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Des mots en prison. Tous sont coincés dans mon corps. Je les sens en moi. Le seul endroit où ils peuvent aller et venir sans crainte. Comme des milliers d’abeilles tournant dans ma tête devenue une ruche. Ils veulent sortir et se heurtent aux murs de ma chair. Impossible pour eux d’aller polliniser. Revenir avec le suc du monde pour le transformer en miel. Des mots sucrés à goûter sous le ciel de l'instant. Le miel d’une jeune fille de vingt ans. Ma bouche est comme un barrage. Parfois, j’ai l’impression que les verbes vont tout exploser. Sortir d’un seul coup. Sans que je ne puisse rien faire. Et entendre le son de ma voix sous le ciel de ma ville.
En réalité, ce n'est plus la mienne. Bien longtemps qu'on m'a supprimé ma ville. Et celle des autres femmes. C’est la ville des gardiens du silence. Pas leur silence. Eux ont le droit de parler. Même de rire aux éclats. Contrairement à nous les filles et les femmes. Déjà enfermées derrière des murs de nuit en tissu, ils ont décidé de nous faire taire. Pas sous notre toit. Même si, dans toutes les maisons, on ne parle qu’entre femmes. Mais mon père et mes frères nous laissent libres. Ils sont contre nos vêtements de nuit et le silence imposé dans les rues de la ville. Mais, dehors, ils sont comme tous les autres hommes. Soumis pour ne pas mourir.
Mais tout a changé entre temps. Cet été, je suis sortie en pleine nuit. Traversant très vite le quartier. Pour traverser un pont et me retrouver au bord de la rivière. J’ai enlevé mes chaussures et je l’ai traversé. L’eau fraîche agréable sur les jambes. Des témoins ont assisté à ma traversée. Mais les étoiles ne me dénonceront pas. De l’autre côté, j’ai grimpé le long d’un chemin. Pour arriver à un petit promontoire. Avec une grotte quasiment invisible de l’extérieur. « Si un jour, ça va très mal. On viendra se cacher ici. N’en parle à personne. » Je suis restée muette. Mais ce n'est pas facile pour moi. Et toutes les filles et femmes du pays. Je m’étais assise. Devant la grotte.
Pour ouvrir la porte. Ma bouche grande ouverte. Les mots sortaient très vite. Comme une sorte de feu d’artifice. Que moi qui pouvais voir les couleurs des mots. Tous ceux que je gardais au fond de moi. Mes mots de la rue retenus jaillissaient dans la nuit. Un spectacle sonore pour les étoiles. Un acte très dangereux. Si les gardiens du silence m’attrapaient, je serais battue et tuée. Peur ? J’étais morte de trouille. Même si je savais que personne ne pourrait me trouver dans ma planque. Mais le danger était surtout l’aller et le retour. Suffisait de croiser un ou plusieurs gardiens du silence pour signer ma fin. Et le début de gros ennuis pour ma famille. Pour elle, surtout que j’avais peur. Pas pour moi. Un sentiment de sécurité balayait toujours ma trouille. Comme si j’étais invincible.
Le lendemain, je retins mon rire. C’est un message de Dieu. Satan est dans nos falaises. Il nous l’a envoyé pour nous punir de quelque chose ? Je ne sais pas, mais moi, je n'irai pas là-bas en pleine nuit. Moi non plus. C’est dangereux. Restons dans nos maisons. Tous les hommes et les femmes ne parlaient que de ça. Tous étaient inquiets. Étonnés et apeurés par ma voix qui avait ricoché de falaise en falaise. Je m’étais mis aussi à chanter. En imitant l’un de mes grands frères qui l’a appris sur un site de musique. Paraît que ça la chanson yaourt. J’adore mélanger des mots n’importe comment. C’est comme une nouvelle langue. En tout cas, mon chant a fait beaucoup parler. Je me suis senti soudain très forte. Mes mots faisaient peur aux gardiens du silence.
Que faire ? Je mourais d’envie de repartir chanter. Mais peut-être que les gardiens du silence allaient patrouiller. Je tournais et retournais dans mon lit. Avant de me lever et de sortir sans bruit. Direction ma « cabane à mots ». De là-haut, je pouvais les jeter au-dessus de la ville. Avec l’impression qu’ils ne sortaient pas que de ma bouche. Les mots de toutes les filles et les femmes condamnés au silence. La parole muette des vivantes et des mortes. À travers ma voix, un cœur de fantômes de femmes. Revenues reprendre le territoire perdu. Résister au silence imposé pour elles partout dans la ville et le pays. Mon chant, c’était le leur. Toutes les femmes écrasées ici ou là. Contraire à baisser la tête et vivre sous le joug du silence. Des milliards de mots de femmes sortaient de ma bouche.
Une nuit sur deux. C’était devenu comme une drogue. Je ne pouvais pas m’en passer. Jusqu’à ce moment où j’ai entendu des pas. C'était sur le chemin qui montait à « La cabane à mots ». Je me suis tu et j’ai tendu l’oreille. Les pas se rapprochaient de plus en plus. Je me suis aussitôt engouffré dans la grotte. En remettant derrière moi le rideau de feuillage. Assise dans un coin, le souffle retenu. Et ma main accrochée à un caillou. Les gardiens du silence avaient fini par me repérer. J’ai prié pour qu’ils passent devant la grotte et continuent le chemin. J’ai pensé à ma famille. Qu’allaient-ils devenir si j’étais arrêtée. Me jurant de ne plus lancer ma voix du haut des falaises. La voix enfermée d’une ville. Et celles de toutes les femmes asservies au silence. Une larme a coulé sur ma joue. J’ai croisé les doigts.
Le rideau de feuillage soudain écarté. Mon cœur s’est mis à cogner très fort. Je me suis redressée. Prête à cogner. J’ai levé mon bras au-dessus de l’ombre. Une main a agrippé mon poignet. « C’est moi. ». Je lui étais tombée dans les bras. « J’ai su tout de suite que c’était toi. J’avais peur pour toi, mais je ne voulais pas t’empêcher de le faire. Tu nous donnais à tous une telle leçon de courage. Toi, si frêle, partant seule dans la nuit pour parler à toute la ville. Tenter de nous réveiller. Pour qu’on se lève et résiste à toute cette obscurité partout. Même dans nos cœurs, il fait nuit. ». C’était mon frère. « Hier, j’ai appris qu’ils allaient patrouiller avec des chiens. Là, même ici, ils vont te retrouver. Et je peux te dire que tu les as foutus dans une putain de rogne. Ta voix travaille la tête des gens. Et ça ne leur plaît pas aux gardiens du silence. C’est très bien, mais… Faut que tu arrêtes tout ça. Viens, on rentre à la maison. » Nous sommes redescendus sans un mot.
Dans la maison, il s’est retourné vers moi. « Tes mots et ton chant ont apporté un vent de liberté. Pour les femmes, mais aussi les hommes. Même les gardiens du silence ont commencé à douter. Et si Dieu était contre eux et allait les réduire eux aussi au silence sans fin. POur eux, c'est la voix de Satan. Tu leur as foutu une sacrée trouille. Rien que pour ça, tu es la plus forte ma p’tite sœur. Bravo ! Bon, allez, on va dormir. Je suis rentrée dans notre chambre. Ma sœur aînée et moi dormions dans le même lit. Je me suis glissée sous les draps. Triste et heureuse. Et profondément désespérée. Un désespoir qui verrouillait l’horizon. Leur nuit avait-elle gagné ?
Hier, j’ai été réveillée en pleine nuit. Pensant qu’il s’agissait d’un rêve. Surprenant et très agréable. Ma voix et mon chant ricochaient derrière la fenêtre. Je me suis redressée dans mon lit. Peut-être pas ma voix. J’ai écouté attentivement. Bien ma voix. J’ai jeté un coup d’œil à ma sœur. Elle dormait à poings fermés. Je suis sortie à pas de louve de notre chambre. Un rai de lumière dans la cuisine. J’ai poussé la porte. Mon frère était assis. Un ordinateur allumé devant lui. Il m’a fait signe de m’installer à côté de lui. Je me suis assise. « Toutes les nuits, je t’ai suivie. Pour essayer de te protéger au cas où ils t’auraient repérée. Et j’ai enregistré ton chant et tes mots. » J’ai ouvert des yeux ronds. « Mais tu as a fait comment. » Il a esquissé un sourire. « J’ai installé un système pour balancer du son à distance. En plusieurs endroits. Je peux l’actionner à distance. J’ai haussé les épaules. « Ils finiront par les trouver et les détruire. » Nouveau sourire sur son visage. « Peut-être, mais… En attendant, on entend un beau chant. » Je l’ai regardé. Si tous les hommes étaient comme lui, je me suis dit. Dehors, ma voix. Et celle de tout un peuple. Les hommes et les femmes du monde entier résistant à tous les silences imposés.
Rien n’a changé dans les rues. Toujours contrainte de baisser les yeux et marcher en silence. Mais quasiment toutes les nuits, un chant enveloppe la ville. Comme celui d’une muezzine de nuit. Une voix qui parle aux femmes, aux hommes, aux enfants, aux étoiles, au ciel, à ici et ailleurs ; un chant au monde entier. Mais aussi adressé au muezzin de l’aube. Pas que dans la ville. Un chant adressé à tous les muezzins de la planète. « Je suis aussi croyante que vous. Mais pas comme vous. Je ne veux pas réduire la moitié de l’humanité à vivre dans l’obscurité et dans le silence. Dieu nous a créé aussi pour que nous puissions vivre dans la lumière : du ciel et des mots. Il n’a jamais voulu massacrer tous ceux qui ne croient pas en lui. C’est lui qui leur a offert la possibilité de mettre en doute son existence. Qui êtes vous pour tuer ou emprisonner un être que notre créateur a mis au monde. Voilà, vous savez tout. Je ne vais pas en rajouter. À vous, croyants du monde entier, de prier aussi vers votre miroir. Il est le reflet du visage de Dieu. Celui que votre visage porte. Choisir l’aube ou la nuit sans fin ? La réponse est dans votre miroir. Bonne aube à toute la ville et au monde entier. » C’était mon dernier texte envoyé de la falaise. Avant de fuir.
Que mon frère dans le secret. « Faut que tu arrêtes tout, c’est trop dangereux. Certains voisins ont dit avoir reconnu ta voix. » Il a acquiescé. Conscient du danger. Pour nous, mais aussi pour toute la famille. Le seul aussi à être dans la confidence de mon départ. Fallait faire vite. « Détruit toutes les preuves. Et s’ils viennent à la maison, n’hésite pas à tout me mettre sur le dos. J’ai laissé une lettre où je dis que personne n’était au courant. « Fais gaffe à toi, p’tite sœur. Si tu attrapes un peu de liberté, tu nous l’envoies par mail. Ou tu en rapportes des échantillons. ». Sa voix chevrotait. Un grand pudique le frère se cachant derrière l'humour. Il m’a serré dans ses bras. J’ai ôté mon casque et suis descendu du scooter. Dans le ciel, aucune étoile. Une pâle lune tentait de percer la couche de nuage. Je lui ai tendu le casque. « Pars le premier. « . Il m’a souri. « Vas-y p’tite sœur. Reste en vie. Nos falaises ont envie de t’entendre encore chanter. ». Son sourire passeport.
Mes yeux l’ont accompagné. Jusqu’à ce que sa silhouette soit avalée par l’obscurité. Puis j’ai pris mon sac et suis descendu vers le point de rencontre. Il se trouvait à une dizaine de km en contrebas. « Bonne chance. On t’aime plus que tout. » J’ai eu un nœud au ventre. Un texto de mes parents. J’ai compris d’où venait l’argent pour partir. Toute la famille s’était cotisée. Pour que je puisse m’enfuir. Les laissant dans leur nuit et silence. Ils ont mis en moi toutes leurs économies et leur espoir. J’ai senti d’un seul coup un poids sur mes épaules. Aussi écrasée que libre. Avec une mission. Très difficile. Voir impossible. Mais incontournable. Quelle est ma grande mission ?
Revenir avec l’aube.
NB : Une fiction inspirée de ce reportage sur les ondes matinales de France Inter. Un texte encore inutile face à la réalité. Toutefois important de ne pas oublier ces femmes réduites à l'obscurité au silence. Elles ont besoin de notre soutien. Ne serait-ce que des mots inutiles. Tout mais pas le silence. Ni l'oubli.