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La planète est emballée dans une toile. Avec des fils sans frontières. Une toile beaucoup dédiée au commerce. C’est à ce jour la plus grande surface de vente de toute l’histoire de notre espèce. Jamais une telle réussite depuis que le commerce existe sur terre. Un magasin planétaire ouvert non-stop ; on y trouve de tout, sans avoir besoin de se déplacer. La majorité des huit milliards d’humains est accrochée à cette toile. Difficile de faire autrement. Toujours un fil qui nous tire pour nous y ramener. Même en essayant d’éviter d’être un gibier à marques et autres produits de consommation. Les mailles sont très resserrées. De plus en plus compliqué de passer à travers. Certains tentent de s’en échapper.
Quels moyens d’évasion de la toile tissée autour du monde ? Par des boycotts de tel ou tel produit, privilégier les logiciels libres, consommer de moins en moins, et autres contournements de la force de vente planétaire. Une forme de « micro résistance » ici et là. Ce sont des efforts plus que louables. Voire nécessaires pour tenter de freiner notre planète qui est partie en roue ultra libérée. Ma contribution à cette « micro résistance » ? Je dois avouer ne pas être un grand adepte de ces tentatives d’échapper à la main mise des commerciaux qui dirigent le monde. Et qui, avec notre aide, se sont positionnés sous notre peau. Leur meilleur produit d’appel c’est soi. Guère un hasard si ces commerciaux nous ont offert des brosses numériques à faire reluire notre ego-nombril. Ils ont eu le nez creux. Du jeu commercial sur le velours de nos nombrils en quête de nouveaux pouces levés et de followers. Jamais sans son je ou moi encore moi.
Pourquoi si peu de réactions face à ce « toujours plus » destructeur de la terre et de l’humanité ? Une question que je me pose de temps en temps. Avec un irrépressible sentiment de culpabilité, notamment en pensant aux jeunes générations et celles à venir à qui on laisse un « sac de nœuds » en orbite. Sans pour autant me faire réagir. Ni me secouer pour aller rejoindre le « maquis » contre les marchandiseurs de nos existences. Égoïsme ? Lassitude face à la machine ultra subtile et performante qui nous a transformé en caddie de chair ? Persuadé que c’est une bataille perdue d’avance et que les commerciaux finissent toujours par nous remettre la main dessus ? Sans doute plusieurs raisons mêlées.
De toute façon des interrogations qui s’avèrent inutiles. Puisqu’elles ne m’empêcheront pas de choisir parfois - trop souvent ? - la facilité . Comme de commander par Amazon, utiliser Windows, me servir de Google, utiliser tel ou tel service Uber, me prendre une viande frites au Mc Do, et d’autres petites et grandes « collaborations » à un système que je ne cesse de critiquer. Avec comme échappatoire : donner des leçons aux donneurs de leçon (vous boycottez Amazon, mais pas ce qui vous arrange, comme votre Smartphone tueur de gosses dans les mines de Cobalt) ; une façon de camoufler ma forme de soumission à la société marchande. Adepte du « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». Une critique d’un système destructeur émise d’où ?
De mon écran. Une très belle fenêtre sur le monde. Quel très bel outil que le numérique. Mais aussi une porte ouverte pour tous les commerciaux bouffeurs de vivant. Suffit d’un petit « carré de vente » pour qu’ils viennent vous refourguer leur marchandise. Dont celle de vous transformer en ego connecté. Avec une course à soi ou encore soi. Rare les gens qui ne parlent pas d’eux et interrogent l’histoire de l’autre. La réflexion récente d’un copain. Je radote sur ce sujet, mais il me semble important ; sans doute ce qui est en train de tous nous faire recroqueviller sur notre ego-machine. Et le réflexe de l’entre-soi. Un recroquevillement avec comme dégât collatéral : notre division et éclatement en une myriade de petites ou grandes communautés se cognant dessus – au grand profit du tiroir-caisse mondialisé. En effet, nous (je me mets dans le lot) sommes devenus plus ou moins des machines à autopromotion. Chaque être dans l’entretien quotidien de son rôle et de sa place visible. Faire tout pour rester dans la lumière. Pris dans un engrenage mobile.
À ce propos, on vient de m’en donner un. Un téléphone dit intelligent. Pour l’instant, le mobile est encore bien rangé dans sa boîte. De temps en temps, je l’en sors, le tourne et le retourne dans ma main. Sans l'allumer. C'est encore un animal endormi et inoffensif au creux de ma paume. Suffit de le brancher et le connecter pour qu’il se réveille et commence à occuper l’espace. Mon nouvel animal de compagnie ? Ou le contraire ? L’extraire de son sommeil numérique aura obligatoirement des incidences sur ma façon de vivre. Mon smartphone n’a pas du tout changé ma vie, me disait une copine qui a passé tout un repas à lire ses messages ou chercher des réponses Ok Google à des questions « mort-nées ». De jour en jour, je recule le moment de m’en servir. Sans doute parce que, peu doué avec les outils technologiques, je sais que son utilisation ne sera pas simple. Mais ma réticence n’est pas générée que par un aspect technique.
Accepter un smartphone dans mon quotidien me rajoute une paire de menottes. En plus déjà des mails, de Twitter (boycotté de fait car incapable de récupérer un nouveau mot de passe), de ma CB, de mon abonnement à Médiapart, de France-Inter, de France-culture, d’autres médias, de mon mobile préhsitonumérique, etc. Toutes ces intrusions sollicitées chaque jour. La boîte aux lettres au fond du jardin est beaucoup moins intrusive. Me rajouter ou non un nouveau fil à la patte sans fil ? La réponse est oui. Dès que mon vieux téléphone sera en fin de course.
Acceptation d’un nouvel outil de servitude ? Certains me diront que c’est un objet très utile ( comme l’écran de mon PC). Et ils auront tout à fait raison. À plusieurs reprises (notamment en voyage à l’étranger), nous étions bien contents que l’une d’entre nous possède un smartphone. Indéniable qu’il a une véritable utilité. On s’en rend compte au quotidien. Comme une sorte de multiprise permanente branchée au monde. Avec la possibilité d’apprendre, de comprendre, de se cultiver, de rire, de voyager sans sortir de chez soi, etc. La plus grande bibliothèque du monde dans sa poche. Quand même pas rien ce petit objet du 21e siècle. Sans doute ce que se sont dit nos semblables d’un autre temps en se plongeant dans leur « paquet de feuilles » made in Gutenberg. Hier, un livre ouvrait sur le monde et l’autre. Aujourd’hui, c’est un écran. Malgré donc toutes les indéniables qualités de ce smartphone en attente, j’ai encore quelques réticences à m’en servir. Pourquoi ? De peur que ce soit lui qui se serve de moi ?
Encore un billet enfonçage de porte ouverte. La majorité n’est pas dupe. Elle sait que ces nouveaux outils sont comme nos laisses. Tous et toutes des produits sur deux pattes qu’on promène de rayon en rayon. Toutefois, la consommation ne date pas de l’arrivée d’Internet. Même si elle s’est sans doute accélérée. La surconsommation est bien sûr un gros problème qui nous dirige droit vers le mur. En plus de cette catastrophe en cours, nous avons le retour de vieilles bêtes immondes dans de jeunes peaux. Comme cet exemple en pleine capitale où une voix gueule : Paris est nazi. Un retour de l’extrême-droite pas uniquement en France et en Europe. Outre-atlantique, le ventre est plus que fécond en ce moment. Bientôt le cri « La planète est nazie » ? N’oublions pas non plus l’autre bête immonde qu’est l’intégrisme religieux. En quelque sorte des « fascistes de Dieu» . En plus de la surconsommation, l’obscurantisme (nationaliste ou religieux) dans nos caddies. Avec partout la haine en vente libre.
Et à des prix défiant toute concurrence. Chaque client et cliente ont le choix de leur haine. Il y en aura pour tout le monde. Les commerciaux en proposent pour tous les goûts et porte-monnaie. Si vous êtes indécis, un vendeur ou un algorithme vous guidera dans les rayons de la haine. Le produit qui cartonne le plus en ce moment. Rares les clients et les clientes qui ne veulent pas s’en procurer. Si vous n’avez pas, ne serait-ce qu’un échantillon de haine, vous risquez de ne pas être dans le vent. Pas de soucis pour vous fournir. Jamais de ruptures de stock. Vous repartirez avec votre haine sur mesure. Le service après-vente sera assuré. Vous pourrez rapporter votre achat pour le réparer. Ou l’échanger contre une nouvelle haine.
Tu ne trouves pas qu’il n'y a pas assez de merde pour en rajouter encore ta petite couche. Une de mes voix qui se fâche . Elle ne supporte pas du tout ma propension à mettre la lumière sur le sombre. Sa colère est complètement justifiée. En effet, j’ai une inclination à rajouter du sombre où il y en a déjà que trop. Au lieu de le garder pour moi, voire d'essayer de l’ignorer, je le butine ici et là. Dans quel but ? Produire une sorte de « miel noir ». Comme si les gens n’en ont pas déjà plein leur tartine quotidienne, tonne encore la voix bien remontée contre mon partage de noirceur. Envie de lui rétorquer que je ne suis pas le seul dans ce cas. Englué comme la majorité d’entre nous dans l’air du temps plus que morose. Les temps sont incertains, l’avenir inquiétant, le monde est devenu fou, personne n’y comprend plus rien, tout va mal, les budgets sont gelés, faut pas rêver, c’est le chaos… La liste de ces « noirceurs intériorisées » n’est pas exhaustive.
Les occulter est bien sûr fort dangereux et contre-productif. La noirceur contemporaine et son lot de violences sont une indéniable réalité. Comme pendant les tranchées, les camps de la mort, Hiroshima, le goulag, le Rwanda, et tout l’abominable du siècle dernier ? Notre époque n’ a pas le monopole de l’horreur. Ni de la noirceur réelle et ressentie. Toutefois notre ère numérique la capacité de faire circuler très vite le pire. Et partout sur la surface du globe. S’alimenter sans cesse des « noirceurs intériorisées » est tout aussi dangereux que de les occulter ? Que faire alors ? Boycotter la morosité.
D’abord, un travail solitaire. Avec notamment deux outils. Lesquels ? L’un se trouve sous le crâne. Huit milliards d’outils plus ou moins en bon état sur la planète. Et l’autre se trouve sous la poitrine. Connectés sous notre peau. Le jumelage de ces deux outils peut réaliser de très belles choses. On a de très nombreux exemples dans le passé. Aujourd’hui aussi, notre espèce réalise de très belles choses. Des réalisations dans de nombreux domaines. Et ce n’est pas terminé. À chaque être de rajouter au monde, sa part de beauté.
Et poésie passagère.
En guise de conclusion, un poème :
Aujourd’hui je n’ai rien fait.
Mais beaucoup de choses se sont faites en moi.
Des oiseaux qui n’existent pas
ont trouvé leur nid.
Des ombres qui peut-être existent
ont rencontré leurs corps.
Des paroles qui existent
ont recouvré leur silence.
Ne rien faire
sauve parfois l’équilibre du monde,
en obtenant que quelque chose aussi pèse
sur le plateau vide de la balance.
(Roberto Juarroz)