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Mourir c’était déjà fait. Et par deux fois. C’est inscrit dans sa chair. Une inscription à jamais. Un homme sorti des tranchées pour rentrer dans les camps de la mort. Libre, il a repris le chemin de l’usine. Chaque matin, se lever pour aller sur une chaîne de montage. Ni soumis, ni rebelle. Juste une silhouette sur le fil des jours et des nuits. Un homme, ce qu’il en restait. Sa souffrance conservée au plus profond de son être. Contrairement à d’autres qui promènent leur douleur en bandoulière. Mort « pour de vrai » en 1984.
Cet homme est une fiction. Pourtant, je l’ai souvent rencontré. Jamais avec le même visage. Tous ces hommes déjà morts. La fin pouvait se lire dans leur regard. Entre les paupières, l'horreur que notre espèce leur a infligé. Et à d'autres comme eux. Des « restes d’hommes « qui avaient expérimenté le pire. Sortes de rats de labo de notre inhumanité. L’histoire nous prouve qu’en termes d’horreurs, l’espèce humaine est la plus inventive. Aucune bête dite sauvage ne peut nous égaler. L'humain un redoutable prédateur. Capable même de détourner de beaux outils pour les transformer en arme de destruction. Et contre sa propre espèce. L’humanité championne de l’abominable ?
Gosse, je pensais que ces « rescapés », « survivants », serviraient de phares. Avec entre autres leur témoignage de ce qu’ils avaient vécu et vu. Des phares blessés pour que notre humanité n’aille pas à nouveau se fracasser sur les mêmes récifs de sang et de haine. Pas le seul à y avoir cru en leur puissance d’éclairage. Pour nombre de jeunes, ils étaient les derniers et dernières (ne pas oublier les femmes, ce qu’il en reste...) dinosaures d’un monde à jamais fini. Tout ça désormais dans le rétro de l’histoire du pays, de l’Europe, et du monde. Le ventre définitivement vidé de sa bête immonde. Des plus âgés y croyaient aussi. Même certains des êtres ayant traversé l’enfer. Persuadés que ça ne pouvait plus se reproduire. Plus de « jamais plus ça ». Et on y croit dur comme la paix mondiale.
Pourtant le « jamais plus ça » est récurrent. Avec son lot de morts et de blessés. Des blessures visibles et invisibles sur toutes les zones de guerre (avec cerise sur les conflits, le réchauffement climatique). Toutes proportions gardées, les regards - revenus de l’enfer - croisés pendant l’enfance sont de retour. Sur les écrans et parfois au coin de nos rues. Certes pas des visages identiques à ceux que nous croisions au siècle dernier. Mais avec quelques similitudes entre les paupières. Replongez les yeux dans les regards vides de certains visages en souffrance du siècle dernier. Ceux des livres d’histoire et des films. Bien sûr pas les mêmes lieux, les mêmes conditions de destruction de ses semblables. Autres temps, autres modes opératoires pour massacrer. Il ne s’agit pas de comparer. Ni d’établir une comptabilité. Juste de nous regarder droit dans les yeux du monde. Notre monde. Celui de notre passage éphémère. À moins d’être aveugle et sourd, personne ne pourra dire qu’il ne savait pas que notre époque allait mal. De plus en plus. Sa souffrance défilant non-stop sur nos écrans.
Et toutes les belles choses du monde ? Indéniable qu’il y en a. On en voit aussi sur nos écrans. Certes pas souvent. La connerie humaine sait mieux se faire entendre. Notamment avec toutes les grandes gueules qui officient dans certains médias et sur les réseaux. À quoi les reconnaît-on ? Elles ne doutent pas et se nourrissent de bruit et raccourcis. Avec « pensée courte » inscrit sur le front plissé de certitudes. N’importe quelle bouche éructant plus que les autres bénéficiera d’une haie de pouces levés. Et de commentaires en meute. Contrairement aux belles choses (dont le doute et la pensée longue) qui passent la plupart du temps inaperçu. Pourquoi les belles choses ont plus de difficultés à se faire entendre et voir ? Parce qu’elles n’ont pas besoin du bruit et du vide clinquant pour exister. Ni de diviser ou d’écraser l’autre. Malgré leur quasi-invisibilité, elles existent. Même près de chez soi. Toutes les beautés de proximité.
Pourquoi alors toujours privilégier le sombre ? La question que je me pose. De plus en plus fréquemment. Si je scanne ce blog, rare les odes à la beauté de notre humanité. Certes pas le seul dans ce cas. Mais ce n’est pas une raison pour persister dans l’éclairage de la noirceur ambiante. Comment faire ? Détourner les yeux de ce qui ne va pas ? C’est quasiment de l’ordre de l’impossible. La différence avec l’abominable des siècles derniers, c’est qu’on ne l’avait pas en permanence devant les yeux. Sans doute que le monde allait déjà mal. Ou pas très bien. Mais les mauvaises nouvelles du monde circulaient moins vite. Entre deux horreurs, on avait le temps de souffler. Et même de reprendre une tournée de joie. Contrairement à aujourd’hui où les nuages sombres et les tempêtes nous suivent partout. Même au fond de nos poches et sacs. Un fil à la patte sans fil. Le pire se décline en temps réel dans nos petites boîtes à mots et images. Avec leurs notifs anxiogènes.
Difficile d’échapper à la sombre réalité contemporaine. Mais c’est aussi une force de savoir. Merci à de nombreux journalistes de nous apporter la réalité contemporaine à domicile. Certaines et certains perdent leur vie pour que les images et la parole n’appartiennent pas qu’aux plus forts sur le terrain. Tel ou telle journaliste nous proposant une autre version de l’histoire immédiate que celle unique de dirigeants voulant museler la réalité des faits. Grâce à ces empêcheurs de détourner le réel à son avantage, nous pouvons dire que nous savions. Même impuissants, incapable de changer le cours des événements, nous avons – plus ou moins - la possibilité de nous faire une opinion. Essayer de penser plus loin que nos émotions légitimes. Et naviguer du mieux possible dans la confusion de notre époque. Mais, pendant ce temps-là, nous négligeons les belles choses. Combien de notre temps-écran consacrée à la beauté ? La question se pose. À chacun et chacune d'y répondre ou non. La beauté ne se décrète pas.
Pour conclure, revenir à l’homme fiction du début. Dépositaire de plusieurs rencontres. Des hommes et de femmes ; ce qu’il en reste. Certains et certaines étaient complètement fermés. Voire agressif. Ce qui peut se comprendre après le retour de l’enfer. Tu ne peux pas comprendre, tu n’as pas fait la guerre. Votre génération s’est juste donné la peine de naître. Vous êtes des nantis. Tout ce que vous avez, c’est grâce à nos combats. Des propos entendus par nos jeunes oreilles de « nés sans guerre ». Pour une fois, pas la tarte à la crème générationnelle de c'était mieux avant. Mais plutôt si c’est bien pour vous maintenant, c’est parce que ça a été terrible pour nous. Culpabilisation classique des générations qui se succèdent. La nôtre n’y échappera sans doute pas. Parmi ces anciens et anciennes ayant réellement morflé, des élégants et des élégantes. Déjà morts mais refusant d’enterrer les vivants. Au contraire à les exhorter à vivre. Une exhortation notamment en direction de la jeunesse.
Des hommes et des femmes qui nous ont laissé un très grand héritage. Même revenu de l’enfer, ils et elles refusaient d’en faire un horizon à perpétuité. Sans pour autant négliger leurs souffrances et combats du passé. Mais ne voulant pas empêcher l’espoir des nouvelles générations. Sans doute parce que c’était lui qui leur a permis en grande partie de survivre. En pleine nuit, se projeter sur l’aube. C’est pareil en notre jeune siècle. Même si les nuits sont différentes. Pas de tranchées, de camps de la mort, de Hiroshima, Goulag, Rwanda… Toutefois, en ce moment, ici ou là, sur la planète, certaines nuits sont très profondes et sanglantes. Pourtant, malgré l’horreur, il y a toujours l’espoir d’un meilleur lendemain. Ou ne serait-ce que moins pourri que la journée en cours. Sans espoir, pas de chance de survie. Mais certaines populations sont de plus en plus en rupture de stock. Avec de moins en moins d’espoir. Pour ces populations, l’urgence c’est chaque instant. Demain est une hypothèse. Des populations pas plongées dans les mêmes nuits que dans certains pays. Néanmoins avec un point commun sur toute la surface du globe.
Une terre et un siècle traversés de toutes sortes d’obscurantismes. Comme l’intégrisme religieux et identitaire. Certes encore heureusement une minorité. Tous les croyants ne sont pas des intégristes. Et tous les habitants de la planète ne sont pas d’immondes xénophobes et porteurs d'autres phobies de l’autre différent de soi et de ses proches. Un obscurantisme est au moins aussi dangereux que tous les autres réunis. Peut-être plus en termes d’efficacité. Une minorité agissante très forte et diverse. Elle est composée d’ hommes, de femmes, d’autres genres, des visages de toutes les couleurs, de toutes les religions, des athées, de toutes les orientations sexuelles… Un obscurantisme sans discrimination. Tant que ça lui rapporte. Vous avez sans doute deviné : l'intégrisme du « toujours plus » bouffeur d’humains et de planète. Pas un scoop. Le monde entier le sait et vit sous sa coupe. Rares celles et ceux qui lui échappent totalement. Suffit d'une CB, un téléphone portable... C'est la religion la plus puissante. Encore plus efficace en période de confusion. Comme en ce moment.
Indéniable que les dirigeants de cette puissante religion sont très brillants. Élevés dans les meilleures écoles de la planète, pour la diriger. Parmi eux, des êtres sensibles, intéressants, sympathiques, drôles, avec qui on peut lier amitié. Leur principale force est le caméléonisme. Si on leur demande, ils sont capables de se fondre dans n’importe quel courant de pensée. Capable d’épouser une idée et l’instant d’après de conseiller sa plus redoutable adversaire. Tirant feu de tout bois. Même en manipulant des combats légitimes (le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, l' homophobie, transphobie… ) pour diviser et mieux régner. Plus il y a de « luttes de niches », moins on s’intéresse aux agissements de cette minorité. Et à son écrasement de la majorité. Une minorité prête à tout pour quelques dividendes de plus. Stop au constat. Que faire contre les dirigeants de cette religion et tous les propagateurs d’obscurantisme ? Certaines voix nous alertent depuis des décennies. Nous exhortant à décréter l’état d’urgence. Avant que ce ne soit encore plus trop tard. Et la solution trouvée dans l'au-delà.
L’urgence d'ici