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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 17 octobre 2024

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De la terre dans la bouche

Cette fiction est inspirée d’une émission de radio. Âmes sensibles, ne cliquez pas. Compréhensible que vous ne souhaitiez pas une nouvelle dose de noirceur. C’est déjà au menu de chaque jour sur nos écrans. Après cette terrible émission, on a l’impression que l’humanité n’a pas de mémoire. Et qu’elle nous ressert toujours les mêmes plats. Abominable et horreurs. Jusqu'à quand ?

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Sur terre, 2054

                 Folle. Pas plus que le monde. Et l’humanité qui a élu domicile sur notre vieille terre. La folie humaine ne date pas d’aujourd’hui. Moi aussi, je suis folle. Impossible de faire autrement. Après avoir traversé une mer de cadavres. Je sais qu’il y a déjà des regards plus ou moins moqueurs. La vieille paysanne a encore perdu la boule. Elle va encore nous radoter son passé. Certains vont se dire peut-être que c’est vrai. D’autres, les plus anciens, savent que je ne mens pas. Mais ils ne vont pas écouter. Fermer les oreilles à une histoire tant entendue. Mais moi, je trouve que c’est jamais assez. Surtout quand on voit ce qui se passe aujourd’hui. Répéter est vital.

        103 ans demain. Toujours sur terre en cet automne 2147. Dans la ferme où je suis née. Et où mes ancêtres ont vu le jour. Pour y rester jusqu’à leur traversée de la nuit. Comme moi. Jamais je n’ai quitté la ferme. Une de dernières de la région à fonctionner comme au siècle dernier. À la mort de mes parents, je l’ai reprise. Un homme pour vivre avec moi et apporter la force de ses bras ? Non. Des bras pour autre chose. Quand mon corps avait besoin de se frotter à celui d’un homme. Je savais où les trouver. Facile de mettre la main dessus. Ils aiment ça. Autant que nous. Mais eux ont le droit de servir. Parfois même sans demander l’autorisation. Moi, j’ai fait comme eux et me suis servi. Mais j’ai toujours vécu seule. Tenu notre petite ferme à bout de bras. Sans manquer de rien. Ni heureuse, ni malheureuse. Vivante. Sans doute pour pas longtemps. Vivante désespérément.

               Petite fille désobéissante ? Pas du tout. Juste curieuse. Surtout quand personne ne parle. Pourtant, tout le monde était au courant. Ça ne peut pas se reproduire. Impossible. Pas ici. Pas chez nous. Ici, on sait ce qu’on c’est. Partout des monuments pour nous le rappeler. Ce sont des mensonges pour salir notre peuple. Impossible. Ne t’inquiète pas Ma Vie, on est à l’abri. Ça ne se reproduira plus chez nous. Ici, on ne peut pas perdre la mémoire. Impossible. Seul mon grand-père parlait. Répétant en boucle les mêmes phrases. Comme s’il voulait se convaincre. Je t’interdis d’aller là-bas, de l’autre côté. Son index tremblotant pointé sur les falaises. D’un seul coup, un autre. Son éternel sourire avait fondu. Un visage fermé. Le regard traversé de fantômes revenus sous notre ciel. Ses mots refusaient d’y croire. Pas son corps.

           L’aube s'était invitée à la fenêtre de ma chambre. Peu après le chant du merle. Il était toujours posé sur la même branche. Depuis, d’autres merles ont repris sa place. Pour leur chant unique. D’habitude, je me levais. Pieds nus sur le carrelage jusqu’à la fenêtre. Depuis ma plus tendre enfance, j’ai voulu happer le moment où la nuit passe le relais au jour. Être le témoin du passage de l’obscurité à la lumière. Comment faire ? Ne pas dormir. Je finissais toujours par fermer les yeux. La seule solution était de se lever au premier chant d’oiseau. En vain. Jamais je n’ai vu le passage de relais. Avant mes insomnies qui n’allaient pas tarder à coloniser mes nuits… Ce matin-là, je ne me suis pas recouchée. Refermant la porte d’entrée avec des gestes lents pour qu’elle ne grince pas. Direction l’autre côté. Fallait que j'aille voir de mes propres yeux. Que pouvait être cet impossible ?

          Fous-toi à poil !

           Une main m’avait tiré en arrière. J’étais tombée. Un homme au-dessus de moi ressemblait à un robot. Pas un centimètre carré de sa peau n’était visible. Vêtu d’une combinaison sombre. Il braquait une sorte de bâton lumineux sur moi. Ses yeux invisibles derrière sa visière teintée. Lève-toi et fous toi à poil. Je me suis relevée. Monsieur, j’habite de l’autre côté et… Plusieurs autres hommes ou femmes robots ont surgi derrière moi. Dont deux avec des chiens-loups. Des mains gantées m’ont mise entièrement nue. J’ai croisé les bras sur ma poitrine. Avance ! On m’a poussé. J’ai marché. Derrière moi, les robots parlaient. Je ne comprenais pas leur langue. Quelqu’un s’est mis à siffler. Devant moi, des gens nus marchaient. Derrière moi aussi. Nous sommes allés jusqu’au bord d’un ravin.

          Jamais vu autant de gens d’un seul coup. Partout, des femmes, des hommes, et des enfants entièrement nus. Nous étions des centaines alignés. Tous dans le même sens. Celui ou celle qui tentait de retourner prenait des coups de crocs de chiens. Dans le ravin, des ombres. Je me suis légèrement penchée. Une colline de cadavres. J’ai eu un haut-le-cœur. Pourquoi ne pas voir écouté mon grand-père ? Son impossible voulait dire c’est possible. Que le pire pouvait revenir. Celui que mon grand-père avait connu en 2035. Il avait quarante-sept ans. C’était le seul rescapé de sa famille. Plus que des photos sur les murs de la chambre du grand-père. Je me suis mise à chialer. Pas la seule. Des larmes ponctuaient le silence d’une journée de printemps qui avait commencé par le chant du merle. J’ai levé lentement les yeux. Il était là. Témoin muet. Le soleil devait aussi savoir.

          Deux ou trois robots sont partis du début de la file. Dans le dos des prisonniers. Ils marchaient à pas lents. S’arrêtant tous les deux ou trois mètres. Des sortes de flash sortaient de leurs bâtons lumineux. À chaque tir, un ou plusieurs corps tombaient. Des hurlements ricochaient de falaises en falaises. Sans doute entendu par mon grand-père et tous les autres de l’autre côté. Des chiens se sont mis eux aussi à hurler. Autour de moi que des cris et des larmes. Les robots-tueurs se rapprochaient. Bientôt ce serait mon tour. Un corps de plus sur la colline de cadavres. Que faire ? J’ai fermé les yeux. Un flash à deux mètres sur ma droite. Je me suis jetée dans le vide.

            Un corps est tombé sur moi. Une femme. Elle sentait le parfum. Puis un autre corps. Cette fois un homme. Et un nouveau. À chaque flash, un cadavre de plus. Ça puait. Un geyser est sorti de ma bouche. Mon estomac se vidait. Je commençais à étouffer. Sous moi, des corps froids. Et au-dessus encore chauds. De plus en plus de mal à respirer. Complètement écrasée. J’écartais fébrilement des corps pour attraper le moindre filet d’air. La seule solution était d’essayer de remonter. Tenter de me frayer un passage entre les corps. Je progressais très lentement. Pour enfin parvenir en haut de la colline de cadavre. Des voix. Je me suis arrêtée. Plus un geste, respiration retenue. J’ai entendu des pas et des bruits métalliques. Et le ronronnement d’un moteur. Comme celui d’un tracteur. Puis de le terre dans la bouche.

          Jour ou nuit ? Hier ou demain ? Quelle saison ? Plus le moindre repère. Seul l’air à travers mes narines témoignait que j’étais encore vivante. Le moteur s’était arrêté. Mais j’entendais encore des voix. De temps à autre, l’aboiement d’un chien. Des rires. Soudain, un bruit sur le côté droit. Des corps bougeaient. Incroyable. Des yeux. Pas comme tous les autres. Des yeux avec un regard. On s’est regardés. L’un et l’autre sidérés. Le regard s’est rapproché de moi. Ils sont encore là. La voix d’un homme. Oui, on les entend. Ma voix semblait ne pas sortir de mon corps. Appartenant à une autre. Peut-être l’un des corps autour de moi. Des mots d’une langue morte ce jour-là.

         On a rien dit d’autre. À quoi bon parler. Autant économiser son souffle. Juste des échanges de regards. Entre nous deux, deux cadavres. Ses paupières se sont fermées. Dormait-il ? Je ne pouvais le savoir. Lui parler ? J’avais envie qu’il rouvre ses yeux. Plus que son regard pour me rappeler que j’étais vivante. Et pas seule au monde. Il a rouvert les yeux. Ses paupières rougies par les larmes. Il s’est agité. Ses mains en mouvement au-dessus de sa tête. Puis il a disparu. Vous êtes où ? Pas la moindre réponse. J’ai éclaté en sanglots. Première fois que je pleurais depuis que j’étais morte. Parce que ça ne pouvait en être autrement. Et, même survivante, je serai morte. Mon histoire de femme dans la fosse commune de l’humanité.

             Deux mains sont apparues au-dessus de ma tête. Tu me vois ? C’était lui. Il avait réussi à en sortir. Je vois vos mains. Du délire ? Je me suis posé la question. Peut-être que tout ça n’était que le fruit de mon imagination. Pas d’hommes-robot, pas de cadavres, pas de ravin… Attrape mes mains. Dépêche-toi avant qu’ils ne reviennent. J’ai bougé. Secouant mon corps pour repousser les cadavres contre moi. J’ai pu libérer mes bras et attraper ses mains. La progression était lente. Interminable. J’avais mal au bras. J’ai lâché une main. Non ! Continue ! Tu y es presque. J’ai obéi. De temps en temps, il s’arrêtait me demandait si ça allait. Attendant une réponse juste pour savoir si j’étais encore en vie. Je répondais d’une sorte de grondement. Il reprenait sa tâche de m'extirper du ravin-charnier. J’ai fermé les yeux. On y est. Ses mains m'ont saisi par les bras. J’ai ouvert les yeux.  Le ciel était bleu. Je l'ai regardé. Avec les yeux d'une petite fille en colère. Ce jour-là, j'ai su que le ciel n'était pas habité. Ou par un aveugle.

           Deux silhouettes nues qui marchent sur le bord du jour. Fallait faire très vite. Au loin, des camions. Sûrement des chairs pour alimenter le ravin. Qui était cette population à supprimer de la surface de la terre ? Et surtout pourquoi ? Mon grand-père avait la réponse. D’autres aussi. Comme moi aujourd’hui. Voilà pourquoi je ne me tairai pas. Ma parole-témoin jusqu’à mon dernier souffle. Pourquoi sans cesse répéter ? Beaucoup pensent que c’est pour que ça ne se reproduise plus. C’est vrai. Mais qu’en partie pour moi. Ma parole c’est surtout pour rappeler que ça peut se reproduire. Et à tout moment. Pour le reste, je suis impuissante. Juste une femme déjà morte. Et sans le moindre pouvoir. Si c'est de se répéter.

               Mon grand-père lui a tendu des vêtements. Merci de m’avoir ramenée Ma vie. Mes parents sont rentrés à ce moment-là. Ma mère m’a pris la main. Nous sommes sortis de la cuisine. Je reviens, a dit l’homme. Il est sorti. De la fenêtre, je l’ai vu s’éloigner, les vêtements à la main. Il a plongé dans la rivière. Restant dans l’eau un long moment. Je savais pourquoi. L’odeur de la mort n’a jamais quitté ma peau. Je l’ai vu s’habiller. Il a jeté un coup d’œil avant de s’éloigner. J’ai dégringolé les marches. Tu vas où ? J’ai ouvert la porte qui a grincé. Une main m’a pris le bras. Le verrou de mon grand-père. Lâche-moi. Il a secoué la tête. Sans me lâcher. Je n’ai plus jamais revu l’homme. Parti sans  même laisser un prénom. Mais j'ai ses yeux encore dans les miens. Son regard plus fort que l’enfer.

              Plus aucune oreille autour de la vieille radoteuse. Que moi sur mon fauteuil roulant.  Je crois que je les lasse de plus en plus. Mais je continuerai. La parole ne sert pas à grand chose. Et le silence encore moins. Je me ressers une énième tasse de thé. Les dernières braises rougeoient dans la cheminée. Dehors, la fin de nuit. Je me rapproche de la fenêtre. Mon front posé sur la vitre froide. Je fouille des yeux l’obscurité. En attente. Elle est toujours à mes côtés. Où que je me trouve. Quelle est mon irréductible compagne ?

                La petite fille du siècle dernier.

NB : Une fiction qui est inspirée de cette émission « Affaire sensibles ». Bien sûr un texte très loin de la réalité vécue par les  victimes du « Massacre de Babi Yar.» Notamment l'une des  femmes qui témoigne. Avec de tels témoignages et d'autres, incroyable que perdurent les pensées négationnistes. Et que l'antisémitisme explose entre autres sur les réseaux.  Important de dénoncer et combattre ce fléau. Sans se faire manipuler par certains qui transforment toute critique du gouvernement israélien en antisémitisme. Merci aux ondes d'inter et à d'autres médias de nous rafraichir la mémoire. Et peut-être empêcher certains de basculer dans le négationnisme. Et d'autres fléaux.

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