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Assise dans un square. Elle ouvre un paquet. Étudiante entre deux cours ? En pause de bureau ? Le cadeau d’un proche ? Seule, elle le sait. Mais une certitude la concernant. Incontournable. Son histoire est unique sous le ciel du siècle.
Comme la sienne de l’autre côté de l’avenue. Un homme assis sur le trottoir. 50 ans ? Plus jeune ? Plus vieux ? La survie dans la rue brouille les pistes du temps sur les visages. Un carton est posé à ses pieds. Avec quelques mots aux regards.
Au bout de la ville, dans une maisonnette. Une femme est immobile. Elle a les mains croisées sur un manche de pelle. Face à une parcelle de terre retournée. Son premier printemps de retraitée. Après une vie derrière un écran.
Autre terre, autres mains. Face de terre. C’est le surnom qu’il s’est donné. La plupart des autres gosses de son âge pourraient le porter. Les adultes aussi. Tous travaillent au même endroit. Pas n’importe où. Leurs mains fouillant une terre rare. Pour en extraire des minerais. Contre quelques billets chaque jour. Leurs gestes-fantômes habitent nos portables.
Retour à quelques km du square. En périphérie de la ville. Un quatuor attend devant un aéroport. Un couple et deux adolescents. Un garçon et une fille. L’homme fait les cent pas. Il parle au téléphone. Avec un air agacé. La femme pianote sur son smartphone. Très souriante. Le garçon aimanté à son mobile. La fille est légèrement à l'écart. Comme hors du quatuor. Elle regarde l’instant.
De l’autre côté de la mer. Dehors l’air chaud, dedans la ventilation. Des dizaines de mains de femmes confinées dans le même geste. Elles assemblent de très petits éléments. Nos doigts les toucheront plus tard. Elles travaillent sous plusieurs regards. Toujours présents dans l’atelier. Des yeux numériques.
Dans la même région, un homme marche. Nu-pieds sur le sable. Il se penche. Sa main se glisse dans l’eau. Elle est très chaude. Comme à chaque fois, il s’asperge le visage et se tapote le cou. Avant de rentrer dans l’eau.
Sur la même mer, une jeune femme. Elle est assise. En compagnie d’une vingtaine d’autres passagers. Tous les corps plongés dans leurs pensées. Le silence est ponctué du bruit du moteur. Elle regarde son mari. Souriant en photo sur l'écran du portable. Elle pose la main sur son ventre rond.
À quelques km, une masse sombre. Elle avance lentement sur le fil de l’horizon. Des silhouettes s’affairent sur le pont. Quelques cris percent l’air chaud. Le cargo dévie sur la gauche. Pour se positionner dans l’axe du port.
Un plongeon. Pour ne faire surface que beaucoup plus loin. La baleine à bosse a été dérangée dans sa trajectoire. Elle reste un instant à la surface. Sans trop bouger. Avant de replonger en profondeur. Pour son repas.
Chambre d’hôtel. Un homme en robe de chambre est accoudé à un balcon. Une femme nue se serre contre lui. Je t’aime, lui dit-elle à l’oreille avant de la mordiller. Il se laisse aller contre le corps de la femme. Elle glisse la main entre ses cuisses.
Sur la rive, un homme bâille. Il se frotte les paupières et consulte sa montre. Bientôt la fin de cette putain de journée, se dit-il, satisfait. Avant d’écraser sa clope. Un rapide coup d’œil au container. Il est aux trois-quarts vides. Une cargaison arrivée de l’autre côté du globe. Il se penche et soulève un carton.
Terrasse de café. Chaque matin, il vient lire son journal. Avant de rester un long moment les yeux dans le vague. Sa méditation salée, sourit-il. Se vidant de sa noirceur et celle du monde. Pour aspirer la beauté de la vue sur la baie. Puis il note le jour et écrit un poème. Pour son recueil « Regard de sel ».
Près de la baie, une petite fille marche à petits pas. Elle se déplace avec des béquilles. Il lui manque une jambe. Emporté par un missile. Comme son immeuble avec toute sa famille dedans. Je le ferai, lui a promis le chirurgien. Parfois, elle va jusqu’à un olivier. L’arbre de tous ses chagrins et joies. Et des cabanes. Elle s’adosse au tronc. Dans une toile de racines. Le seul lieu où elle n’a pas peur du monde. Sa jambe enterrée au pied de l’arbre.
Soleil levant sur l’autoroute. Gobelet de café fumant à la main. C’est sa dernière pause avant d’entrer dans la jungle urbaine. Le plus dur reste à faire, soupire le camionneur. Détestant la conduite sur les extérieurs des villes. Il balance le gobelet dans la poubelle et grimpe dans la cabine. Prêt au combat. Avant de se coucher.
Dernier étage d’un immeuble de bureau. La directrice financière a passé une nuit blanche. Le faire ou pas ? Si elle signe, 455 personnes seront licenciées. Alors que l’entreprise qui les emploie vient de faire son meilleur chiffre d’affaires. Les dirigeants, dont elle, en ont été les bénéficiaires. Bien remerciés par les actionnaires. Les mêmes qui lui demandent de dégraisser. Des actionnaires qui veulent encore plus. Signer ou démissionner.
Zone industrielle. Elle gare sa voiture. 17 ans de boite. Elle y a passé la moitié de sa vie. Désormais promue cheffe d’équipe. Chargée de pressuriser des filles. Comme la cheffe qu'elle avait tant détestée. Le travail : vider le contenant des gros cartons pour les déposer sur un tapis roulant. Plus loin d’autres mains, glisseront chaque objet dans une boite cartonnée. Avec l’adresse de destination.
Plusieurs camionnettes sont garées près d'une station-service. Un sexagénaire bedonnant déroule du câble. Il est essoufflé. Autour de lui, le reste de l’équipe régie s’affaire. Préparant le tournage de la journée. Deux scènes d’un film. Avec un acteur et une actrice renommés. La suite d’une comédie qui a eu du succès.
Cité HLM. Le lycéen se lève. Il gagne la cuisine et prépare la table du petit-déjeuner pour ses deux frères et sa sœur. Leur père a perdu sa mère et la tête. Il a quitté l’appartement familial. La télé a encore tourné toute la nuit dans le salon. Avant de sortir, il l’éteindra. Bonne journée Maman. Elle dort sur le canapé. Il l’embrassera sur le front. Avant de sortir. Pour les accompagner à l'école. En s'accrochant à la main de sa petite sœur de neuf ans. Pour ne pas s'écrouler.
Dans une cabine d'ascenseur. Un visage tendu dans le miroir. Des yeux rougis constatent les dégâts de la nuit sur un homme. Flic à la BAC. Sa décision est prise. Pas rentré chez les flics pour taper sur des manifestants au bout du rouleau. Une semaine avant, il a plaqué une retraitée au sol. Partir avant de commettre l’irréparable. Sa lettre de démission est prête. Que faire après ? Pourquoi pas éduc sportif. C’est la suggestion de son compagnon.
En double file dans la rue. Coup de klaxon dans la rue. Le livreur vérifie l’adresse. « Tu vas la bouger ta putain de camionnette ! ». Il sonne à l’interphone. La porte s’ouvre. Il tend son smartphone. Une main signe. Il regagne son véhicule. Un doigt d’honneur avant de démarrer. Direction sa prochaine livraison.
Salle de classe de collège. À chaque début de cours, il programme un nouveau morceau sur son smartphone. Souvent de la musique classique. Des incultes pensant qu’à leur story sur TikTok. C’est de la confiture à des ignares. Tu perds ton temps. Surtout avec la 4e B. Les réactions de certains de ses collègues. Dont plusieurs en permanence sur leur mobile. Le prof d'histoire n’a pas lâché. Les élèves, réticents au début, jouent le jeu. Certes pas le silence complet pendant le morceau. Aujourd’hui, les suites pour violoncelles de Bach.
Le rideau de fer descend. Il bâille. Nuit courte et bonne, sourit-Il. À peine entré, il aère toutes les pièces. Avant d’ouvrir son ordinateur. Pour consulter son agenda de rendez-vous. Bourré à craquer. Comme tous les jours. Dans le quartier, on l’appelle doigts de magicien. Un kiné réputé. Il aime beaucoup son boulot. Mais un rêve le travaille au corps. Poser ses doigts sur la barre d’un tour du monde.
Toujours assise sur le banc. À côté d’elle, l’emballage dépiauté. Elle affiche un large sourire. Envie de l’annoncer tout de suite à tous ses amis. Ses doigts courent sur le clavier. En direct du square, mon premier selfie de mon nouveau téléphone. Je vous embrasse. Elle clique. La photo atterrit sur Instagram.
Story de notre impasse mondialisée ?