Juste gamberger. Et de se poser la question face à la rangée de baguettes disponibles. Bon, j’arrête de t’emmerder avec ça. Comment s’est passé ta semaine ? ».
Marianne attaqua son deuxième croissant.
Deux dimanches après, elle relançait le sujet.
« Guère un hasard si je t’en ai parlé. Même si une baguette de plus ou de moins ne changera pas la face du monde. Mais ce détail m’a fait penser à plein de petits trucs qui se déroulent ici. Anodins en apparence. Pas si on creuse. Je vois tout ça de ma place de témoin muette de ce pays. Et de notre époque.
Elle laissa passer un silence.
« Je dis ça parce que j’ai constaté que le bien commun et l’autre ne sont plus de grande valeur. Contrairement aux grandes gueules et le toujours plus et chacun mon tour. »
Il tiqua.
« C’est quoi le bien commun ? »
« Pour certains, c’est devenu un gros mot. »
Elle posa les yeux sur la fenêtre.
« Notre bien commun, c’est la terre, le ciel, l’air, les océans, la mer, les fleuves… Tout ce qui est là avant nous. Et qui devrait continuer après notre départ. Le bien commun, c’est aussi tout ce qui fait qu’on vit ensemble. Plus ou moins bien. Et plein d’autres choses qui seront trop longues à lister.
« La culture est la langue sont des biens communs ?»
« Bien sûr. »
Il se gratta la joue.
« Et tu trouves que les gens s’en foutent de plus en plus de tout ça. »
Marianne termina son croissant..
« Oui. Il pense que tout est en priorité à eux. Même certains qui ne cessent de râler contre l’égoïsme. Le petits ou gros problème de chacun et de chacune devient le souci prioritaire du monde. Sans parler des incivilités au quotidien. Et dans tous les milieux. C’est comme le vol du bien public. Au bas de l’échelle, il y a des abus. Mais des petits joueurs face aux gros poids lourds du détournement. Les voleurs du haut du panier. Le petit escroc aux allocs est un petit amateur par rapport à eux. Avec une différence : en haut, plus question de vol, puisque c’est légal. Mais la morale reste au vestiaire. Tant qu’on gagne, on rejoue. Et les vaincus n’avaient qu’à naître vainqueurs ou à le devenir. Caricatural ? Peut-être. Mais si près de la réalité. Bon, je radote encore ma soupe républicaine. Quand même pas te prendre la tête avec tout ça. À ton âge, on a autre chose à penser.»
Il sourit.
« Papa parle un peu comme toi. Hier, il a pété les plombs contre un mec à la télé qui gagne 20 OOO euros par mois. Il a aussi a plein d'actions en bourse. Et en plus, il touche les machins, je sais pas comment ça s'appelle... Des jetons de quelque chose. Papa me l’a dit, mais j’ai oublié. En tout cas, ce mec l’a foutu en colère. »
« Pour quelle raison précise ? »
« Papa a pas supporté que ce type vienne se plaindre de son sort à la télé. »
Son visage se durcit. Il ferma les poings. Le regard noir.
Debout face à Marianne.
« Quelle putain d’indécence ! Avec les guerres, les migrants qui crèvent dans la mer, les gens qui ont rien à bouffer, ceux à la rue, les gens qui galèrent tous les jours, et aujourd’hui ce putain de cyclone qui vient de dévaster une île… La merde partout. Et ce mec qui vient se plaindre de payer trop d’impôts. Et pire : donner des leçons de vie et poussant à consommer moins. Devenir des citoyens raisonnables. Avec tout le tralala de la dette, du déficit, etc.Trouvant les pauvres vraiment égoïstes dès qu’on leur demande de se serrer la ceinture par solidarité. Avec en plus un p’tit laïus en passant sur le dérèglement climatique. Solidaire mais faut pas qu’on touche à son gros portefeuille. L’écologie d’accord, mais d’abord ses putains de dividendes. Y a des claques dans la gueule qui se perdent.
Il expira un grand coup.
Je viens de t’imiter Papa en colère. Maman dit que je le fais bien. Sauf que Papa, il gueule plus fort et coupe la télé. Maman dit qu’il a un gilet jaune sous la peau.
Marianne toussota.
« Ton père a raison. C’est plus que de l’indécence. Mais… Comment te dire ?
Il la fouilla du regard. Inquiet de l’avoir froissé. Qu’avait-il dit qui ne passait pas auprès de Marianne ?
À mon avis, ton père se plante sur un point. Faut pas croire que ces gens soient hors-sol. Au contraire ; ils sont bien enracinés et confortés dans leurs certitudes. Avec en plus, le pouvoir des mots pour devenir incritiquables. Et même se faire passer pour de grands humanistes et donnant de l'emploi à tout-va. Des êtres souvent très brillants. Toutefois, je n’ai rien contre les gens qui gagnent beaucoup d’argent. Chacun et chacune libre de ses choix de vie. Je ne vais pas me mettre moi aussi à donner des leçons aux autres. Pas une arbitre des élégances. Ni détentrice de la vérité unique. Mais ça ne m’empêche pas d’être révoltée que des gens soient confinés dans une totale misère. Et elle n’est pas indissociable des énormes fortunes. Celle dont le travail consiste à vivre sur l’argent de l’argent. Pour être aussi importantes, ces fortunes ne peuvent se développer que sur des injustices visibles ou invisibles. Pas de grande richesse, sans misère ici ou là. Et réciproquement. Tu vois ce que... Toi, tu viens de bâiller. Je dois te gonfler avec mes trucs. En plus, ton père te tanne déjà avec ça à la maison.»
Il poussa un soupir de soulagement. Marianne n’était pas vexée.
Sinon sache que celles et ceux qui touchent 20 000 euros par mois ne sont pas les plus riches de la planète. Loin de là. »
Des yeux comme des billes.
« Pas les plus riches ! ».
« Non. »
« Et les super méga riches, qu’est-ce qu’ils foutent avec autant de fric. D’accord, tu peux avoir plusieurs baraques, tu peux avoir plusieurs belles bagnoles… Mais dans la vie, tu peux dormir que dans une chambre à chaque fois. Et conduire qu’une bagnole à la fois. C’est juste alors pour la frime, quoi. Comme nous dans la cour du collège. Avec nos marques et tout le reste pour se faire remarquer. Les grosses fortunes ce sont comme des ados attardés. »
Marianne se racla la gorge.
« Ce n’est pas aussi simple. Je crois que c’est une espèce de maladie. De l’accumulation pour combler des peurs. Comme celle de ne jamais être assez important dans le monde. Vouloir toujours peser plus sur la balance. Et aussi peut-être la peur de la mort. Pourtant accumuler ne changera rien. La mort passe aussi chez les plus argentés. À quoi sert alors cette course à l'accumulation ? Pour l'héritage ? Peut-être. Léguer sa névrose obsessionnelle à ses gosses ? Les grandes fortunes, qui en veulent toujours plus, sont des gens malades. Une maladie qui peut détruire les autres. Et la planète. Peut-être que je les juge à la va-vite. Et que mon impression est fausse. Je parle d’indécence… Et moi, dans tout ça ? J’ai aussi ma part dans tout ça. La décence commence-t-elle par mesurer son taux d’indécence ?
Marianne parlait souvent avec l’air absent. Avec toujours le même rituel. De temps en temps, elle posait les yeux sur « l’homme du cadre ». Puis, après un regard sur la salle du conseil, elle s'arrêtait sur la fenêtre. Son point de vue principal.
« Faudrait leur prendre du fric qui ne leur sert à rien et le partager avec tout le monde. Pour que personne manque de baguettes. Même si on aurait quand même le droit d’en acheter trois. »
Elle eut un petit sourire en coin.
« Tu veux les garder tes trois baguettes, hein. »
« J’ai pas dit ça. »
Il afficha une mine contrariée.
« Je plaisante, jeune homme. Même si c’est un peu vrai quand même. Et c’est normal. On est tous un peu comme ça. Les sacrifices, on préfère que ce soient les autres qui les fassent. Même si on est à fond pour partager. Mais à l’autre de donner l’exemple. »
Il pointa l’index sur la bibliothèque :
« T’as lu tous ces bouquins ? »
La porte s’ouvrit.
Il se planqua derrière un rideau.
C’étaient la maire et son équipe. Une dizaine de villageois arrivés en même temps. Suivie d’une femme en fauteuil roulant. Tous s’installèrent. Visages fermés.
Que faire ? Il interrogea Marianne des yeux. Mais elle était occupée.
Comment sortir ?
Il rampa derrière deux meubles. L’équipe municipale, aspirée par le souci à régler, ne le vit pas. Il s’arrêta devant une trappe. Un carré avec une vitre opaque contre le mur. Il l’ouvrit très lentement. Avant de se glisser dedans. Et arriver dans le jardin de la mairie.
« Merde ! ».
Il avait oublié les trois baguettes.
Marianne avait repris son visage. Avec le buste bien droit. Redevenue la Marianne officielle. En son rôle de symbole de la République. Sans jeton de présence.
Des miettes de croissant sur les lèvres.
NB: Un petit conte de Noël pour vous souhaiter de bonnes fêtes de fin d'année. Avec ou sans jetons de présence. Et avec ou sans croissant. Mais surtout de belles présences.