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Billet de blog 19 juin 2020

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Réparateur d'histoires

Le géant me prenait en stop pour aller au lycée. Un noir de près deux mètres. Qui était cet homme ? Un kiné. Il avait d’autres cordes à ses mains. En plus de dénouer des corps meurtris dans cette banlieue ouvrière au bord de Paris. Il avait eu faim et froid dans la capitale à son arrivée d’Afrique. La ville lumière dont il a habité un pont.

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Illustration 1
© Marianne A

                       «C'est qu'au fond, il n'y a qu'une seule race : l'humanité.»

                                                                                            Jean Jaurès

       Le géant me prenait en stop pour aller au lycée. Un noir de près de deux mètres dans sa vieille bagnole. Sa tête frôlait le toit. Une 4 L dans mes souvenirs. C’était un type souriant. Sa seule présence était comme apaisante. Un conducteur peu loquace dans ce voyage vers le Lycée Jean Jaurès. Peut-être une  R5 ? Une autre marque ?  En tout cas pas une voiture de luxe. En notant ces éléments, je commence à douter. Vrais ou fantasmés ? Sûrement que ma mémoire retricote en partie la véritable histoire. La fiction doit chercher à récupérer des parts de passé. Peu importe s’il y a quelques entorses à la réalité. Qui était cet homme ? Un kiné. Il avait son cabinet à Montreuil. C’est bien longtemps après que j’ai su qu’il avait d’autres cordes à ses mains. En plus de dénouer des corps meurtris dans cette banlieue ouvrière au bord de Paris. Il avait eu faim et froid dans la capitale à son arrivée d’Afrique. La ville lumière dont  il a habité un pont. Ses mains avaient une autre activité.

       L’image de cet homme est remontée aujourd’hui. Une quarantaine d’années après nos quelques rencontres. Pendant que je lisais un article sur le déboulonnage de sculptures d’esclavagistes et autres assassins de masse officiels. Partout dans le monde une course au déboulonnage. En France, Colbert, Gallieni, plus d’autres « tueurs de l’Histoire passée », sont sur des socles éjectables. Pour ou contre ce déboulonnage ? Les débats vont bon train. Qu’en aurait pensé l’homme aux mains noires réparant des corps ? Sans se soucier de la couleur de peau ni de la classe sociale. Seul le combat contre les nœuds et douleurs comptait pour lui. Se battant pour aider un individu à se relever ou moins souffrir. Laissant dans son sillage un héritage de gestes reconstructeurs. Certains, ici ou là à Montreuil ou ailleurs, marchent avec une prothèse invisible. Celle du sillon tracé par deux mains pour ressemer de la vie dans un corps brisé. Un réparateur qui sillonnait les rues de la ville et d’autres aux alentours. Ses outils toujours au bout des bras. Un surhomme ? Pas du tout. Même si sa masse physique en imposait. Juste un homme à la hauteur de sa tâche. Beaucoup plus grand dedans.

     Sa voix s’est tue il y a déjà quelques années. En même temps que ses mains. Celles qui réparaient et construisaient. Une partie de sa parole d’homme était inscrite au creux de ses paumes. Tour à tour soignant et créant avec ses dix doigts. Sans aucun doute, il aurait été sensible à la vague internationale secouant le monde depuis plusieurs semaines. Lui qui ne touchait les cous que pour un massage et remettre telle ou telle vertèbre en place. Redresseur d’arbre de vie comme d’aucuns nomment la colonne vertébrale. Manipulant des poitrines d’enfants et d’adultes pour les aider à mieux respirer. La mort de l’homme sous le genou d’un flic l’aurait révolté. Comme tous ceux qui sont du côté de la vie et de la justice. Plus touché, parce que le cou était noir comme le sien ? Peut-être se serait-il identifié un bref instant en voyant les images. Un noir comme lui. Mais, l’émotion passée, il aurait vu la couleur d’un souffle implorant la pitié. Le souffle d’une seule race plaquée au sol pour l’éternité. Je ne crois pas que son empathie se serait limité à une couleur de peau. Même si, lui l’homme de culture et d’histoire, sait que le fait qu’il s’agisse d’un cou noir sous un genou blanc n’est pas le fruit du hasard. Les principales victimes des meurtres de policiers (fort heureusement pas tous des criminels) sont des basanés. Et en majorité des pauvres.

     Victimes par ricochet d’un inconscient colonial jamais expurgé de ses démons. Comme si, de mains en mains blanches, se transmettait un témoin de sang et de violence. Reproduisant les gestes meurtriers passés. Souvent aussi des paroles rebondissant de gorge en gorge blanche. Insultes à des anonymes ou récemment à une journaliste noire française. Ne pas partager ses idées est un droit. Comme de les trouver nocives, diviseuses, et les dénoncer. Avec les armes et règles du débat, même très polémique ; les poings restant fermés au fond des poches et les crachats retenus sous la langue. La traiter de merde en public est une fiente d’un cerveau malade à condamner et combattre. Mais aussi tenter de guérir pour qu’il ne fasse pas de petits comme lui. Ces haines, exprimées ou flottant dans le cerveau reptilien, sont des réflexes d’ordre quasi-inconscients. Toutefois, cette reproduction de descendants de colons n’est pas inscrite dans les gènes. Elle est intériorisée par un système. Parfois même encouragée plus ou moins officiellement. Un système à faire tomber de son piédestal.

     Parmi ses adversaires, certains ont tendance à l’imiter. Reproduire à l’envers ce qu’ils dénoncent. Comme un enfant violenté qui détruit à son tour. Le réflexe communautariste, mettre tous les blancs dans le même sac post-colonial, est une des plus mauvaises réponses qui puisse être donnée. À moins d’un désir de guerre des races qui n’existent pas. La majorité des blancs n’est pas responsable du système. La couleur de peau ne se choisit pas non plus. Être ascendant de colonisés n’est pas un gage d’humanisme. Certains noirs et arabes ont colonisé de la même manière leurs concitoyens qui venaient à peine de se libérer du joug des colons blancs. Nombre d’exemples encore en ce moment sur le continent africain et ailleurs. Rares les populations qui n’ont pas tenté de coloniser le voisin ou un peuple plus faible. Les preuves de l’histoire du monde sont plutôt accablantes pour le plus grand prédateur de tous les temps. Capable de beaucoup d’imagination dans l’horreur pour ses contemporains. Difficile  donc faire entièrement confiance à l’humanité qu’elle que soit la couleur de sa peau. Mais on peut tenter de progresser et réparer ce qui peut l’être. Comme par exemple déboulonner le système actuel, hérité du colonialisme, pour en ériger un nouveau. Sans doute imparfait. Mais avec la volonté de mettre tous les individus tous sur le même pied d’égalité. Sans se soucier de la couleur des pieds. Chaque être sur un socle républicain. Vaste chantier en cours pour de nouvelles sculptures. Avec des visages que les générations futures ne rêveront pas de déboulonner. Ni de vénérer. Pas mieux que l’idolâtrie pour retourner au pire.

   L’homme aux mains constructrices l’a déjà fait à sa manière. D’abord en lui puis dans la rue. Il a installé des sculptures de noirs et d’Indiens au cœur de Paris. Face entre autres à l'Académie française. Et en de nombreux autres endroits du globe. Ce constructeur, kiné et artiste, se nomme Ousmane Show. Déboulonnant à sa manière des siècles de colonisation. Juste avec les hommes et les femmes qu’il a créées et promenés sur la planète entière. Des créations portant la voix des peuples colonisés. Des noirs africains aux Indiens d’Amérique. Plus tous les autres perdants du coin de la rue ou aux antipodes. Donner un relief au silence meurtri d’êtres et de peuples envahis et dépossédé des racines de leur souffle. Quelques sculptures d’un homme ont fait plus que des tonnes de mots face caméra ou de déboulonnage. Suffit de les voir pour entendre leur souffrance. Réaliser aussi leur force. Pas que des victimes muettes. Des guerriers de leur propre dignité. Il leur a offert la voix méritée. Pas quémandée. Une voix puissante face à Colbert et au petit connard qui balance sa haine contre une face d’une autre couleur que la sienne. Redonner une parole enfouie dans les livres d’histoire ou un inconscient mondial. Sans chercher à faire taire la parole de qui que ce soit. Juste offrir à ces perdants une place à ciel ouvert. Pour les enraciner sur le socle de la race des vivants. Victoire née des mains d’un géant en 4 L.

     Réparateur d'histoires brisées.

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