A la mémoire de Fanfan,
Cette nuit de printemps 1995, je rentre d’une rencontre bien arrosée. Normal pour la sortie du dernier numéro de la revue Drunk. Véhicule Littéraire non identifié co-piloté par Robert Crémieux et sa bande de joyeux fêlés. Bien au chaud dans la poche de mon blouson, deux ou trois exemplaires. Très heureux de ma soirée.
Dans la rue de Paris, artère principale de Montreuil(93), j’aperçois une bagnole arrêtée sur la route. Les feux allumés,le moteur qui tourne. Un type est penché bizarrement devant la vitrine de mon marchand de journaux. Que peut-il bien faire ? Je continue d'avancer dans sa direction. La rue est déserte.
Aucune réaction lorsque je me plante derrière lui. Pas la trouille. Il semble absent. Un crayon dans une main, un calepin dans l'autre. Le front plissé, il reproduit l'une des photos de magazines affichées sur la devanture.
Intrigué, je lui demande ce qu’il fabrique. Sans cesser de griffonner, il me répond un truc du genre « Je suis caricaturiste et je bosse. ». Comme dérangé dans son bureau à ciel ouvert. Pas l’air commode. Encore dans les vapeurs de bière et pinard, je lui explique tant bien que mal d’où je viens et évoque entre autre la participation de Willem à l’illustration de la revue. Son œil s’éclaire. Et il me répond que c’est un pote à lui.
On commence alors à parler. Très vite. Un peu comme dans ces conversations sans lendemain dans un train. Ces moments qui font la joie des collectionneurs d'éphémère. Et la frustration de ceux regrettant de ne pas avoir un "fil numérique "pour retrouver le ou la compagne de voyage. Instants fixés sur la buée d'une vitre.
Soudain, la femme qui l’accompagne dans la voiture lance d'une voix légèrement agacée: « Echangez vos numéros et vous parlerez plus tard. ». Je remarque alors qu’elle est enceinte. Il finit son dessin. Puis tout s’accélére… Nous échangeons nos numéros et je lui file un exemplaire de Drunk. Et la voiture démarre.
Réalité ou fiction ? Les événements se mélangent dans ma mémoire. Je ne sais plus. Peu importe. On ne va pas se laisser emmerder tout le temps par la réalité. Surtout qu’en principe elle a si souvent le dernier mot.
Qui est ce croqueur de nuit ? Ce braconnier d’images nocturnes dans le 93. C'est Tignous. Pas entièrement sûr. Le fantôme de quelqu'un d'autre croisé sur un bout de pavé ou comptoir? Quelques minutes qui resteront dans le brouillard d'une fin de soirée Drunk. Question sans réponse.
A la vue du cercueil de Tignous , je n’ai pu m’empêcher de repenser à un autre montreuillois récemment disparu:Schultz. Le chanteur des Parabellum auquel j'ai rendu un hommage guère réussi. Pas assez... Disons... .Bon, pas m'auto-flageller une seconde fois ; laissons ce plaisir aux religieux masos.
Après tout, pourquoi les hommages devraient-ils toujours être parfaits ? N'utiliser que des phrases taillées au cordeau avec l'émotion, la bonne, là où il faut.Traquer la moindre maladresse qui ferait tâche dans l'habituel concert de louanges.Les ardoises effacées par la mort. Quasi systématiquement, les journalistes, la famille, ou proches de défunts, emploient les mêmes termes grandiloquents. Celui qui arrive en tête est « émouvant ».
La mort serait donc si belle et émouvante ? Quelqu’un lui a posé la question pour savoir si elle se reconnaissait dans son portrait ? Et ce qu’elle pensait des hommages, médailles, discours, hymnes, et toute la verroterie dont on a besoin nous, simples mortels, pour enrober notre chagrin?
Rien ne sert de s'égosiller. Jamais la mort ne répond aux questions. Pas de temps à perdre en salamalecs ou grand débat philosophique. Elle est très occupée. Un agenda de ministre. Trop pressée pour différencier les bons, les gentils, les intelligents, les cons, les... Pas versée dans le tri sélectif ( pléonasme?). La preuve en ce début janvier, elle a pris dans sa tournée les dix-sept victimes et les trois bourreaux. Sans distinction. Elle ne consulte jamais les bios avant d'intervenir.
Comment ne pas tomber dans l’hommagite aigue ? Réussir à éviter ces mots tellement usés qu'on a l'impression qu'ils ont déjà servi à tant d'autres douleurs ?
Peut-être d'abord en n'habillant pas les disparus que de superlatifs qui, d’un coup de crayon divin, deviennent des êtres parfaits que tout le monde rêve d’être ou de côtoyer. Super homme ou femme à tous les étages de son existence. Des saints. Sûrement pas le cadeau d’adieu (avec un d minuscule ça va) idéal à ces athées, bouffeurs de religions, qui pissaient sur les conventions comme d’autres pleurent… Irréductibles. Tous des teigneux, chacun à sa façon.
Les morts de Charlie, à l'instar de Mano Solo ( Le grand Duduche et lui avaient le même père) qui trainait aussi ses pompes à Montreuil, n’auraient sans doute pas apprécié, en plus de ne pouvoir se défendre ou balancer une rafale d'humour noir, d’être rangés dans une petite boîte à souvenirs bien proprette. Statufiés et encensés par des hagiographes improvisés. Puis, la folie médiatique retombée, chacune de leur histoire bien repassée, sans plis, et posée sur le cintre de la mémoire. Immaculée.
Pas comme le cercueil de Tignous pris d’assaut par une bande de tagueurs complètement irrespectueux du protocole funéraire. Les fics ont réussi à les filmer. Seront-ils poursuivis pour dégradation de propriété privée ? Non car la preuve du délit ne sera jamais présentée au tribunal. Et ils ne pourront revendiquer les droits d'auteur de ce super papier peint pour son dernier domicile fixe. L'ultime voyage du Tignous entre quatre planches dessinées.
Ce petit billet, entre réalité et fiction, est écrit au présent. Et vite comme le temps qui passe, ne pas chercher le mot qui compte triple. A cette seconde précise, il nous reste à vivre et rire à rage déployée.Sans oublier de critiquer Charlie. Et engueuler Charb et une partie de la rédac qui nous ont bien eus. Ils ont réussi à échapper aux manifs et cérémonies officielles. Mais ils ne perdent rien pour attendre. Faut déjà réveiller les morts comme lance Napo à son pote Mano des Frères Misère. Finies les minutes de silence.
Debout Charb et sa bande ! La guerre aux cons sans empathie ni doute n'est pas terminée. Pas fini le combat pour danser librement sur cette chic planète. Se battre - sans se tromper de cible - pour la laïcité qui permet de penser, s'aimer, rêver, s'engueuler, etc; vivre sans être contraint de plier l'échine devant un dieu ou un maître. 100 ans après, obligé de remettre le couvert. En plus, depuis votre départ, la lutte s'est compliquée.
Profitant lâchement de votre disparition, certains de vos ennemis ont réussi à se faire passer pour vous. Et ils veulent transformer votre canard laïque et irresponsable en nouvelle religion. Mais nous résistons et continuerons de te blasphaimer Charlie.