Il s’endormait souvent avant moi. Et chaque matin, à mon réveil, il était déjà parti. Chacun sa journée. La mienne c’est celle d’une informaticienne dans une société de transports. Souvent très heureuse de mon boulot et de l'ambiance de l'équipe. Même si parfois, je ressens l’envie de tout plaquer. Changer de boulot, de mec… Disparaître du jour au lendemain. Partir n'importe où, loin de chez moi. Pour ne croiser que des regards d’inconnus. Pouvoir raconter mon enfance, des anecdotes de mon existence, rire, pleurer, sans avoir l’impression de me répéter devant les mêmes spectateurs. En ce moment, je suis plutôt dans une bonne période. Aucune envie d’ailleurs. Je suis bien ici et maintenant. Mais désormais sans lui.
À quand remonte notre première rencontre ? C’était un soir d’été. Nous faisions la queue à la boulangerie. Il plaisantait tout le temps. Même les plus culs serrés du quartier ne pouvaient réprimer leur sourire. Il parlait à tout le monde. « Je préférais votre écharpe bleue d'hier.». Comme ça que nous avons fait connaissance. Il avait payé sa baguette et était sorti. Nous avions marché ensemble. Il ne cessait de saluer des passants. Des gens que je croisais souvent sans leur avoir adressé la parole. Il grignotait du pain en me parlant comme si nous nous connaissions depuis toujours. « Bonne soirée et à bientôt.». Il avait poussé la porte du bistrot au coin de ma rue. Je le revis le lendemain. Et tous les autres jours depuis neuf ans.
Jusqu’à la semaine dernière. « Paraît que les immeubles où il dormait ont été construits sur la maison de ses parents quand il était gosse.». Son matelas, roulé en boule à l’entrée du parking, est encore là. Le gardien, après son nettoyage, le remet au même endroit. J’habite juste en face, au premier étage. Parfois, quand mon mari ou moi fermions les volets, il nous adressait un petit signe. Pendant mes insomnies, je me plantais devant le rideau du salon pour fumer. Quelques fois, lui aussi tirait sur sa clope. À quelques mètres l’un de l’autre. Les pompiers n’ont pas réussi à le réanimer.
Sa mort alimente les conversations dans le quartier. Surtout à la boulangerie. « C’était lui qui peignait mes décorations de Noël ». J’appris par la boulangère qu’il était né au bout de la rue et avait fréquenté l’école primaire où sont mes deux gosses. Après des années de route, il était revenu poser son sac sur le territoire de ses premiers pas. Au début, son domicile était un hôtel meublé à deux stations de bus d’ici. Mais il revenait chaque matin dans la rue et y restait jusqu’à la nuit tombée. Quand l’hôtel fut démoli, il installa son matelas en face de mes fenêtres. Mon voisin pendant une décennie. « C’est triste au XXI e siècle de mourir de froid.». L’homme, devant moi dans la queue, se retourne. Il fronce les sourcils.
« Madame, le froid ne tue pas. C’est la misère qui tue tous ces gens.»
NB) Fiction inspirée d’une conversation entendue récemment dans le TER.