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Billet de blog 19 janvier 2025

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Pensée du courant

Saison de débordements.Quand son lit ne lui suffit plus,elle décide de s’étaler.Sans se soucier des clôtures naturelles ou humaines.Elle grignote les parcelles de terre.La pluie l’a aidée à déborder.Avalant une grande partie des berges.Tous, animal ou humain, aimantés par la rivière.Au bord d'une eau vivante.Une silhouette est assise de dos.Avec capuche sur la tête.Silhouette non identifiable.

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Illustration 1
© Photo: Marianne A

            Saison de débordements. Quand son lit ne lui suffit plus, elle décide de s’étaler. De plus en plus. Sans se soucier des clôtures naturelles ou humaines. Elle grignote les parcelles de terre. La pluie l’a aidée à déborder. Avalant une grande partie des berges. Entre autres là où vont se baigner des gens du village ou des environs. Elle a recouvert les chemins des promeneurs, seuls, ou en troupe joyeuse de crânes cris dans une chorégraphie de bâtons de ski. Au fil de leur marche, les nouveaux danseurs contre l’usure du temps aperçoivent au des pêcheurs- isolés ou à deux ou trois. Parfois au même endroit, des jeunes, pétards ou bière à la main, du son à fond sur un smartphone, y tutoient la nuit jusqu’à l’aube. En toute période, des animaux. Sur terre, dans l’eau ou le ciel. Certains cumulent les trois lieux. Tous, animal ou humain, aimantés par la rivière. Une eau vivante.

            La rivière près de mon nouveau toit. Trois mois à souvent la visiter. Apprendre d’elle. A l’écoute de sa musique et ses silences. Plus concrètement : sortir pour me dégourdir les jambes. Et dans la même foulée aérer mes neurones. Les nettoyer de la boue de l’écran. Me détacher de tous les fils de la toile. Avec la volonté de lâcher toutes mes laisses volontaires : les voix plus ou moins choisies de vieux ou nouveaux « gourous des ondes et des écrans», des guides plus ou moins honnêtes, certains ouvreurs de fenêtres sur soi et le monde. Une marche dans le froid pour se débarrasser des fils à la patte du quotidien. Sortir du rôle de marionnette plus ou moins volontaire du spectacle contemporain. Pourquoi cette formule traîne dans ma tête ? Elle est sortie avec moi de la maison. Quelle formule ?

          Le courant de pensée. Une formule sans doute lue dans le flot d’infos permanentes du jour. Elle est très souvent employée. Que ce soit dans des débats politiques ou émissions tournant autour de la philosophie. Une formule très courante.  Néanmoins pas un hasard si elle remonte à la surface, au bord de la rivière. Extraite des plis tortueux d’une pensée atteint du syndrome de digressivité. J’esquisse un sourire. D’un flot l’autre. La formule s’est aussitôt inversée sous mon crâne. Pour s’adapter à un environnement hors du virtuel : le courant très fort charriant des arbres et des branchages, plus toutes sortes d’ objets hétéroclites. Du bois flottant en compagnie de plastique de toutes sortes. La beauté d’un tronc et les ordures colonisatrices de de notre espèce. Même mélange sur le flux numérique ?

          Le cerveau se vide peu à peu. Toutes les images mêlées du Web et les voix de ma radio préférée se dissolvent dans le mouvement du cours d’eau. Pareils pour les polémiques - utiles ou inutiles - en cours ; elles s’effacent une à une. Ce qui pouvait occuper toute la pensée se réduit de plus en plus, jusqu’à devenir un point semblable à tous les autres dans sa géographie mentale. Toutes ses obsessions, plus celles - réalité ou fantasme - du monde, se dissolvent dans l’air. Avec un petit sourire moqueur sur sa propension à se cristalliser sur du pas-grand-chose. Vu d’un autre angle, tout ce qui me préoccupait tant, soucis personnels et avenir sombre de la planète, occupe l’espace nécessaire ; pas plus, pas moins. Indéniable installation d’une légèreté intérieure. Une sorte de restauration de la mécanique de chair sous le crâne. Après s’être vidé, le cerveau se remplit à nouveau. De quoi ?

         Tout ce que les yeux et les oreilles perçoivent. En l’occurrence se remplissant surtout de la rivière. Le mouvement de l’eau qui coule entre les paupières. Avec le son du courant qui occupe le centre du silence. Le regard sur l’immobile et passager. Rien d’autre que ce carré liquide. Et au-dessus, dans l’air froid de l’hiver, flottent des tissus de brouillard. Nappes plus ou moins grandes. Quelques percées claires entre les bandes opaques qui changent sans cesse le visage du ciel. Un moment enraciné et passager dans une lumière déclinante. Une virée entre deux rives invisibles. Avec comme seules guides l’ombre et la lumière se disputant le territoire. La préface de la fin de journée.

       Je fais quelques pas et m’arrête. Une silhouette est assise. Installée sur un siège pliant. Comme un tabouret de pêche. Mais pas de matériel de pêche. Ni d’outils de photographe. Sur sa droite légèrement devant, plusieurs grandes aigrettes juchées sur la pointe de rochers. Femme ? Homme ? Autre genre ? Blanc ? Noir ? Jaune ? De quel isme ? Croyant ? Athée ? Riche ? Pauvre ? Les aigrettes ne se poseront pas toutes ces questions. Bien qu’elles soient attentives à leur voisine du moment. Sur le qui-vive. Cette silhouette de proximité, représente-t-elle ou non un danger ? Sûrement leur seule interrogation. Une réaction issue de l’instinct de survie.

        Le contrôle d’identité est lié aux humains. Aucun autre animal n’a inventé le passeport. Ni tous les tampons visibles ou invisibles qui marquent chaque histoire de la naissance à la mort. Personne n’échappe aux codes-barres de notre passage éphémère sur la planète. Une course à l’identification peut-être encore plus accentuée en notre époque ou se fliquer les un les autres est un sport populaire. Chacun chacune a décortiquer les moindres gestes et propos de ses colocs de planète. Traquant tout ce qui pourra être signalé d’un index culpabilisateur ou d’un pouce baissé. De mon bon côté ou du mauvais ? Se méfiant des êtres ne pensant pas dans les clous.

       Ses clous à soi. La signalétique de son entre-soi, de sa radio et ses sites d’infos habituels, de l’hebdo sur la table basse du salon, de ses us et coutumes culturels, des aliments dans son assiette, du liquide dans son verre, de son humour, etc. Chaque être épié et épiant. Très souvent, plus ou moins consciemment, nous sommes dans un contrôle de l’autre. Avec des méthodes différentes selon les personnalités. Certaines sont agressives, d’autres plus insidieuses. Mais avec toujours le même objectif. Celui de contrôler. Surtout quand l’autre est inconnu, hors de sa zone d’être. Quel est le but de ce contrôle ?

       Entre autres savoir si l’autre est compatible à soi et son entre-soi. Réaction naturelle ? Certes. Depuis que nous vivons en groupe. Mais actuellement, cette réaction - tout savoir de l’autre et fouiller ses moindres ombres - me semble délirante. Pathologie du siècle et de ses moteurs capables de dépiauter en quelques clics l’histoire d’un individu. Un délire d’identification. Mêlé en plus à une quête de pureté. S’assigner et assigner l’autre à la perfection : être sans défaut ni casseroles. Autrement dit, une assignation à l’impossible. Et bien sûr persuadé que les salauds ne peuvent être dans notre camp : nous si intelligents, si cultivés, si ouverts, etc. Et adeptes du flicage. Les flics et les juges, officient-ils aujourd’hui sous notre peau ? L’intelligence artificielle doit  avoir une réponse déjà prête avant la question. Le siècle du contrôle d’identité permanent ?

        Bien formaté. Je le suis. Puisque le flic en moi a sorti sa machine à calculer l’autre. Je n’ai donc pas failli à la règle. Bon petit soldat de l’identification de l’autre. En effet, je me suis posé des questions à la vue de la silhouette. Par réflexe. Tu es vraiment con, mec. On s’en fout de savoir qui il ou elle est. Quel intérêt d'avoir toutes ces infos tout à cet instant précis me suis-je engueulé. Très vite à me secouer. Une rapide auto-engueulade sans doute grâce à mon vidage de cerveau. Pas sûr qu’ailleurs, dans un autre espace temps, j’aurais réagi de la même façon. De plus, ma tentative d’identification de l’autre n’aurait pu obtenir de réponse. Tout du moins dans ce positionnement dans l’espace. Devant moi, la silhouette porte un K-way. Avec capuche sur la tête. Et nul signe ostentatoire sur le dos.

     Juste un semblable. Rien de plus. Ni de moins. Un être ayant fugué de la machine à identifier. Comme le regard posé sur lui. Et d’autres ici ou là. Sans personne pour assignation à identité. Le plus souvent suspicieuse. Mais aussi parfois des assignations bienveillantes, souvent plus difficiles de s’en désengluer. La silhouette et moi, nous y sommes parvenus. Sans doute que ça ne durera pas longtemps. Rattrapés tous deux par notre inclination à tout étiqueter : baliser pour ne plus baliser ? Pour le moment, nous sommes en fugue. Débarrassés de tous nos tampons à fleur de nos histoires. Une fugue pour se transformer en caméléon. Déguisé en ici et en l’instant. Dans un espace clos et infini. En bord de rivière et de soi.

      Le dos ne bouge pas. Contrairement aux aigrettes. Elles s’envolent. Sauf une sur son socle provisoire. La silhouette est restée immobile. Toujours dans la pensée du courant. Cette silhouette est la seule représentante de l’espèce humaine, au bout de mes yeux. Peut-être que quelqu’un m’observe aussi. Un regard voyeur derrière moi. Il pourra plus facilement me cataloguer. Après un rapide scan. Le regard entrera quelques données : homme, cheveux blancs frisés et clairsemés, la soixantaine frêle, le crâne africain, éternel citadin non équipé pour une marche en bord de rivière en crue… Quelques signes d’identification. Contrairement à la silhouette-témoin de notre espèce devant moi. Impossible de l’identifier. À cet instant : hors de tous les radars. Elle est sans nom ni visage. Juste sa présence.

       La silhouette s’agite. Elle se lève. L’aigrette s’envole. Je détourne les yeux et m’éloigne à grands pas. Pourquoi si pressé ? Pour conserver ce moment de fugue intact. La vision d’un semblable sans étiquettes. Un voisin ou voisine du village ? Être de passage ? Un individu appréciable ? Une ordure ? Peu importe. Si heureux de m’être débarrassé de ma panoplie contemporaine. Celle enfilée par la majorité d’entre nous. Notre panoplie de juges et de flics.

      Avec nos matraques verbales et certitudes d’être dans le bon camp. Porte-flingue de la vérité unique et incontournable. Rares les individus échappant à la propension à fliquer et juger l’autre - pas de sa meute de pensée - derrière nos écrans. Ou dans la réalité, corps à corps. Flicage en présentiel ou à distance. Avec ou sans filtre numérique. Dans tous les cas, toujours l’injonction à l’autre de se justifier. Justification de quoi ? Prouver qu’il n’est pas du côté des méchants. Autrement dit : de son côté à soi. Grosse fatigue de l’autre. Et de soi. Du siècle des lumières à celui du flicage ?

       Vite, plus vite. Accélérer le pas. Surtout ne pas croiser son visage. Ou une autre fois, sans savoir que c'était la silhouette de bord d'eau. Rester sur son dos inconnu. Ne pas revenir de suite dans la machine à identification. Échapper encore un peu à mes travers et ceux de notre jeune siècle. Se foutre de savoir si la silhouette était du camp des bons ou des mauvais. Ne pas la cataloguer. Ne rester qu’un regard sur une chair inconnue. Le corps d'un être dans le courant de sa pensée. Sous un ciel crépusculaire de janvier. Une rencontre sans tampon. Ni contrôle de l'autre. Pas de faciès identifiable. Rien qui ne puisse apporter de l’eau au moulin d’un contrôle. Aucun enfermement dans telle ou telle étiquette. Solitude sans passeport facial.

       Silhouette universelle. 

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