
« Je ne crois que ce que je vois. »
Saint Thomas
Quel paradoxe à l’ère de l’image. Ne plus croire nos yeux. De plus en plus de spectateurs de l'actualité se méfient des images. Une méfiance pas née du hasard. Nombre d’exemples poussent à nous méfier de ce qui s’imprime sur nos rétines, via les écrans. Comme une célèbre petite fiole qui a fait le tour du monde virtuel. Un banal petit objet manufacturé. La scène où elle apparaît aurait pu se produire dans une émission de télé-achat : un homme vendant la fiole et son contenu aux spectateurs. Elle a été vue par des centaines de millions de gens sur la planète. Jusqu’à peut-être deux milliards d’individus face à leur écran. Pourquoi cette fiole avait une telle importance ? C'était un mensonge planétaire. Une fake-news ricochant sur toute la surface du globe. Un mensonge vendu par un homme important et qui pesait très lourd sur la balance du monde. Les sourcils froncés, la voix grave, il brandissait la fiole comme la preuve chimique des armes de destruction massive de l’Irak. C’était Colin Powell. Sa profession: chef d’État-Major de l'armée américaine pendant la guerre du Golfe. Le premier grand conflit du siècle naissant.
Nous avons menti, avoua-t-il quelques mois avant sa mort. Sans doute souvent tête baissée devant son miroir. Lui-même manipulé ? Sûrement un homme sincère au moment où il balance le mensonge. L'intox par l'anthrax. Un mensonge qui a tout de même coûté la vie à des centaines de milliers d’Irakiens, d’Afghans, mais aussi de soldats américains. Plus tous les morts, blessés, destruction par ricochet de cette invasion (sans l’aval de l’ONU; comme aujourd'hui la Russie massacrant le peuple d' Ukraine, une population n'ayant même pas la consolation de gigantesques manifestations pour la paix; les manifestants pacifistes antiguerre de l'époque sont-ils devenus en majorité indifférents ou des "va t'en guerre" ?). Tant de destructions humaines, de faune, de flore, de constructions, pour une fiole de mensonge massif. Normal que beaucoup se méfient du téléachat géopolitique. Encore plus en notre ère de nouvelles technologies. N'importe qui peut manipuler une image à domicile.
Qui croire aujourd’hui ? Propagande contre propagande. Le camp du bien, c’est moi, l’autre est le méchant. La propagande, c’est l’autre, moi, c’est de la vraie info. Rien de nouveau. Si ce n’est que les guerres de communiqués passent désormais par twitter et d'autres réseaux sociaux. Manipulation des images de la part de chaque camp. Avec en plus de nouvelles techniques très efficaces de détournement de la réalité dans le sens de son objectif. Je doute vraiment de ce que je vois. Quelle fiole agite-t-on devant nos yeux ? Fort heureusement pour la démocratie, l’esprit critique, nous sommes nombreux à émettre des doutes -parfois à tort- sur ce qu’on nous sert comme soupe à images à l’écran. Critique même à l'égard de nos radios et quotidiens préférés. Pourtant, je continue de regarder les actualités.
Certes avec une méfiance des spécialistes officiels microcravatés (combien de cravateurs ?) face caméras dans les émissions de téléachat vendant le bien et le mal. Communiquer, c’est pour gagner la guerre des images et des mots. Donc à minima mentir par omission. Ce qui n’empêche pas certaines « vérités » dans les propagandes ou com (chacun son mot) de chaque partie. Important aussi de se méfier de sa méfiance. Des officiels sont sincères dans leurs déclarations. Leurs convictions sont souvent écrasées par le rouleau compresseur à communiquer. Toujours dégainer le tweet avant son adversaire. On constate les dégâts, tout bord confondu.
Pourquoi donc m’évertuer à regarder les infos sur écran ? Je continue de croire à certaines images. Et à des mots. Même à certains silences. Tout ce qui échappe en partie aux officiels et à leurs organes de communication. Même si je continue de les écouter, certes de moins en moins ; de plus en plus sur France Musique, le vol des oiseaux, la lecture de poésie, l'existence non filtrée par les médias. En fait, je crois en ce que je ressens. Me fiant à ma peau et mes sens plutôt qu’à ceux des communicants. Un ressenti comme par exemple très récemment. Quand la barbarie s’est déversée sur un territoire. Une claque. Sidéré devant ces images insupportables. Des scènes replongeant dans les pires nuits de l’histoire de l’humanité. De l’innommable sous nos yeux impuissants. Noyés de larmes.
Je crois les visages tordus de douleur des enfants et des adultes israéliens ayant survécu au massacre. Brisés à jamais. Je crois en l'hébétude de celles et ceux n’ayant aucune nouvelle d’un ou plusieurs êtres chers. Le bonheur dans les yeux de jeunes êtres, avant que leur piste de danse ne devienne un cauchemar et une scène de carnage. La souffrance et la sidération dans tous ses regards n’est pas de la com. Ce sont des êtres humains plongés dans la solitude de la souffrance. Certains en colère avec désir de vengeance. Rien de plus naturel après avoir subi une telle horreur. Suffit de lire leur regard. Les yeux ne mentent jamais. La souffrance réelle non plus. Ce sont des enfants, des femmes, des hommes qui ont vécu l’enfer. Pas des images pour manipuler l’opinion publique. La réalité dans le regard des survivants. Des êtres blessés dans leur chair.
Comme ces enfants et adultes palestiniens. Détruits sous le ciel carnassier de Gaza qui dévore la chair de tout un peuple. Leur yeux n’errent pas dans le vide. Ils sont le vide. Entre leurs paupières, notre humanité destructrice. Celle capable de vider des êtres à peine venus au monde. Leurs yeux plus grands que les cratères de missiles où ont sombré leur toit. Comme les enfants israéliens dévastés, ils ne mentent pas non plus. Aucun de ses gosses n’a de formation en com et éléments de langage. Juste une sidération de chair et d’os. Comme dans les yeux des adultes, le visage essoré par la peur. Des regards semblables à ceux des israéliens. La souffrance n’a pas de frontière. Parmi eux aussi, la colère et l’envie de vengeance. Incontournable. Même réaction que sur l'autre bord. Des chairs blessés.
Pourquoi ce terme employé pour les uns et pas pour les autres ? Un chapitre sur une des deux souffrances est plus long. Pourquoi ? Pourquoi ? Vous voulez une réponse ? Taisez-vous charognards des deux camps ! Fermez vos bouches à haine ! Un peu de décence face à de telles horreurs ! Que vous dire d’autres que silence. Stop à la manipulation. Au moins le temps de la douleur et du deuil. Vous sortirez vos calculettes de l’indécence et du cynisme quand les cadavres seront inhumés et le sang nettoyé sur le sol ; il ne le sera jamais dans les mémoires. Venir après l’ignoble vu en direct ? Ça n’intéresse pas les charognards numériques. Techniquement, ils ont tout à fait raison. Laisser du temps avant de pointer son doigt sur l'ennemi ne sert pas beaucoup en termes d’audimat; très peu de retombées pour son image ( je suis le bon, le gentil, etc) et celle de son camp. Les charognards de part et d’autre le savent. De vrais pros du mensonge.
Pas des communicants nés du dernier conflit. Spécialistes du langage. Sachant très bien que la meilleure manipulation et propagande se fait sur des cadavres encore chauds. Twitter le plus vite possible pour occuper le terrain numérique. Le recul fait retomber l’émotion -légitime- et laisse trop de place à la réflexion et à la contextualisation. Surtout ne pas ouvrir une quelconque voie à la pensée complexe. Tout doit être binaire. Les méchants et les gentils. Le camp du bien ou du mal. Les vampires du sang des images ont besoin d’émotion brute pour attiser les haines et surtout gagner la guerre des écrans. Des charognes de clavier et souris de bureau distribuant les bons et mauvais points. Rajoutant de la confusion et de la violence sans se salir les mains. Peu importe la fake-news, ce qui compte c’est le résultat. De nouvelles armes de destruction assises ?
Et si les images qui m’ont si bouleversé (un euphémisme) étaient de la mise en scène ? Bien sûr que, comme tous les témoins impuissants, je me fais avoir. Nul n’est l’abri d'être l'objet d'une manipulation. Ressentir et se croire du bon côté n’est pas toujours un critère de vérité. Ni de réalité. En fait, peu importe ce que nous ressentons, taquinant les mots bien peinards derrière nos écrans. En réalité, pas du tout la priorité du moment. Autour de nos claviers et nos mots vains, ça tue, ça blesse, pour de vrai. Les êtres souffrant sous nos yeux s’en foutent complètement de nos émotions. Ils ont d'autres plaies à panser. Leur essentiel est ailleurs. Ils n’ont qu’une hâte : après les réparations des corps, pouvoir enfin vivre en paix. Certains, parmi eux, vont vouloir se venger. Nous n’y pouvons rien ; le sang versé est un aimant à sang reversé. Toutefois, la majorité d’un camp l’autre, même en ayant eu le désir de se venger, n’aspire qu’à une seule chose: vivre. Rien de plus. Leur plus grand rêve: une vie normale. Comme une grande partie des passagers de la planète. Naître pour aller jusqu'au bout de son histoire. Et mourir d’une mort normale.
Je ne crois que ce que je vois. Que de fois de ai-je entendue cette phrase pendant mon enfance. J’avais du mal à la comprendre. Surtout des gens croyant en Dieu. Quelle que soit leur religion. Ils croyaient à du non vu, même à la télé. Plus tard, j’ai compris que même les adultes, ces êtres d’apparence si forte, sûrs d’eux, n’étaient en fait que de vieux gosses perclus de trouille. Ayant besoin d’un Dieu, d’un patron, d’une famille, d’une religion politique, d’une idole, de rites… Pourquoi ? La trouille. Plus ou moins intense selon les êtres. Mais touchant huit milliards de solitudes : la trouille de la mort. Présente actuellement dans les yeux effarés derrière nos écrans. Des êtres qui l’ont côtoyée de très près. Voir de l’intérieur. Croiront-ils encore en l’humanité ? Sans doute certains et certaines. Mais une chose est sûre ; ils ne croiront plus aux hommes. La méfiance gravée à jamais dans leur chair meurtrie.
Ces gosses détruits de part et d'autre deviendront-ils des grenades de haine et de destruction ? Les rescapés de chaque camp seront-ils de futurs bourreaux ? Laissons les questions à demain. Aujourd'hui l'urgence. Pour deux peuples. L'un massacré sous les bombes. Et l'autre qui a subi un carnage. Deux peuples qui ont un point en commun. Ils ont peur du camp d'en face. Et de leur propres dirigeants. Trêve de blabla. Place aux soigneurs. Les petites et grandes mains réparant des corps. Dans une course pour sauver ce qui peut encore vivre.
Et place aussi aux nouveaux reconstructeurs de paix. Les intelligences humaines de chaque camp sont sans doute à l’œuvre. Au moins pour ouvrir un chantier de paix. Sans refaire les mêmes erreurs qui ont abouti à des milliers de morts. Pas une paix comme les précédentes. Quelle sera la différence ? Une paix validée par le monde entier, mais pas que sur des papiers ou des écrans. Aussi sur le terrain. Avec des répercussions au quotidien pour les deux peuples. La paix enfin réalisée. Pour les deux bords de la plaie. Les cicatrices resteront. Le sang versé ne sèche pas dans les mémoires; certains, ne jouissant que sur le chaos et la haine, essayeront d'en tirer profit. Y parviendront-ils ? Le temps le dira. Mais revenons à ce qui peut naître de ce chaos sanglant. Notamment cet espoir séparé et commun, sous le même ciel.
Une vie et mort normale.
NB: Cette vidéo simple et efficace même pour nous les indécrottables athées.