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«L’art dérange, la science rassure.» Georges Braque
Ce texte ne dérangera pas autant que le dessin de Riss sur Aylan Kurdi. Un dessin révoltant. Quelle saloperie d’imaginer un gosse-mort dans de telles conditions -en futur violeur. Ignoble caricature ! En plus, très facile de dézinguer un gosse de pauvres dans sa tombe. Pas comme une star ou une tête couronnée avec une armada d'avocats. Je me suis engueulé avec ma femme trouvant ce dessin intéressant. Si ça avait été l'un de nos fils ? Une colère comme je n’en avais pas eu depuis longtemps. Riss avait donc gagné. Son but atteint. Un caricaturiste n’a rien d'un distributeur de bons sentiments. Son crayon loin d’être un outil à brosser dans le sens du poil. Sa mission consistant plutôt à nous secouer. Quitte à avoir envie de lui coller notre poing dans la gueule. Se mettre à chialer ou rire jaune. Apprécier ou détester. Réagir.
Comme avec la réplique cinglante de Hani Abbas: Aylan transpercé d’une plume Charlie Hebdo. Un dessin très provoquant aussi. Image violente contre image violente. La reine de Jordanie réagissant sur un registre plus consensuel. Une réaction qui me semble moins déclencheuse de réflexions. Contrairement à ces deux caricaturistes, aux angles différents, nous obligeant à sortir de notre douillette couette mentale. Réfléchir hors de nos pensées battues. Quoi qu'il en soit; la plus réussie des caricatures, le plus beau discours, ce petit billet d’humeur, etc, ne ressuscitera pas ce gosse. Ni tous les réfugiés. Sans oublier les autres victimes continuant de crever sur la planète, hors regard numérique. Les martyrs visibles et invisibles de notre époque ?
C’est dans la boîte. Combien de fois, j’ai entendu ou employé cette expression. Souvent avec un large sourire. Ce matin là, je l’ai pensé aussi à plusieurs reprises. Pas le moindre concurrent autour de moi. Comme souvent, j’étais arrivé le premier sur les lieux. La plage était déserte. A part ce vieillard toujours assis, sur le même banc face à la mer. Comme une statue de cire burinée par les vents marins Il ne répondit pas à mon salut. Son regard fixé sur l’horizon. J’ai sorti ma paire de jumelles. Plusieurs corps flottaient sur l’eau. J’ai dégainé mes appareils photo. La moisson d’images serait bonne.
Une récolte dépassant mes espérances. Les vagues, plus fortes que les jours précédents, déplaçaient beaucoup les corps. Comme le jeu mortifère d’un chat avec une souris. La mer laissait dériver les corps vers la plage puis, d’un seul coup, les reprenaient pour les renvoyer au large. Un ballet morbide , le lever du soleil au lointain. Atrocité et beauté mêlées dans le même espace. Malgré l’horreur- routinière pour moi-, je n’ai pu m’empêcher de penser à mes jeux de gosse sur la Grand Plage de Biarritz. Surtout le surf que j'ai beaucoup pratiqué. Les migrants ne sont pas venus en Europe pour jouer avec les vagues et construire des châteaux de sable. Plutôt les jouets d'intérêts les écrasant. Des jouets de chair et d'os échouant sur nos côtes.
Environ une heure après mon arrivée, le vieillard s’approcha de moi. «Ils sont tous morts.» J’ai continué mon mitraillage sans m’occuper de lui. «Vous avez besoin de leurs cadavres. Ils remplissent votre frigo et alimentent la bonne conscience du monde. Vous êtes que des charognes se nourrissant sur la misère du globe!» Quel con ce mec, m’étais-je dit. Pas la première fois qu’on me balance ce genre d’arguments à la con. Je suis blindé. Oui, il faut que je bouffe. C’est vrai que ces cadavres me font bien croûter. Indéniable que mon chiffre d’affaires à augmenté avec les réfugiés échoués. Les morts rapportant souvent plus que les vivants. Comme toutes les fins de vie les plus horribles. Le lecteur avide de saloperies? Une question que je ne pose pas. Mon métier n’est pas de penser, uniquement de rapporter des images de notre monde. Même les pires. Une sirène de la police interrompit l’attaque du vieillard très remonté contre la presse. Il marmonna dans sa barbe et s’éloigna sur vers le village.
Bientôt toute la plage serait pleine de confrères se tirant la bourre. Prêts à se marcher dessus pour avoir le scoop. Comme n’importe quel homme politique voulant une place, sportif visant le podium, écrivain misant sur un prix pour plus de ventes, commerçant rêvant d’un meilleur chiffre d’affaires, internaute souhaitant plus de followers ou amis pour sa page FB, rédactions de journaux œuvrant pour plus d'abonnés et de clics… Rien de plus naturel. Surtout sur une planète devenue une gigantesque vitrine commerciale. Chacun un commercial de sa petite boutique. Tous des «etmoietmoiaimemoi»à notre niveau ? Fin de ma journée de travail. Une bonne série de photos sur le drame des migrants, intéressantes et bancables. Très satisfait de mon boulot.
Mon sac sur le dos, je passais devant le premier bar ouvert. Plus de pêcheurs à la retraite qu’en activité. Un silence impressionnant. Mots et gestes au compte gouttes. Jamais je ne m’étais arrêté dans ce rade. Un petit déjeuner copieux m’attendait à l’hôtel; avant d’envoyer ma «prise du jour» aux rédactions les plus offrandes et me recoucher. «Cher photographe,venez boire un café avec un vieil absent. Revenu de tout mais toujours là.». L’anglais du vieillard était parfait, aussi élégant que ses vêtements. Un type fort différent de la clientèle plutôt fruste - à première vue-de l’établissement. Me traiter de charogne et m’inviter à sa table. Pas maso. Je continuais mon chemin. Des pas rapides derrière moi. Une main sur l’épaule. Le pêcheur, petit sourire édenté aux lèvres, me fixa. «Ça lui ferait vachement plaisir au vieux. Il invite jamais d’étrangers à sa table.». Si je refusais, c’était une déclaration de guerre. Aucun intérêt à me mettre les pêcheurs à dos. Je le suivis.
Ma tasse déjà prête sur la table. «Désolé pour ma phrase de tout à l’heure. Je la regrette car trop superficielle, pas assez explicite. Vous savez pourquoi je suis là tous les jours … depuis 27 ans?». Il épousseta ses manches et but une gorgée de café. «Ma fille m’avait confié son fils pour le week-end. Il avait trois ans. Je l’emmenais souvent sur cette plage. Un jour, une anglaise a étalé sa serviette à côté de nous. Très belle femme. Nous avons commencé à parler. Elle me plaisait beaucoup. Je sentais que c’était réciproque. Plus rien d’autre qu’elle et moi au monde… avant un attroupement sur la plage. Le pompier n’a pas réussi à ranimer mon petit-fils.» Certes, son histoire était touchante. Un homme blessé, englué à vie dans la culpabilité. Pas le seul dans ce cas. Mais pourquoi m'attaquer, comme si j'étais responsable de sa douleur ? Grâce à des gens comme moi que la planète entière sait ce qui se passe ici. Personne ne pourra dire qu’il ne savait pas. Juste un témoin professionnel.
Il commanda deux autres cafés. Comment interrompre sa lamentation? Je suis photographe, pas psy. Pendant ce temps, les confrères opéraient sur la plage. «Un monde qui ne s’occupe de ses gosses quand qu’ils échouent ici ou ailleurs n’est plus un monde civilisé. Vous êtes complice de cette saloperie. Moi aussi à ma manière. Mais je ne fais pas le voyeur. Combien y va vous rapporter ce gosse? Son cadavre payera-t-il vos impôts ou votre nouveau téléphone mobile tuant d’autres gosses dans des mines d’étain ? Que des hypocrites tous ces donneurs de leçons. Je vous plains cher ami.». Ce mec me gonflait à tout mélanger. S’il avait eu trente ans de moins, le coup de boule direct. J'étais sorti du bar sans le saluer. Quel con d’avoir perdu du temps avec ce vieux fou. En retard sur mon timing. Pourvu qu’un confrère n’ait pas envoyé la photo avant moi.
Dans la chambre d’hôtel, je m’installais à mon bureau pour ma sélection. Les clichés les plus percutants. Celle du gosse, allongé sur le ventre, vers la mer, ferait un tabac. En plus, j’ai aussi pris l’arrivée lente, très lente, de son corps jusqu’au sable. A ce moment là, difficile encore aujourd’hui de m’expliquer pourquoi, j’ai eu un immense coup de blues. Comme un rideau noir devant les yeux. Première fois que ça m’arrivait en 25 ans de carrière. Photographe de guerre, j’en avais vu des cadavres. Blindé du regard et de l’odorat face à un mort du jour ou déjà décomposé. En temps habituel, cet enfant ne m’aurait pas déstabilisé autant. Juste un sujet à traiter. La routine du photoreporter. Pas la mort qui me troublait. Mais plutôt ma vie. Les propos du vieillard m’avaient touché-coulé. Qu’avait-il atteint en moi?
Je ne sais toujours pas. En tout cas, quelle image pathétique que ce dur à cuire KO dans sa piaule. Plus qu'un gosse de 57 ans chialant au-dessus de son clavier, face à une image valant son pesant d’or et de notoriété. Ce dos me fouillait. Un regard, absent à jamais, planté sur moi. Ces yeux invisibles qui, en plus de me demander des comptes personnels, dévoilait le vide de notre début de siècle. La vanité d’un monde tournant, les yeux rivés à son nombril numérique et son tiroir caisse. Epoque où la bonne conscience se vend bien, surtout en papier glacé ou sur écran plasma. Vide dont je suis copropriétaire. Un des actionnaires de notre perte. Complice de ce merdier.
D’un clic, tout mon travail matinal effacé. Un gros paquet d’euros dans la poubelle de mon Mac. Un autre photographe les palperait. Dans la foulée, j’ai fait mes bagages. Depuis, je ne suis plus sorti de ma maison, une bergerie dans l’arrière pays basque. Coupé les liens, sauf avec mes gosses et mon ex femme. Pas un jour sans un mail de collègues et de rédactions. Certains sincèrement inquiets de ma subite disparition, d’autres juste par intérêt commercial. Aurais-je tout plaqué si je n’avais pas croisé ce vieillard ? Pas sûr du tout. J’aimais et j’aime encore ce métier. Avant que l’histoire de cet homme, ses mots, le silence habité des pêcheurs, aient touché une corde en moi-inconnue auparavant. Dépression, selon mes proches. Une définition fourre-tout qui me paraît commode et mise à toutes les sauces. J’essaye de comprendre cette bascule en moi. Toujours pas de réponse. En aurais-je une ? Le temps le dira. Continuer de chercher encore.
Ce texte est né à l’écoute de Michèle Bernier expliquant ce que Choron, son père et créateur d’Hara-Kiri, aurait pensé du «Je suis Charlie». Apparemment pas que du bien. Bête et méchant même six pieds sous terre. En écoutant cette femme, je me suis dit que je n’avais pas raison d’avoir rangé mes objectifs. Il fallait rester sur le pont, surtout en période de tempête obscurantiste. Même en commettant des erreurs, vivre des contradictions, être plus ou moins complices de certains patrons de presse vivant indirectement de la misère du monde. Sans oublier nos politiques cirant les pompes des dictateurs pétroliers. Nombre de tueurs de gosses jamais inquiétés. Certains de leurs assassins élus ou de droit divin. Combien ont-ils tué de Aylan ?
Les caricaturistes charognards comme les photographes de mon genre ? Riss , Siné, les caricaturistes vivants et les morts, ont raison de ne pas prendre de gants avec la merde et le sang. Riss a-t-il assassiné ce gosse échoué sur la plage? Les vrais assassins d'Aylan courent toujours . La plupart bien connus. Comme nous tous, Riss a pris ça en pleine gueule. Peut-être même chialé ou gerbé… Comment traduire l’horreur ? Quels angle pour dénoncer nos petits et grands travers? Chacun fait comme il peut et veut. Certains préfèrent le compassionnel, d’autres la cruauté plus provocante. Au risque d’être instrumentalisé parfois par des gens aux antipodes de leurs convictions. Provoquer n’est pas sans risques; des barbares l'ont prouvé le 7 janvier. La caricature, pour parodier les écrits d'un tyran sanguinaire d'une autre époque, n’est pas un dîner de gala. Ne pas hésiter à choquer sa propre famille et ses amis de longue date. Un humour noir à faire grincer des dents. Secouer le cocotier de nos certitudes. Rester irrévérencieux et transgresser.
Avec leurs crayons, ces joyeux fêlés tordent le monde, transforment la réalité, pour déranger les regards, générer de la révolte ou, à minima, susciter des interrogations. Inoculer le virus du doute sur les autres et soi. Nous mettre le nez dans la boue contemporaine. Une boue détournée par un crayon caustique. Une plume qui peut-être aussi critiqués et blasphémable. Caricaturer ne protége pas de la connerie. Et même de basculer dans le camp de l'extrême-droite. Aux lecteurs de juger...
Contrairement aux caricaturistes, les photographes de presse transmettent le présent dans sa réalité non raffinée. Notre point commun à tous, photographes, caricaturistes, artistes, n’est pas d’esquiver la réalité. A part ceux qui, d’aucuns le font avec grand talent, choisissent de divertir et d’éloigner du réel. Chacun son métier. Ce n’est pas le mien, ni celui de Riss, Siné et d’autres empêcheurs de penser toujours comme son miroir. Un métier, au sens étymologique, consistant à faire le service. Servir la réalité brute ou transformée. Quoi que, depuis la rencontre avec le vieillard, je ne sais plus si j’ai encore un métier. Aujourd'hui, un mec paumé et usé dans sa montagne basque. Mon regard de photographe en pause pour l’instant. Pas mes yeux.
Mais à quoi je sers?
NB) Une fiction inspirée du dessin de Riss qui fait réagir. Dessin raciste ou pas ? A mon avis, il ne l'est pas. Plutôt dans le registre " bête et méchant". Violent, provocateur, dérangeant ; surtout car il met en scène un enfant mort. La mort horrible d'Aylan pèse sans doute lourd dans cette polémique. Cela dit, Siné, Plantu, et d'autres ont déjà été qualifiés de racistes. Desproges et Coluche aussi. Qui veut noyer ( humour raté ?) son caricaturiste l'accuse de... Riss digne sale gosse de Choron, Reiser,et Siné?
Sur ce sujet, un très bon article de l'historienne Annie Duprat.