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Nouvelle dégringolade de confiance en moi. Pas la première. Ni la dernière. Mais en l’occurrence une chute avec pas mal de dégâts mentaux. La confiance ayant été mise à un niveau très haut. « Ton album est vraiment superbe. C'est ton meilleur. Faut le mettre en avant. Je te promets que tu pourras te produire dans cette salle pour attaquer la tournée. Un lieu très prisé. Et ce ne sra que le début. On fera une tournée nationale et internationale. Avec l'équipe, on a décidé de mettre le paquet en termes de com sur ton album. Ça va cartonner. Mais c'est normal: ton boulot le mérite. Le talent finit toujours par payer. Je t’envoie le planning de la tournée la semaine prochaine.». La nouvelle a fait le tour de mon réseau. J’ai même proposé de faire la fête. Tout est dans les tuyaux, me répétait mon producteur. Jusqu’au silence total. Plus la moindre réponse a mes textos et mails. Déjà plus d’un an.
À chaque fois, la même réaction. Faut cesser d’être naïf. Ne plus accorder sa confiance comme un débutant. J'ai passé l'âge. Faudrait que je commence à arrêter à 50 balais d’être aussi naïf. Quelle stupidité de croire en la parole donnée. Encore plus stupide dans les milieux culturels. J’ai fait un tas de boulot. Maçon, vendeur sur les marchés, commercial, camionneur, électricien… Mais jamais rencontré un taux aussi élevé de manquement à la parole donnée que chez les cultureux ; le dictionnaire en ligne me propose entre autre « cul-terreux. Fini le «on peut se tutoyer » et le récurrent « vraiment une belle rencontre humaine ». Tout ça direct à la poubelle. Que du vous et l’arme au poing. Mes résolutions ne durent pas longtemps. Je redonne ma confiance.
Pourtant très peu en stock. Confiance en personne depuis bien longtemps. Avec une lucidité qui a débuté dans ma prime jeunesse. Suffisait d'écouter et regarder le comportement des proches. À hauteur de regard d'enfant et aux premières loges des trahisons des « grands » entre eux. Un jour, je t’aime, le lendemain je te détruis. Aucune confiance non plus dans les religions. Dont celles du « ismes ». Une confiance même pas en moi. Sachant qu’à tout moment, je peux me trahir. Sans doute pour ça entre autres que j’ai tout fait pour ne jamais accéder à un poste de pouvoir. Conscient de ma possibilité de céder aux sirènes. Grisé par tout ce que peut offrir le pouvoir en termes de plaisir immédiat ; suffit de dégainer sa CB ou juste afficher sa face de « haut du panier » pour obtenir ce qu’on désire. Sûrement que j’aurais succombé à la tentation ; comme tous les gosses ayant accès à des jouets qui leur étaient normalement interdits, de génération en génération. Avec la trouille d’être pire que les hommes et femmes de pouvoir que je dénonce. Guère un hasard si je me suis éloigné des « sirènes de la verticalité ». Préférant l’horizontalité du bas de l’échelle ? Non. Juste à côté de l’échelle.
Perdre confiance en soi est un luxe. Comme nos petits bobos de bobos. Rarement entraînant de pronostic vital. Qu’une blessure narcissique portée en bandoulière. En réalité, rien au regard de ce que sur-vivent certains êtres en ce moment. Écrasés par de l’invisible ou des bombes. Tous ces écrasements du coin de sa rue, sur son palier, parfois sous son toit, et jusqu’à l’autre bout du globe. Ici et là, des êtres rêveraient de perdre confiance. Ne serait-ce que quelques instants. Une preuve de ne pas être entièrement dans la nuit. Et avoir eu à un moment confiance. Sans elle, rien de vivant.
Viens la tester un peu ta naïveté de combat sous les bombes, s'agace-t-elle. Après la lecture du post d’un musicien d’un pays en paix ; elle les a répertoriés sur la mappemonde et, chaque jour, elle va se faire sa « revue de presse du bonheur ». Avec la possibilité grâce à des traducteurs sur la toile de ricocher d’une langue à l’autre. Sa façon à elle de s’extraire de sa situation. La survie avec sa fille de neuf ans. Dans le dernier immeuble debout du quartier. Plus que toutes les deux et un vieil homme. Il vit à l’avant-dernier étage. Une existence toutes fenêtres ouvertes. « La mort n’aura pas besoin de briser la vitre. Et avant de mourir, je veux sentir le monde frémir une dernière fois dans mes narines. ». Elle va le voir une fois par jour. Le vieil homme, guitariste, apprend la guitare à sa fille. Maman, je serai guitariste. Le vieil homme a écrit son testament. Mes poussières au vent. En même temps que l’arrivée de l’aube. Et mes guitares à ma petite voisine du quatrième étage.
Une femme en colère contre les gosses gâtés. Le surnom qu'elle a donné aux gens vivant dans la « zone bonheur ». Les mettant souvent dans le même sac. Comme ce musicien-blogueur qui la met en rogne. Qu’est-ce que c’est de ne pas jouer dans une grande salle de concert. Rien de vital. Il a tout le reste. Ce qu’elle et les habitants et habitantes de la « zone malheur » du monde n’ont pas. En fait, plus. Parce que le pays n’a pas été qu’un chantier de ruines. La musique, la poésie, la joie, l’amour, l’amitié… Tout ça a disparu. Même la banalité des mesquineries et querelles sans intérêt. Le chaos a tout colonisé. Elle s’est retenu de lui envoyer sur son blog la photo du vieil homme donnant un cours de guitare. Avec comme commentaire : fenêtre avec vue sur ville dévastée. Stupide.
Le qualificatif s’impose à elle. Coupant net le fil de ses ratiocinations. Ridicule de penser avec des raccourcis, se ressaisit-elle. Consciente que sa souffrance et la survie la font parfois basculer. Elle ne veut pas laisser la jalousie la rendre bête et à terme peut-être verser dans la haine. Ce musicien a tout à fait le droit d’être touché et de se sentir floué. Et déçu. La colère retombe peu à peu. Jusqu’à étrangement passer au stade du remerciement. Jamais, elle n’aurait pu penser que les phrases d’un « gâté de zone bonheur » aurait pu autant la secouer. Et l’éclairer sur une part de son histoire qu’elle ne voit plus, tellement préoccupée par la survie. Après l'avoir mise en colère,ses mots lui ont fait du bien à distance. Surtout sa naïveté de combat.
En pensant à un vieil homme. Dès le réveil, accroché au manche de sa guitare. Parfois, la nuit, quand la « musique de la mort » se fait entendre dans le ciel. Pas un jour, sans plusieurs heures de guitare. Et malgré l’arthrose attaquant ses doigts. Un travail rythmé par le fracas des explosions ici où. Sa résistance, son combat. Sans son instrument, il se serait jeté depuis longtemps par la fenêtre. Comme certains ; il en a vu se jeter des immeubles en face. Désormais, son rendez-vous quotidien avec son élève l’empêche de vouloir voler sans ailes. Chaque jour, un objectif. « Si tu aimes cet instrument, je te promets que je t’apprendrai à en jouer. Mais il ne suffira pas de l’aimer. Mais le travailler. Sans penser que l'instrument te sera acquis. Travailler, encore travailler. Jusqu à ce que tu aies des larmes au bout des doigts sur tes cordes quand tu joues la tristesse et de joie quand c’est le son du bonheur. Beaucoup de boulot, la petite. Mais tu y parviendras. Si tu sais aimer ton instrument, il te le rendra. La musique est une dure et belle histoire d'amour. Un jour, tu comprendras. Trêve de blabla: joue ta leçon d'hier. ». Il l'écoute. Un sourire aux lèvres. Si heureux de transmettre ce qui se recroqueville entre ses doigts. Léguer des gestes. Un héritage sans notaire. Ou une seule. La beauté.
L’ascenseur ne fonctionne plus. Mais la petite fille monte et descend douze étages tous les jours. Comme d’autres se rendent au conservatoire ou à un cours particulier. Elle le trouve sévère. Deux ou trois fois, elle s’est arrêtée dans l’escalier. Restée assise sur une marche, attendre le temps d’un cours, et redescendre. Sa mère le sait. Sans jamais ne lui avoir fait le moindre reproche. Ta fille n’est pas venue hier, donc pas de cours à payer. Elle le règle en fruits et légumes de son jardin et boîtes de conserve qu’elle glane dans certaines habitations désertées. Même quand sa fille a « séché », elle le paye. Le vieil homme ne peut plus se déplacer. Malgré ses problèmes physiques, il met un point honneur à se raser tous les mains. Jamais à traîner en pyjama. Sa vaisselle lavée tous les jours. Et pas un mouton de poussière comme colocataire. Chère voisine, on se fume un silence. Elle roule une clope.
Ce blogueur-musicien reste pour elle un gosse gâté et pleurnichard. Comme nombre d’habitants et d’habitantes des « zone bonheur ». Indéniablement jalouse de leur situation. Elle aimerait être à leur place. Avec sa fille de neuf ans. Envieuse de leur situation sans vouloir les culpabiliser. Pas eux qui ont divisé le monde en deux zones. Une minorité parmi eux. Certes, la majorité profite bien de cette division de la planète. À leur place, elle n’hésiterait pas à se gâter. Et encore plus sa fille. Ils ne vont pas s’empêcher de profiter de leur chance parce que nous ici et plusieurs centaines de millions d’autres comme ont, lors du partage du monde et des richesse, hérité de la malchance. Sa fille secoue chaque fois la tête.
Pas du tout d’accord avec sa mère. Maman, c’est pas du tout de la malchance. C’est de l’injustice. Et même du vol, Maman. Leur bonheur existe parce qu’ils nous en volent. Sa mère fronce les sourcils. Tu exagères ma fille. Personne ne vole le bonheur de personne. La petite fille la regarde droit dans les yeux. Pourquoi ils partagent pas ? Le vieil homme ne lui apprend pas que la guitare. Maman, je vais un jour aller le chercher notre bonheur à nous. Pour le faire repousser dans nos yeux et dans notre terre. Parce qu’il est à nous aussi. La mère esquisse un sourire. Guitariste ou révolutionnaire sa fille ?
Peut-être les deux, sourit-elle en lui caressant la tête. La fille ferme les paupières. Son corps se détend. La caresse d'une mère comme sur un globe terrestre. Une main protectrice et apaisante sur le monde qu’elle a mis au monde. « Sa zone bonheur » au quotidien. Et son combat pour y croire. Au moins aujourd’hui. Demain, on verra. Se relever à chaque dégringolade, petite ou grande. Ma fille, un jour, ta guitare sera ton passeport. Tu pourras voyager dans le monde entier. La musique est la langue la plus universelle. Le vieil homme bougonne. Pour ça, il faudrait qu’elle bosse plus. Pour l’instant, elle n’a pas encore le passeport. Échange de regards dans l’appartement aux fenêtres ouvertes. Tous les trois éclatent de rire.
Trio de naïfs au combat.
NB: Une fiction inspirée de plusieurs conversations. Dans lesquelles on sent beaucoup de «à quoi bon projeter » et « tout est foutu ». Et pas uniquement chez les artistes et dans la culture. Une tendance à se « désillusionner d’avance » touchant tous les milieux et corporations. Projeter c’est rester vivant. Cette phrase -entendue je ne sais plus où- est ma devise. Une invite à continuer de projeter.