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Pour M et les autres ...
Toujours relevée. Qui était tombée ? Elle au singulier et pluriel. Pas la seule dans le même cas. D’autres ont chuté et se sont toujours relevées. On la croise souvent. Avec des visages différents. Son regard à elle et celui de ses sœurs de combat. Des visages de toutes les couleurs. Des beaux, des moches, des souriants, des gueules d’enterrement… Toutes des femmes se battant pour faire tourner la machine. Celle de leur famille. Et en plus du chantier à domicile, elles sont des petites mains de la machine du monde. Celle qui tourne au quotidien. Femmes de ménage, infirmières, institutrices... Des petites mains qui font aussi tourner la planète.
Des femmes le plus souvent seules. Ou, peut-être encore plus dure pour elles : mâle accompagnées. Toutefois, pas une règle ; certains hommes étaient et sont présents. Ne quittant pas la galère pour aller boire des coups, fumer des clopes, et finir entre des bras ne demandant pas de sortir la poubelle. Des hommes qui, eux aussi, font de leur mieux pour se relever au quotidien. Remonter sur le ring. De temps en temps, à bout de souffle, des femmes mettent un genou à terre. Envie de tout lâcher. Plus de force pour continuer sur un tel rythme. Déposer l’autre genou et cesser le combat ? La question les traverse. Jamais longtemps. Déjà retournées sur le ring.
Qui est-elle ? C’est ta (votre pour celles et ceux gênés par le tutoiement) mère. Celle qui t’a accueilli dans son ventre. Des mois durant à t’offrir le gîte et - tant bien que mal - une protection contre les intempéries de l’humanité. Avant de t’ouvrir la porte et t’accueillir sous un toit et sur un sol qu’elle a cresylisé à fond pour que tu ne chopes pas des maladies. Puis elle va s’occuper de toi. En plus de ses autres tâches inscrites sur un agenda à rallonges. Sans oublier d’élever aussi tes frères et sœurs. Parfois même des chiens et des chats. Avec ou sans l’aide d’un homme. Elle s’occupe de quasiment tout. Des gestes mécaniques du lever au coucher.
Elle, c’est aussi ta sœur. Certes, elle ne t’a pas mis au monde. Ni allaité. Mais on lui a souvent demandé d’avoir un regard sur toi. Tu surveilles ton p’tit frère le temps que j’aille faire trois courses. Grande sœur mue en mère en pointillés. Avant de le devenir à son tour et à plein temps. Perpétuer – mermétuer ? - ce que gamine, elle s’était promise de ne jamais reproduire. Non, non, et non. Jamais me tuer à la tâche comme ma mère. Surtout pouvoir respirer, prendre du temps pour moi, ne rien faire sans culpabiliser ; vivre tout simplement. Rien ne s'est passé comme prévu. Pourquoi ? Prise dans une spirale plus forte qu’elle. Incapable de résister à la reproduction.
Comme pour toi, M. En fait, ce courrier t’est adressé en grande partie. Qui es-tu ? Vous êtes plusieurs en une. Des copines de collège. Les yeux bourrés de rêves. Prêtes à bouffer le monde entier. Certaines maniant autant le verbe que le poing. Fallait pas trop vous faire chier. Certains garçons à la main lourde sur le cul des filles s’en souviennent. La soumission ne faisait pas du tout partie de votre vocabulaire. Bien au contraire. Vous étiez des rebelles. Pas du genre à baisser les yeux et vous écraser à la moindre paire de couilles de sortie. De vraies guerrières n’ayant peur de rien. Ni des hommes, ni de la pauvreté. Le buste droit, vous regardiez l’horizon droit dans les yeux. Comme si la planète entière était votre jardin à cultiver.
Déterminées à ne pas brader votre temps de passage sur terre. Rien ne semblait pouvoir vous arrêter. Plus forte que nous les garçons avec les pieds sous la table maternelle. Tandis que vous meniez déjà plusieurs combats de front. Sans cesse à vous battre. En permanence au four et au moulin. Avec rarement des plaintes. Contrairement à nombre de garçons débordés par le rangement de leur propre chambre. Des filles de combat. Pourtant, plusieurs d’entre vous ont fini par renoncer. Dont une des plus battantes : toi à qui je pense en particulier. Très forte mentalement. Incroyable boule d'énergie. Pourtant bouffée aussi par la réalité. L'horizon rangé dans un tiroir.
Certes pas que les filles du quartier qui étaient dans ce cas. Nombre de garçons ont aussi dû renoncer. Accepter de voir leur rêves bouffés par la réalité. Contraints d’aller au chagrin comme on disait avec un sourire crispé. Rien de nouveau sous le ciel des gosses de prolos. Parmi eux, certains étaient en double peine : pauvre et basanés. Avec en plus de la misère, le faciès-aimant à contrôles et autres humiliations. Dans tous les cas, la même couleur sous la peau : pauvre. Et loin des centres-villes. Avec des promesses balancées de gauche et de droite. Et oubliées dès la fin de chaque saison électorale. Les solitudes populaires savent qu'elles ne gagnent jamais dans l'isoloir.
De temps à autre, elles balancent une colère dégoupillée au fond de l'urne. Des solitudes désabusées sans espoir non plus en la fille de milliardaire et marchande de haines et de divisions. Juste un geste pour foutre la trouille à l'arrogance et au mépris. Quand tu n'as plus rien à perdre et à gagner, la colère- même irrationnelle- reste ta dernière dignité. Laissons les politiciens ( pas tous pourris et pourries) et revenons à toi, M. Et aux autres filles du parking. Indéniable que la réalité était encore plus dure pour vous, les filles. Chaque jour à cumuler les tâches dans le chantier.
Des filles qui étaient en multipeines. Avec parfois en plus, le poids de frustration des garçons sur le dos. Vous traîniez souvent en bande. Comme nous. Mais vos horaires étaient plus serrés. Toujours une course à faire ou « je vais aider ma mère ». Ce qui ne vous empêchait pas de rêver. Vous retrouvant sur votre parking des rêves. En parallèle à celui des garçons. Peu de mixité dans nos parkings. La différence est que, sur le vôtre, il fallait rêver vite. L’œil toujours sur la montre. Peu à peu, vous avez délaissé le parking. Nombre de vos rêves sont restés en panne. Et jamais réparés.
Parfois, je pense à vous. Notamment à toi M : intelligente, excellente élève, belle brune au rouge à rêves faisant rêver les mâles de tout âge, flamboyante et drôle, etc. Tout pour réussir sur le papier des critères de la réussite. Beaucoup de profs et d'élèves étaient persuadés que tu irais loin. Pourquoi toi et d’autres, des filles douées scolairement, n’avez-vous pas pu exprimer vos divers talents ? Contrairement à des garçons du quartier, beaucoup moins talentueux que vous. Bien sûr qu'il y a des raisons objectives à cette impossibilité. Aujourd’hui, je sais que les filles ne viennent pas au monde sur le même monde que nous les garçons. Et que la bagarre pour les femmes est encore plus intense quand elles sont nées sur les rives les plus pauvres. Englué dans ma propre trajectoire de jeune mâle en quête de sens, je suis passé en partie à côté de la vôtre. Sans grande empathie ni solidarité pour les filles de prolos en multipeines. Pourtant, nous étions plusieurs à être conscients du piège dans lequel vous étiez pris. Coincées.
Une mâchoire plus redoutable pour les filles que nous les garçons. Même si vous n’aviez pas les contrôles musclés de la BAC et de l’obligation de jouer du poing pour occuper sa place dans les rues de ses premiers pas. Néanmoins certaines d’entre vous subissiez aussi des violences. On en parlait moins à l’époque. Tant mieux que la parole se soit libérée. Et que le silence ne serve pas la main qui bâillonne la bouche de l’autre et l’écrase de son corps prédateur d'enfance et de femmes. Derrière certains de vos visages adolescents, peut-être des viols et autres violences à domicile. Comme pour les filles des quartiers huppés. D’où me venait cette conscience de votre multipeines ? En regardant les mères du quartier.
Au fil du temps, vous vous êtes mises à leur ressembler. De plus en plus. Jusqu’à parfois de ne pas vous différencier en croisant vos dos soudés sur un trottoir ou dans l’allée d’un supermarché. Normal pour n’importe quelle fille ou garçon de finir par porter certains traits du père ou de la mère, la démarche, le phrasé, le même humour, etc. Parfois, des gosses ressemblent même à des parents les ayant adoptés. Rares, celles et ceux n’ayant rien hérité sur le plan physique de leurs ascendants. Les albums photos sont là pour en témoigner. Toutefois pas de ce genre de ressemblance dont je parle. Mais d’une autre, profonde, souvent invisible au premier coup d’œil. Néanmoins perceptible quand on prend du temps à lire entre des paupières. En regardant un être droit dans le cœur. Quelle est cette ressemblance ?
Le mimétisme de la résignation. Semblable en plusieurs points à celui de certains garçons imitant leur père, les grands frères, les oncles, les voisins, et toutes les autres figures paternelles de proximité. Acceptant d’endosser la panoplie du « soumis volontaire ». Avec les mêmes haussements d’épaules, soupir résignés, et reproduction du rôle ancestrale du mâle. C’est comme ça, point barre et remets-moi un Ricard… Toutefois, avec le recul, j’ai l’impression que votre mimétisme était encore plus insidieux. Car inscrit dans le marbre depuis la nuit des temps. Sur notre parcelle urbaine commune, une jeune fille pauvre devait reprendre le flambeau maternel et transmettre des rêves qui finiront sur le même parking où les siens ont rouillés. Une transmission surtout aux filles.
Les garçons échappant plus à l' héritage enfermant. Pourquoi ? Même soumis au mimétisme de la résignation, ils bénéficiaient de beaucoup plus de possibilités d’ouverture sur le monde et les autres. Moins contraint notamment par les horaires des sorties nocturnes. Et nul besoin d’être raccompagnés. Sans non plus la peur d’une grossesse non désirée. Un un homme cumulant les aventures sexuelles n’est jamais traité de pute ou de nympho… « J’envie les mecs de pouvoir chourer une bagnole et se tirer à la mer. Tu imagines : pouvoir te barrer en pleine nuit. Sans demander l’autorisation aux darons ou grand frère. Se barrer pour aller tremper tes pieds dans l’aube salée. ». Les propos - revisités par une mémoire encline à la fiction - d’une fille de 16 ans. Le nez à la vitre, elle rêvait d’un ailleurs en solitaire. Larguer les amarres des regards de ses proches. Elle quittait la fenêtre pour retourner dans son lit. Et partir seule. A la barre de son être.
Qu’es-tu devenue M ? Et toutes les autres du quartier ? Sans doute que la mort est passée par chez vous et en a raflé quelques-unes. D’autres enfermées dans une maladie physique ou mentale. Parfois les deux. Peut-être que telle ou telle fille – sympa et ouverte - du parking est devenue une femme insupportable, haineuse et fermée. Le temps peut transformer nos belles lumières de jeunesse en une boue sombre et revancharde. Certaines ont sûrement réussi à décoller du parking. Sans avoir eu besoin de chourer une bagnole pour aller voir la mer entre quatre z yeux. Se libérant de l'assignation à résidence dans un rôle imposée – parfois avec bienveillance- par d'autres. Quoi qu'il en soit, le déterminisme n'est pas une fatalité. Même si parfois c'est très difficile d'y échapper. Quel que soit sa famille d’origine et éducation. Toutefois, malgré les difficultés, on peut écrire son histoire. Se pencher sur sa page du temps qui passe. Et essayer d'en faire une des milliards de merveilles du monde. Son histoire unique.
Dans tous les cas ; ici ou là, le temps a dû passer sur vous. Comme il le fait sur chaque être. En lui laissant plus ou moins de beaux restes. Néanmoins pas de crèmes anti-rides pour le cœur. Ni de produits anesthésiants pour les blessures profondes de l’enfance. Parfois, j’aimerais te retrouver M. Et avec toi, tous les autres copains et copines. Des retrouvailles ne serait-ce que pour quelques heures à dépenser ensemble sur le parking. Comme quand nous ne comptions pas notre temps - surtout nous les garçons. Se retrouver pour parler, rire, s'engueuler, boire des bières, fumer des pétards, se rouler des pelles, dire des choses sérieuses, raconter des conneries, rester silencieux... S'extraire des griffes du temps. Redevenir des passagers et passagères du parking hors du regard de flic et juge de la réalité. Toujours une main qui finira par ouvrir une boîte à outils. Pour bricoler une belle soirée. Et une croisière jusqu'à l'aube.
Tous et toutes ensemble au-dessus des pièces détachés de nos rêves. Fébriles. Des vieux gosses essayant de construire à la hâte un vaisseau commun. Pour se retrouver au moins une fois avec une vue de très haut sur notre quartier. En orbite au-dessus du décor de notre enfance. Tourner tels des enfances fanées sur un manège. À tenter de choper de nos mains tremblotantes la queue du Mickey … Une erreur de croire que vos rêves et les nôtres étaient en panne sur le parking. Juste un peu rouillés. Suffit d’ouvrir le capot et titiller la machine à désirer. Pour un nouveau décollage.
Une date de péremption pour les rêves ?