L’arme ne sera jamais retrouvée. Et personne peut se douter que c'est lui qui a tué Juliette. Malgré le confinement, il y a beaucoup de monde au cimetière. Quelques membres de la famille de Juliette et ses amis venus lui rendre un dernier hommage. Nombre d'entre venus pour une réconciliation post-mortem ? Elle vivait recluse dans une maison isolée depuis plusieurs années. Chacun se tient à distance l’un de l’autre derrière le cortège mortuaire. Comme une sorte de «ligne de courtoisie» pour ne pas donner la mort. Pareil écart au moment de la lecture des témoignages. Que deux vieillards à se tomber dans les bras. Les regards tentent de suppléer à la tendresse des gestes suspendus. Il a la tête baissée. Incapable de répondre aux marques d’empathie à distance. Se contentant de répondre d’un rapide merci aux «sois fort» ou «on est avec toi». Pressé que la cérémonie se finisse. Pour se retrouver seul. Avec sa culpabilité.
Pourquoi avoir accepté ? Elle avait encore piqué une colère. Tout s’était déroulé très vite. Elle l’avait appelée pour qu’il vienne la voir. Il avait d’abord refusé. Elle avait insisté. Jusqu’à ce qu’il finisse par accepter. Un fort caractère, colérique, mais aussi bourré d’humour. Un humour souvent très noir. Et une grande fêtarde. « Juliette a été la femme de ma vie. Mais aussi la plus invivable. Moi je suis resté moins deux ans avec elle. Un déchirement de la quitter mais impossible de faire autrement. ». C’est ce que disait son premier mari. Une useuse d’ hommes comme elle se surnommait parfois avec un clin d’œil. Les jours de tangage éthylique. « Une femme instable. Sauf avec toi. 7 ans ensemble sous le même toit. Tu es quand même l’homme avec qui j’ai vécu le plus longtemps.». Elle radotait. Il avait fait semblant de l’entendre pour la première fois. « Merci d’être venu.». Elle lui avait pris la main. Ils étaient restés silencieux. Le silence interrompu par le sifflement de la cafetière italienne.
Comme toujours, un super accueil. Puis, très vite, elle commença à s’énerver. Le monde entier devenu son ennemi personnel. Pourquoi t’es venu ? Il ne cessait de se le répéter assis en face d’elle. « Tu mets notre musique.». Ils avaient dansé ensemble. Elle se collait de plus en plus contre lui. « Tu te souviens que c’est moi qui t’ai appris à danser. Tu avais un balai dans le cul. Depuis qu’on vit plus ensemble c’est ce qui me manque le plus. J’aime ça danser. Rien de mieux que le corps d’un homme contre soi. La danse c’est un paradis à deux.». Sa voix bredouillait. Sans doute à cause de l’émotion mêlée à son troisième verre de whisky. En rentrant, il avait repéré les nombreux cadavres de bouteilles de vin blanc. « Tu nous le remets une fois.». À la quatrième fois, il a refusé et lui a décroché les bras. Elle s’est mise en colère avant de se laisser tomber dans son fauteuil. Il a posé la main sur son épaule. Elle lui a retiré d’un geste sec. « Dégage ! T’es comme tous les autres.». D’habitude, il fait la sourde oreille. Mais pas ce jour là. Sûrement à cause de toute la tension accumulée. Il a commencé à gueuler. De plus en plus fort.
Le cercueil descend lentement. Il rajuste le col de sa veste et s'écarte de quelques mètres. Chaque personne, toujours à distance, se recueille tour à tour au-dessus du cercueil. Certains passent très vite en jetant ou pas une poignée de terre ou une fleur. D’autres restent un peu plus longtemps. Quelques-uns peut-être pour terminer une conversation inachevée. Des toussotements et raclements de semelles impatients derrière les silences trop longtemps immobiles. Il passe en dernier. Un rapide coup d’œil et un bouquet jeté. Du lilas blanc tout frais de son jardin. Elle passait de longs moment devant sa fenêtre à regarder l’arbre. « Tu sais que je connais maintenant la langue des oiseaux. Ils sont plus intéressants que nous les humains. On se parle souvent.». Les derniers dialogues de sa solitude.
Bref salut sans se toucher à la sortie de l’enterrement. Puis les uns et les autres grimpent dans leur voiture. Il allume une cigarette et s’assoit sur un banc devant le cimetière. Pourquoi tu as fait ça ? La question tourne en boucle dans son crâne. Il rallume une cigarette. Les yeux dans le vague. Des images vont et viennent. Surtout les années qu’il a vécues avec elle. Sans doute ses plus belles années. Même si ce n’était pas une femme facile. Il savait pourquoi. Une blessure de l’enfance inguérissable la rendant parfois violente. Surtout quand l’alcool rouvrait les plaies du passé. Mais c’était rare. Pourquoi être allé chez elle ? Il plaque les mains sur son visage et secoue sa tête. C’est moi qui l’ai tuée. Je n’aurais pas dû aller la voir. Depuis l'annonce de la mort de Juliette, il est incapable de se raisonner. Seule sa copine est au courant de sa visite à Juliette. Et de son état de santé il a été testé positif au coronavirus. Quelques jours avant de passer chez Juliette.«Arrête de te prendre la tête comme ça. Et de me la prendre.T'es en train d'en faire une obsession. Si tu continues, tu vas vraiment péter un câble. T’as quand même pas commis un crime.». Sa copine tente de le calmer. Elle lui donne entre autre les exemples de l'Espagne et de l'Italie où les confinés tentent d'échapper par une sorte de barrière de joie volontaire aux attaques du virus. En vain. Elle est morte seule chez elle. Son corps découvert un matin par la postière. Il n'avait pas répondu au dernier texto de Juliette. Elle demandait de l'aide. Il n'y a pas cru. Très remonté contre elle à cause de son comportement lors de sa dernière visite. Sa culpabilité ne dégonfle pas. Il se redresse et fixe ses mains.
Elles ont tué sa Mémé Juliette.
NB) Une fiction inspirée de plusieurs tweets et témoignages. Notamment autour de personnages âgées insistant pour recevoir des visites. Et aussi d'une circulaire interne ( d’aucuns pensent que c’est une fake-news de plus ) interdirait de visiter les mourants en centre d’unité de soins palliatifs. Des malades déjà en fin de vie. Que risquent-t-ils de plus que la mort programmée pour quelques heures ou jours ? Sans doute pour limiter les visites dans les hôpitaux au bord de l'implosion. Les professionnels de santé ont sûrement des raisons très valables. Mais quelle tristesse de partir sans une main chère dans sa main. Seul ou seule dans une chambre d'hôpital. Terrible solitude de fin de vie.