
Les mots ne ressuscitent pas les morts. Ils leur gardent juste une place dans la mémoire des vivants.
S Maringer
Le vigile doit se demander ce que je fais dans ma bagnole. Assis depuis des heures, le regard flottant dans la nuit. J'essaye de ne plus y penser. Me cristalliser sur le superbe cadeau que la vie vient de m'offrir. Oublier le reste. En vain. Faut que je prenne une décision. Me taire ? Parler et tout perdre ? Moins que ce qu'ils ont perdu.
Ma petite fille est née deux jours avant. Cette naissance m'a rendu heureux. Une joie qui, à force de côtoyer la pire crasse, avait fini par déserter mon être. Pas le genre doué pour le bonheur. En tout cas, être grand-père me donnait une nouvelle raison d'espèrer en l'humanité. Sauf que ma fille ne veut plus me revoir. Elle n’a jamais supporté ma nouvelle femme. Mais aussi mes réflexions permanentes sur ses fringues et ses fréquentations. Surtout d’avoir accusé son copain de dealer de l’herbe. Déjà trois ans sans la revoir. Pourtant nous habitons dans la même ville.
Comme sans doute ces deux gosses qui, quelques heures plus tôt, jouaient en scooter. Sans casques. Rentrant souvent de nuit ou à l’aube, je croise parfois ces acrobates du guidon. Ils zigzaguent devant vous ou roulent sur une roue. A plusieurs reprises, même moi l’ancien amateur deRallye 2, j’ai eu des frayeurs avec leurs conneries. Chaque génération a besoin de prover bruyamment qu'elle existe. La mienne carburait aux sons des Gitane testi et 102 Peugeot. On se faisait engueuler par nos vieux et courser par les flics. Pas le mieux placé pour leur faire des reproches. Comme les autres fois, j’ai ralenti et marqué une distance pour les laisser se défouler. Ces cons ont donné un coup de patin. J’ai braqué pour les éviter. Mon aile gauche percuta une poubelle.
Tous deux étaient pliés de rire. Pas moi. Une nuit blanche dans les pattes. Et fou de colère depuis le début d'après-midi. Pendant le déjeuner, je reçus un mail envoyé par ma femme, avec la photo de ma petite-fille. Je laissais un message sur la boîte vocale de ma fille pour la féliciter et demander l'adresse de la maternité. Son texto de retour m'interdisait de venir la voir. Une claque après le bonheur.Je sortis du bureau pour marcher. Brisé. La tristesse se mua en rage. J’avais envie de les gifler, elle et son mec. Pourquoi m’empêcher de voir ma petite-fille ?
Et maintenant ces branleurs qui se foutaient de moi. J’ai fait une brusque marche arrière et me suis collé à leur droite. Ils continuaient de se marrer. Pas longtemps. Tous deux blêmes face à mon flingue. Je les ai fixés droit dans les yeux.
Ils ont démarré et tracé dans la grande avenue, les deux roues bien collées au macadam. Ces abrutis avaient compris la leçon de bonne conduite. Le passager se retourna, l’index levé. J’ai démarré en trombe.
Le scooter s'engouffra dans une rue très étroite. Je les ai suivis à deux ou trois mètres. Ils tournèrent à gauche et remontèrent un boulevard. Je ne les lâchais pas. Le passager se retourna. Son visage dégoulinait de sueur. Plus le superman du deux roues. Assez joué, me raisonnais-je. Ces deux abrutis ne vont pas payer pour ma fille et son mec. Je ralentis pour faire demi tour. Pressé de rentrer calmer mes nerfs dans un bain. Comment renouer les liens avec elle ?
Une camionnette de livraison de journaux jaillit d’une rue adjacente. Crissement de pneus. La tête du conducteur du scooter percuta la carrosserie. Son pote fit un vol plané avant de s’écraser sur le bord d’un trottoir. Le livreur sortit de son véhicule. Il plaqua ses mains sur son visage et secoua la tête. Puis, après une hésitation, il reprit son volant et s'enfuit. Moi aussi.
Tous deux coupables de non assistance à personne en danger. Moi encore plus que ce pauvre livreur ayant paniqué. Sauver ou périr est la devise des sapeurs pompiers de Paris. Dans la police, l’article 8 du code de déontologie de la police nationale stipule une « obligation morale de secourir les personnes en danger ». J'ai tort sur toute la ligne. Pas que sur le plan moral.
Aux yeux de leur famille, je resterai un meurtrier impardonnable. Rien de pire que la mort de ces gosses. Une silhouette blanche ne se serre pas dans les bras. Rien ne pourra consoler ses parents. Ni les mots, ni la loi.Pour ma hiérarchie, qu’elle le veuille ou non, elle sera obligée de me charger. Très difficile de couvrir un flic qui laisse deux gosses sur le carreau et s’enfuit. Même avec des circonstances atténuantes, cet acte ne passera pas dans l’opinion publique. Et à juste titre. Plus qu’à me la boucler. Pas vu, pas pris.
Pourquoi avoir sorti mon flingue ? Contrairement au « vous êtes tous des cowboys » que me balançait ma fille, je n’ai jamais sorti mon arme de service, pour rien. Une fois, j’ai allumé un mec qui a fini légume sur son pieu. Lui et moi, face à face, lors d’un braco de bijouterie ; j’ai tiré le premier. Pas un plaisir, ni une fierté de sortir le calibre. Mais on sait où l’on met les pieds en choisissant la BRB. Idem pour le lascar cagoulé sortant un sac d’or à la main. Pas des saints. Ni d’un côté, ni de l’autre. Mais pas du même côté de la barrière. Ni des voyous, ni des flics de fiction. Des fonctionnaires d’État.
Pas payé pour passer mes nerfs de père paumé sur des gosses. A ma décharge, ils sont dépositaires de la première connerie. Et, sans doute comme beaucoup de leurs potes gavés d’images plasma, ils ont des rêves plus gros que leur horizon impasse. Sans doute se doutent-ils, au plus profond d’eux, qu’ils ont autant de choses à perdre qu’à gagner. Pas grand chose. Autant jouir de l’instant présent ou, pour d’autres aussi déboussolés qu'eux, se sacrifier pour un Imam intégriste qui, lui, préférera mourir vieux. Leur baroud d’honneur avant l’impasse ? Quand même, quels cons !
Toujours moins cons que moi. Jamais je n’aurais dû perdre autant les pédales. Un caca nerveux de débutant. N’importe quel agent de voie publique sait ça. Et moi, capitaine depuis 15 ans à la BRB, je me vautre comme un stagiaire. Qu’est-ce que je croyais ? Qu’on était sur Canal +. Allez, les gosses, on se lève et on la refait. Quel naze ! Touché dans mon orgeuil, j'ai sorti la panoplie du coq. Calme toi, demain il fera jour. Plus jamais pour eux deux.
Après ma fuite, j’avais appris par la radio de bord qu’ils avaient 18 et 19 piges. Pas des ados. Quoi que, même majeurs à rouler des mécaniques, ça reste des gosses croyant que la ville est le prolongement de la cour de récré ou du square. Des sales gosses débutant dans la vie par un démarrage en côte. Pas un acte de naissance, un permis à points. Pas un scoop de dire ça. Des années qu’on ne parle que d’eux à longueur de journée. Pas les excuser non plus. Le pire serait de leur ôter leur responsabilité. Les enfermer dans la cellule invisible du «c’est de la faute de la société » condescendant. Pire qu’une claque dans la gueule. Bref, des gosses coincés entre ceux qui les aiment aveuglément et les autres les haïssant, presque par principe. Qu’est-ce qui me prend ? Pas à moi de rédiger les nécros. Surtout après les avoir butés.
Encore une bavure policière dans ce pays ! C’est juste un accident ?La presse, les associations, les politiques, le syndicaliste déclinant à la télé mes états de service, les collègues, mes boss, tous auront une opinion. Tout le monde aura raison, en tout cas de son point de vue. Seul les antiracistes ne pourront pas m’en mettre plein la gueule. Un noir et un blanc sont morts ce soir.
Black comme ma petite-fille.
Tout sera oublié très vite dans l'essoreuse de l’actualité. Sauf si des émeutes éclatent avec des bagnoles en flammes, et BFM à tous les coins de rue. On reparlera une énième fois des banlieues. Des ministres se relayeront pour balancer des chiffres. Front plissé, ils s’engageront à mener une vraie guerre contre la ghettoïsation. On y croira ou pas. Puis ils rentreront dans leur quartier. Chacun sa mixité sociale. Même scénario, mêmes dialogues depuis 40 piges. Les acteurs à leur balcon, ou aux pieds des immeubles, ont vieilli et sont usés. Pas leurs enfants et petits-enfants. Plus gourmands que leurs « darons». Et pas prêts de se contenter des miettes du ghetto.
Pourquoi ça m’est tombé dessus aujourd’hui ? Ma fille va me détester encore plus. Sûrement qu’elle me condamnera encore plus vite que les autres. Persuadée que tous les flics sont des ripoux. Sûr qu’il y en a parmi notre corporation. Pas tous de grands subtils et démocrates. Je mentirais en affirmant n'avoir jamais franchi la ligne jaune. Plutôt la ligne blanche. J’ai décroché de la coke depuis dix piges. Plus de tabac et alcool non plus. Clean. Excepté de rares pétards.
Qu’est-ce ce que je vais devenir ? Trop dur toute cette merde qui me tombe dessus d’un coup. Comme si le bon dieu m’avait largué son paquet de linge sale sur mes épaules. Larges mais pas assez pour supporter ce putain de drame. Les yeux de ces deux gosses me hanteront à jamais. Jusqu'à mon dernier souffle. Ils sont morts à cause de moi. Jamais, dans ma vie d’homme et de flic, je n’ai été aussi bas. Plus rien dans le ventre. Foutu.
J’ouvre la vitre. L’air frais envahit l’habitacle. Je jette un coup d’œil au vide-poches. Peut-être qu’un collègue a laissé son paquet de clopes? Rien. Le téléphone vibre. Encore un texto de ma femme qui s’inquiète. Qu’est-ce que je vais lui dire ? Elle verra tout de suite que ça ne va pas.
J’ouvre mon mobile et cherche la photo. Ma fille sourit, la gosse sur sa droite,endormi dans un landau vitré. Je note le numéro de la chambre. Mes larmes coulent sur l’écran.
Ma décision est prise. Je vais me balancer. T’es vraiment con, me diraient des collègues, y a aucune preuve. Pas de choc contre le scooter. Et en plus, si quelqu’un avait relevé la plaque, tu n’as tué personne. C’est un putain d’accident. Ils auraient raison. A vrai dire, je ne crains pas grand-chose. Si je me tais, impossible de remonter jusqu’à moi. Sans doute que j’aurais fais le même laïus à un coéquipier dans la même galère. Pourquoi alors tout avouer ?
Je ne sais plus vraiment. Tout est allé si vite ces dernières heures. Trop vite. J’apprends la naissance de ma petite-fille et aussi que sa mère refuse que je la voie. Ko déjà après son texto. Puis ces deux gosses qui crèvent à cause de moi. Une naissance, deux morts en 48h.Je ne me sens pas la force de garder tout ça en moi. Pas mes collègues qui ont croisé les derniers regards de ces gosses. J’ai besoin de cracher le morceau. Evacuer toute ma boue. Me libérer.
Le vigile ouvre le sas d’entrée. Il m’examine des pieds à la tête. Pas rassuré par ce type mal rasé, les yeux rougis. Je lui explique qu’un type en cavale se serait peut-être planqué dans l’enceinte de l’hôpital. Il ne semble pas me croire. Je lui montre la bagnole avec le gyro dessus. Il est toujours dubitatif. Commence à faire chier ce mec. Je grimace et soupire. Il détaille ma carte avant de me laisser passer.
L’infirmière de garde du troisième étage est debout dans son bureau vitrée. Si je passe, elle va me voir. Très compliqué d’expliquer cette visite nocturne d’un papy à sa petite fille. Elle bâille et s’installe sur son siège. J’attends un instant avant de me faufiler. Pas un bruit dans le couloir.
Elles sont chambre 222.