« L'humour renforce notre instinct de survie et sauvegarde notre santé d'esprit. »
Charlie Chaplin
Merci à MB pour le titre.
Ça passait ou cassait. Son humour ne laissait pas indifférent Je le trouvais très drôle. Sale gosse irrévérencieux à perpétuité ? Nous nous sommes perdus de vue. Ne nous croisant plus que de loin en loin. Souvent au gré de mes passages dans ma ville natale. Il n’avait pas changé. Excepté comme toute chair vieillissante, les neiges éternelles au sommet du crâne, un ventre rebondi sous la chemise, et des lendemains de soirées beaucoup plus difficiles à relever. À chacune de nos rencontres, j’avais l’impression de replonger dans notre adolescence. Un peu gêné aux entournures, car nos joutes verbales pouvaient apparaître pathétiques. Elles l’étaient. Mais on s’en foutait. C’était à celui qui irait le plus loin dans l’humour noir et l’autodérision. Avec immanquablement le même gagnant. Comme pendant notre jeunesse. Un provocateur indétrônable.
Est-il mort ? Non. Pourquoi alors l’évoquer au passé ? C’est son humour qui est mort. Parce que ça n’en est plus. Aucune dérision. Toutes ses vannes sont devenues le fond de sa pensée. La même tendance inscrite déjà pendant notre jeunesse ? Je ne crois pas. À moins que j’aie voulu occulter pour ne pas briser notre lien de rigolade. Comment sa bascule a-t-elle pu s’opérer ? Avec l’installation peu à peu d’une forme d’aigreur. Un homme rêvant de briller au centre d’un groupe de rock et sur les pages de bouquins. Devenir une sorte de Lou Reed ou de Jim Morrison en version made in banlieue Est. Pour le devenir, il a travaillé. Pas longtemps. Lâchant l’affaire au premier échec. Pour se consacrer entièrement au noir humour. Au bord de la retraite, il continue de cultiver une forme d'humour. Mâchoires serrées et regard noir. Baroud d'honneur cache-aigreur ?
Très profonde. Son aigreur est enracinée. Elle se nourrit d’une haine récurrente. Celle très en vogue. La même haine renouvelée à chaque moment de tensions sociales, dans n’importe quel lieu du monde. Le plus souvent avec des conflits entre pauvres d'ailleurs et moins pauvres de souche. Chaque fois l’index tendu sur le même coupable présumé. Comme mon vieux pote avec sa « détestation light » des métèques de son quartier et de sa ville. Plus tous les autres « insolubles » dans la Douce France. Un adepte de la théorie du « grand remplacement ». Toutefois pas une détestation de tous les métèques. Il avait fait un tri. Les anciens, ses vieux potes basanés, ne se trouvant pas dans le sac à expulsions. Une vraie amitié et tendresse à leur égard. Vous, ce n'est pas pareil...
Certains de ces vieux basanés « c'est pas pareil » détestant de la même manière que lui les jeunes métèques. Parfois avec plus de véhémence que le dit Gaulois. Collant tous les jeunes basanés sous la même étiquette de délinquance et incivilités. Des sauvages qui ont plus le moindre respect. Plus l'élégance des anciens voyous. Il le répète en boucle avec ses vieux potes. Des anciens remuant leur amertume de concert. Avec pour certains des poussées d’antisémitisme, de sexisme, d'homophobie, de transphobie, etc. Ils passent leur temps à ressasser le temps passé où c’était si bien. Critiquant par principe tout ce qui les dépasse : genre, transformation volontaire des corps, etc. Incapables d’accepter d'être doublés par une nouvelle génération. Plus rapide au volant de sa jeunesse débridée. Ils en ont oublié que leurs anciens pensaient et disaient la même chose d’eux. Gitane sans filtre au bec, le p'tit jaune sur le comptoir, tuant le temps à critiquer la nouvelle génération. Bande de drogués qui veulent plus bosser. C’est plus des hommes. Que des tapettes avec leurs cheveux longs et boucle d'oreille. Autre temps, aigreur nouvelle.
De la nostalgie mal digérée ? C’est possible. Mal dans aujourd’hui, ne jurant que par hier. Toutefois, d’autres nostalgiques ne réagissent pas de la même manière. Appréciant hier sans cracher sur aujourd’hui. Ni sur la jeunesse en cours. Bien sûr, pas que des poètes et de grands penseurs humanistes parmi ces jeunes. Même des cons ne rêvant qu’aux thunes et à briller. Comme certains de leurs anciens qui le leur reprochent. On peut aimer son hier sans cracher sur l’aujourd’hui d’autres. J’ai plusieurs exemples. Dont M, un vieux copain. Un pied dans le passé, l’autre ancré dans le présent. Et un regard sur l’avenir. Curieux des autres. Cultivant sa passion musicale chaque jour. Avec un désir intact de création. Nostalgique joyeux et actif.
Loin d’être le cas de mon autre vieux pote. Sa nostalgie est une écharpe de rêves inaboutis portée en bandoulière. Le tissu est élimé. Une écharpe triste. Malgré la dérive de son humour, notre amitié perdure. Toujours du plaisir de se revoir. Bien que l’ivresse lourde fasse souvent remonter tous ses rêves inaboutis pour les transformer en piques aigres de comptoir. Nos demis en commun n’ont plus le même goût. Avec une mousse d’amertume sur nos mots et silences. On fait semblant. Sans être dupes : la dérision a pris un coup dans l’aile. Il en a conscience. La lucidité sur lui est sans doute sa plus grande souffrance. Sachant que ce qui était de l’humour n'en est plus. Son autodérision de moins en moins élégante. Et de plus en plus amère. De la bile contre le monde entier. Son rire a tourné vinaigre.
Tout n’est pas aussi simple que le portrait tracé à travers ce billet. Chaque être plus complexe que ce qu’on en voit ou perçoit. Même un compagnon ou une compagne de longue date a une part inatteignable. Et tant mieux. La part de mystère de chaque solitude passagère. Je ne sais donc pas tout de mon vieux pote. Comme lui ne me connaît pas entièrement. Peut-être d’ailleurs qu’il porte aussi un regard très critique sur ma trajectoire. Me trouvant boboïsé et confiné dans un monde culturel hors-sol. Pétri d’humanisme, mais à bonne distance. Faut pas que le bruit de la douleur du monde vienne déranger le silence de ma contemplation. Protégé derrière l’écran de mes mots. Avec mes acolytes Yaka et Faukon. Un bien-pensant glosant de la boue, mais le plus loin possible d'elle ? En partie vrai.
Le juger ? Non. Qui suis-je pour le juger ? Doué aussi d’imperfections. Avec certains propos et actes qui ne sont pas à mon honneur. Doté aussi de ma part de connerie humaine. Toutefois ne pas le juger n’empêche pas d’essayer de comprendre sa trajectoire. Tenter de savoir pourquoi il a basculé dans ce qu’il détestait le plus. Sans doute qu’un des éléments est son enracinement. Sûrement l’un de ses plus grands regrets. Jamais il n’a quitté son quartier d’enfance. Il y vit encore. Englué dans ses premiers pas ?
Un quartier n’ayant plus rien à voir avec celui de son enfance. Ne serait-ce que parce que ses jambes ont vieilli. Il ne marche plus au même rythme. Un pas plus lourd. Avec la démarche d’une silhouette de bientôt 70 balais de plus en plus penchés. Pareil rythme au ralenti pour sa pensée, son regard, son empathie, etc. Et en plus un changement notoire dans le quartier. L’arrivée de diviseurs de toutes sortes. Essaimant dans les rues et autres lieux publics. Dont des vendeurs de religion de contrefaçon tombée du camion se sont mis aussi de la partie. Nouvelle couche de confusion urbaine. Et Dieu dans tout ça ? On s’en serait bien passé. Surtout dans les quartiers populaires déjà minés par le chomedu, les barres-ghettos, etc. Avec toujours plus de moins ? Cinquantaine d'années de promesses au compteur. Ça continue en périodes électorales. Mais même l’illusion n’ y croit plus.
Se rajoutent à toute cette confusion les réseaux sociaux. Avec leur cohorte d’influenceurs et d’influenceuses. Un nouveau renfort pour les animateurs de télés grignotant les cerveaux des plus fragiles. La toile a décuplé la force de frappe des diviseurs pouvant opérer à distance. Cependant, tout n’est pas à jeter dans ces réseaux. De belles choses y transitent. Le numérique est autant une avancée que Gutenberg. Stop digression et revenons au septuagénaire qui n’a pas quitté ses premiers pas. Un homme usé par le monde. Celui qu’il voit de sa fenêtre. Et le monde vu sur écran. Avec parfois des contours flous entre réalité et fiction. Notamment avec l'émergence de l'intelligence artificielle qui s'installe dans notre quotidien. Quel est le monde le plus usant des deux ? Le réel ou le virtuel ? Le duo ? Des questions de notre jeune siècle. Le premier en charge de deux mondes.
Un homme usé. D’abord par lui. Constructeur au fil du temps de sa propre autodestruction. Pourquoi une telle démarche de déboulonnage de son histoire ? Malgré mes quelques tentatives, je me rends compte que je n’ai pas de réponse. Juste quelques suppositions noyées dans un flot de digressions hasardeuses. Seul lui, son éventuel psy, ont à minima une ébauche de réponse. Sans oublier son miroir. Difficile de baratiner son reflet, surtout au réveil. À mon avis, l’usure vient en partie de lui. Trop facile de tout rejeter sur le ou les autres. Néanmoins, le monde a aussi sa part. Il nous use tous. Dans la réalité ou via les écrans. Une érosion de milliards de regards. Le double monde d’aujourd’hui plus usant que l'unique d’hier ?
J’aurais tendance à répondre par la positive. Avant de me rappeler certaines lectures. Notamment de romanciers et de poètes du siècle dernier et des précédents. Guère clément à l’égard du monde dans lequel ils vivaient. Avec la dent dure contre leurs contemporains. Nombre de ces artistes critiques de leur époque eux évoquaient l’usure : la leur mêlée à celle du monde. Rien de nouveau sous le ciel de notre jeune siècle. Avec peut-être une différence. Laquelle ? La technologie nouvelle capable de tout faire imploser. Un Hiroshima planétaire. Détruire la moindre trace de vivant sur toute la surface du globe. Avec fin de toutes les nostalgies. Joyeuses ou tristes. Et disparition à jamais de notre espèce. Et sûrement de toutes les autres.
Comment conclure un billet entamé sur l’humour noir et qui ne s’achève que sur la noirceur ? Pas facile. Une conclusion totalement pessimiste, sans aucun espoir sur notre humanité ? Sûrement la plus simple à rédiger. Pourquoi pas une conclusion mi-optimiste, mi-pessimiste. Couper la noirceur en deux. Opter pour une conclusion lucide, sans être totalement désespérée. Cela me semble la meilleure solution. Pour que chacune de nos histoires ne soit pas qu’un boulet à traîner. Mais aussi du plaisir. Profiter de soi et des autres. Sans oublier toutes les beautés offertes par le monde. Même s’il va mal. Un plaisir partagé avec d’autres passagers et passagères de la planète. Notre chantier d’être.
Avant de disparaître.
NB : Je remets en ligne cette caricature qui m’a fait éclater de rire en la découvrant. Elle me fait encore beaucoup marrer. Pas la même réaction chez certains copains et copines. Ce qui est leur droit. On n’est pas obligé de rire de tout. Et on peut blasphémer Charlie, Siné, et tous les autres journaux satiriques. Pour ma part, je suis depuis très jeune pour le droit de rire de tout. Et avec qui on veut. Rire de tout, même de ce qui ne me fait pas rire du tout.
Toutefois, j'ai une tendance à me méfier de certains humoristes. Même celles et ceux avec un indéniable talent. Une méfiance à l'égard des humoristes porte-flingue d’idéologie (de tout bord). Souvent reconnaissables à leur humour monomaniaque. Et dirigé prioritairement sur les mêmes cibles.

Agrandissement : Illustration 2
