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Billet de blog 18 juillet 2015

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Le grand méchant Tour

Un mois payé à sillonner les routes de France. En plus avec une vue plongeante sur les paysages et villages traversés. Mon père aurait tant aimé être à ma place. L’une de mes cousines m'envie aussi. Quelle idée d'envier une activité aussi ridicule ! Je m'en serai volontiers passé.

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Marcel et son Orchestre - Baisse la tete, Olympia2003 © Agabooboom

              Un mois payé à sillonner les routes de France. En plus avec une vue plongeante sur les paysages et villages traversés. Mon père aurait tant aimé être à ma place. L’une de mes cousines m'envie aussi. Quelle idée d'envier une activité aussi ridicule ! Je m'en serai volontiers passé. Mais absolument besoin de ce fric pour pouvoir payer le loyer de ma colocation. Sûrement mon job le plus ingrat.
    Vêtue aux couleurs de la marque, je suis harnachée sur un immense bonbon roulant. Nous sommes plusieurs filles sur cette camionnette. Chaque jour, l’une ou l’autre prend le micro pour distiller des phrases pré-mâchées. Souvent, je passe mon tour. Même si c’est dur sous le cagnard ou la pluie battante, il y a pire misère sur la planète. Même à proximité : ma cousine qui bosse comme femme de ménage dans des centres commerciaux. En CDD depuis des années, payée une misère, des horaires infernaux. Elle rêvait d’être infirmière.
    Très mal placée pour me plaindre. Et pourquoi, sous prétexte  d’être moins mal lotie que la majeure partie de la population mondiale, devrais-je me taire ?  Ne rien dire sur ma condition présente. À vrai dire, pas le boulot qui me gonfle.  Il est simple et peu crevant. Rien à voir avec la fatigue et le stress des pilotes des engins. Qu’est-ce qui me gêne aux entournures de ma tenue de femme sandwich ? Tout ce que je vois et ressens à travers les étapes.  Un malaise quasi-permanent.
    Surtout à la vue des gens se précipitant sur les produits que nous leur lançons le long des routes. Comme des croquettes à des chiens ou des miettes de pain à des moineaux. J’ai honte, pour eux et pour moi qui participe à cette comédie tragique. Certains sont prêts à se battre pour un sachet de bonbons ou une casquette. Lors de la dernière étape, des parents se sont jetés sur un envoi en oubliant complètement de surveiller leur progéniture. Un gendarme a rattrapé in extremis le gamin. De mon perchoir, j’ai bien cru qu’il allait passer sous les roues de notre immense engin. Spectacle lamentable des gens qui ressemblent à ma famille et à leurs voisins de quartier. S’abaisser à ce point me dégoûte. La misère n’empêche pas la dignité.
    Quand j'étais gosse, mon père dédiait une partie de nos vacances à suivre le Tour de France. Mes parents, mes frères et sœurs, adoraient ça. Contrairement à moi qui haïssais ces moments.  Confinée sur le bord du trottoir, des heures et des heures, je sursautai aux coups de klaxon  des voitures publicitaires, me faisant la plus petite possible. Invisible. Apeurée par les véhicules déguisés en paquets de gâteau ou en bouteille d’eau. De ma hauteur, à ras du sol, ces géants sur roues me foutaient la trouille. Jamais je ne me ruais sur un des cadeaux publicitaires que des mains mécaniques nous balançaient. Ma famille se moquait de moi.
   Au fond, même si je tente de me le cacher, je mourrai d'envie de dépasser mes anxiétés, prouver à mes parents que, moi aussi, je pouvais saisir une de ces queues de Mickey éphémère. Impossible. J’étais comme tétanisée derrière les barrières de sécurité. Morte de trouille. Souvent au bord des larmes. Tout ce bruit, les bousculades… Une fois, j’ai vu des gens se piétiner pour un porte-clefs. Un spectacle affligeant d'adultes pires que des ados. 
    Chaque mois de juillet, mon père était comme obsédé. Il pensait, respirait, pissait, etc, Tour de France. Impossible de lui parler d’autre chose. Même la nuit dans notre caravane exiguë, il écoutait les comptes-rendus des étapes. Mes pires souvenirs de vacances. Me promettant de ne jamais revivre cet enfer. La solitude d’une gosse de cinq ans.
    Pour finir un mois durant sur un perchoir mobile de la caravane. Accrochée à l’un de ces monstres qui me paralysaient. À balancer des échantillons à la populace. Rien de pire qu’une humiliation avec un sourire de joie.  Des manants modernes à qui les rois, les reines, les barons du Tour, font jeter des miettes. Que le p’tit peuple s’amuse. Et surtout qu’il se souvienne de notre marque pour aller acheter. J’avais du mal à jouer le jeu. L’un des chefs d’équipe s’était rendu compte que je revenais souvent sans avoir tout distribué. Il m’avait passé un savon. Tout doit disparaître à chaque étape ! Obéissante, je vide désormais mon stock avec le sourire de circonstance.  Un sourire qui s’éteint devant mon miroir pour se rallumer en public.
     De temps en temps, j’aperçois une petite gamine apeurée derrière les barrières. Regard que je connais de l’intérieur. Une brusque échappée m’entraîne à rebours sur les routes de mon enfance.  À nouveau le  cœur noué, la  trouille au ventre. Envie de dégueuler mon petit-déjeuner.  Impression fugace. Cette gamine, aujourd’hui, est très en colère.

    Pas que les cyclistes qui se dopent. Ici, la came la plus répandue est la poudre aux yeux. Dès mon entretien d'embauche, j’ai senti cette atmosphère très factice. La gaieté peinte sur la plupart des visages. Des sourires à la chaîne. La plupart des filles attendant la signature de leur contrat auraient rêvé d’être une des hôtesses embrassant le gagnant. Une potiche au bras du vainqueur.  Autour de moi, pas toutes des canons, mais aucune fille moche. On se serait cru à un casting pour des pubs. Uniquement un boulot alimentaire. Pareil à tous les autres que je fais chaque été. Ni plus, ni moins.
    Le binôme qui m'avait engagé était pathétique. Pour m’expliquer ce que le sponsor attendait de moi, elle et lui employaient une terminologie imbuvable. Pourquoi déranger  la novlangue  pour  un simple job de jeteuse d’échantillons publicitaire à la populace ? À la vue de mon CV, lui a tiqué. Je vois que vous êtes en Master d’histoire.  Il n’a rien dit, mais j’ai senti une légère inquiétude. Ca va pas être facile avec elle. Ne risque-t-elle pas de générer des tensions dans l’équipe sur le terrain ? Une inquiétude légitime en croisant mon regard chargé de révolte.  Ta colère finira par te perdre, et tut finiras seule. Ma mère, soumise depuis des générations, avait transmis cette soumission à mes sœurs. Pas à sa petite dernière. Dès mon plus jeune âge, je ruais dans les brancards. À tout remettre en cause. Jamais satisfaite d’une explication. Incapable de supporter la moindre autorité, encore moins le paternalisme. Je l’avais fixé droit dans les yeux. Croit-il que je vais le supplier pour ce job de merde ? La fille signa mon contrat et me le tendit.
    La caravane du Tour est comme une petite ville mobile. Chacun retrouvant ses habitudes de l’année. Quartier chic, bon restau, bons hôtels, pour le haut du panier. Reçus comme des princes par les barons de l’étape. Et les autres, dont je faisais partie, à la cantine et des nuits sans étoiles à la façade. Comme dans l’importe quelle entreprise, les courses à l’ego débutaient dès l’ouverture des paupières. Un mépris permanent du moins gradé que soi. Regarde-les ces beaufs se battant pour faire des selfies avec les coureurs. Le journaliste qui avait lâché ça aurait tué père et mère pour être le premier dans l’axe de la caméra. Son manège m’avait intrigué, car il travaillait pour la radio. L’image plus forte que les ondes. Pas un scoop ce que je raconte. C’est la même chose dans toutes les manifestions de ce genre. On prend les mêmes et on refait la même chose. Sauf que ça a l’air plus festif. Tout le monde semble très cool. Que du bonheur ! Encore une formule à la con. Bientôt une appli « que du bonheur »?

    J’avale mon verre cul-sec. En plus, on l’écrit avec un T majuscule comme pour Dieu. Ma phrase crée un silence instantané dans la brasserie. J’avais blasphémé le sport le plus populaire de France  et, en plus,  la main qui me nourrissait. Faut pas croire, ils nous ont sélectionnées pour nos beaux culs, belles gueules et beaux sourires niais. Sois belle et boucle-la sur la grande boucle. Pas plus macho et patriarcal. Pour donner le change, ils collent des nanas comme journalistes ou à quelques postes importants. On se fait enfumer grave et on accepte comme des moutons… Pour respecter la parité, je rajoute : des moutonnes.  Un flot de paroles impossible à maîtriser. Tout sortait d’un coup. Ma haine retenue depuis le début du Tour.
    Sans doute, dégueulai-je aussi tout ce qu’une gamine n’avait jamais osé dire à son père. Papa, tu m’emmerdes avec ton putain de Tour. Moi, je veux aller dans un endroit calme. Sur une plage déserte, dans une maison isolée à la campagne, entendre les oiseaux… Marre de ces cris et des coups de klaxon des voitures de la caravane. Je hais tes vacances ! Tout se mêlait dans ma tête noyée de rosé sous un soleil de plomb.
    Mon père,  ne pouvant pas venir à cause de problème de sous, voulait que je lui rapporte des casquettes et des maillots dédicacés. Sûre que chaque jour, il est scotché devant sa télé. Il doit dire fièrement à tous ses potes que je suis dans la caravane. Du pain et des jeux ! Pas autre chose que ça… ce putain de Tour ! Je parlais très fort en faisant de grands gestes. Les gens aux autres tables jetaient des coups d'œil vers notre table. Mes collègues ne m’écoutaient plus. Autre chose à faire après une journée que de supporter mes délires alcoolisés de rebelle à la p’tite semaine. Une rebelle qui crache dans la soupe qu’elle boira pendant un mois. Et qui n’a pas réglé ses problèmes avec papa-maman. Mon voisin, qui s’était levé pour téléphoner, à pris place à une autre table. Quel con ! Un mouton de première avec sa tête de premier de la classe. Peu à peu, je sens le vide se faire à la table. Une de mes collègues me fusille du regard. Elle m’en veut de casser son rêve.
    Si tu cherches le pire du Tour, pas de souci : tu vas le trouver. Qui a dit ça ? Prête à sortir les crocs. Un type me mate à une table sur la gauche. C’est un des journalistes radio. Il mange souvent seul. Ses mains, immobiles, sont posées sur le clavier. Il prend son ordinateur et vient s’asseoir en face de moi. D’emblée, je l’envoie chier en lui disant que je hais les journalistes. Pas plus que moi. Il esquisse un sourire. D’une phrase, il vient de me sortir de ma bouffée de haine délirante. Je me sens un peu comme une conne. Il me propose d’aller boire un verre ailleurs. Après une hésitation, j’accepte. Nous gagnons un bar en centre-ville.
   Impossible d’y échapper. Face à nous, le Tour sur grand écran.  Je m’assois dos à la télé. À nous voir, sans doute que les gens doivent se dire que c’est un vieux beau qui se tape sa jeunette. Quand il m’a abordée, j’ai pensé la même chose. Hors de question d’être sa « p’tite » - encore une expression que je déteste- vite emballée et consommée  dans une couette sans lendemain. Un cliché qui est une réalité. Loin d’être le monopole du Tour. Comme ces gens, je me suis complètement plantée sur ses intentions. Aucune envie de me sauter. Ce type  a juste envie de bavarder avec moi. 
  À part la caravane, tu fais quoi dans la vie ? Ses yeux s’éclairent quand je lui dis que je suis étudiante en histoire et veut me lancer dans la recherche. Son rêve de gosse. Mais, issu d’une famille de paysan extrêmement pauvre, il a dû se résoudre à bosser très tôt. Des boulots comme ceux de mon père et ses potes. Il avait aussi un autre rêve : être journaliste sportif. Rêve né en écoutant entre autres le Tour à la radio sur la table de la cuisine. Le hasard lui a permis  d’entrer dans le métier en remplaçant un animateur dans une radio locale. Autodidacte avaleur de livres, il fut repéré par le directeur régional de la radio et embauché pour couvrir les manifestations sportives de la région. Puis, peu à peu, il grimpa les échelons et monta à Paris. Aujourd’hui, journaliste sportif sur une grande antenne. 
   Pas du tout l’image que je me faisais des journalistes que je voyais évoluer au quotidien. Naître dans un milieu favorisé ne fait pas de toi un con, sans cœur, et qui n’a rien à dire d’intéressant. Arrête de juger qu’avec ton regard et tes trouilles. Lâche un peu tes à priori à la con, ça te fera des vacances. Ce type, parlant à voix basse, était en train de détruire un paquet de mes clichés. Gros boulot. Il me raconte un autre Tour de France que le mien. Ses yeux s’humidifient quand il en parle, les yeux lumineux d’un gosse se battant pour recevoir la manne des sponsors. Une lumière semblable à celle de mon père et de toute ma famille dégoulinante de sueur ou serrés sous des parapluies, sur les routes de France. Première fois que j’accepte de voir cette lumière sans la juger. Garde ta colère, mais évite la haine ma p’tite. Je ne suis pas sa p’tite. Soudain, il se lève et se tire. En plus sans payer.
  Ce type ne m’a pas fait un cadeau. Je sens qu’il veut que je paye. D’abord l’addition : pas donné les cocktails dans ce bar. Et après que je règle  les ardoises d’une petite fille avec entre autres son père. Papa, tu es un serf moderne. Je ne serai jamais comme toi. Son visage s’était assombri. Ma mère, mes frères et sœurs, s’étaient tus, le nez dans leur assiette. Il me dévisagea sans un mot. Sa battoire sur la table s'ouvrait et se fermait, prête à s’imprimer sur ma joue. T’as raison ma fille. Pire qu’une gifle.
   Facile de juger aussi facilement. Que ce soient mes proches, mes collègues, où ceux qui, les yeux éblouis, nous regardent passer sur nos beaux engins. Chacun son Tour. Bien sûr, nous les gavons de produits pour les apprivoiser. Une opération commerciale. Je ne démordrai pas sur ce sujet. On les tient en laisse avec nos cadeaux. Pour autant dois-je être aussi méprisante que ceux que j’accuse de mépris?  Rien à envier à ce journaliste se moquant des selfies de beaufs. Bardée de certitudes. Crachant allégrement sur les êtres de mon milieu et les autres issus d’un autre monde. Coincée dans ma vision simpliste. L’autre souvent plus complexe que son regard.
  Sans doute que j’aurais l’occasion de recroiser cet homme. M’ignorera-t-il ? Se rappellera-t-il de moi ? Il doit rencontrer une quantité de gens. En tout cas, si on se revoit, la prochaine tournée sera pour lui. J’ai un loyer à payer à la rentrée.
   La petite fille n’a plus peur du méchant Tour.
NB : Une fiction inspirée de la première fois que j'ai vu passer le tour de France. C'était en 2015, dans un village du Sud-Ouest.

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