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Un lapsus de clavier revenu plusieurs fois. Depuis quelque temps, des morts perdent une consonne. La lettre erre, diraient les chercheurs de symboles. D’autres n’y verraient qu’un problème de frappe au km. Et c’est sans doute la raison principale. En effet, la course sur le clavier laisse parfois même des mots sur le bord des phrases. Toutefois, on peut trouver étonnant de transformer les morts en mots. Pourquoi pas en mors ou en mrts ? Chaque fois, c’est le r qui se fait la malle. Comme quand le téléphone nous propose des mots pour les textos. Des lapsus en lien avec l’actualité ?
Sans doute. Comme pendant la pandémie du Covid. Les morts très présents au quotidien. Pas un jour sans les comptabiliser. Avec même des courbes et des statistiques générant des polémiques. Plusieurs saisons à vivre avec cette comptabilité mortuaire. Comme d’autres, j’ai parlé de la mort. Celle qui pouvait nous saisir d’un seul coup et nous emporter. À un moment, on a cru que ce virus allait nous rendre moins cons. Un vœu pieux. Après la pandémie, la mort a retrouvé peu à peu sa place sur le fil de l’actualité. Sans la comptabilité mortuaire au quotidien.Avec pour ainsi dire les « morts habituels ». Puis un nouveau retour en force. Quand la Russie a déclaré la guerre à l’Ukraine. Le compteur a repris alors du service sur nos écrans.
Depuis, il tourne en boucle. Avec d’abord la comptabilisation des morts de l’abominable du 7 octobre en Israël. Puis depuis le défilé numérique des morts en Palestine et au Liban. Sans oublier le Yémen, l’Ukraine, l’Érythrée, la Somalie, la Syrie... La liste n'est pas exhaustive. On peut y ajouter la femme morte tous les deux jours sous les coups d'un proche. Avec une pensée particulière pour les résistantes iraniennes. Chaque jour, l’horreur. Comment pouvoir dormir entre abominable et horreur ? Quelle dose d’égoïsme requise pour se glisser dans la chaleur de ses draps ? Comment faire l’amour pendant que tant d’autres finissent leur nuit dans un linceul ? Des questions qui peuvent se poser. Mais inutile de se culpabiliser. Cesser de dormir et de baiser ne ressuscitera aucun mort. Ce qui n’empêche pas de rester connecté par l'empathie. Et d'être touché par la souffrance de ses semblables. Sans leur demander leur ADN et passeport.
Mais ils sont parmi nous. Bien qu'invisibles. Les fantômes de notre siècle assassin. Des morts et des mortes issues des guerres et des attentats sur toute la surface du globe. Certaines régions sont beaucoup plus touchées que d’autres. Souvent les mêmes dévastées depuis des décennies. Toutefois, notre jeune siècle comptabilise moins de cadavres que le précédent siècle. À 18 ans, le XXIe siècle s’était déjà noyé dans le sang et la boue des tranchées. Avant de remettre le « couvert de l’horreur » à moins de 40 ans. Plus le reste après. L'hécatombe sans frontières continue. 75 ans encore avant la fin de notre siècle. Dépasserons-nous le précédent en nombre de morts violentes ?
Avec ou sans lapsus, les mots ne servent pas à grand-chose. Avec très rarement de l’effet sur la réalité. Surtout quand elle se décline sur le mode guerrier et géostratégique. Se taire n’a pas non plus un grand impact sur le réel. Visiblement, le chaos mondialisé est plus fort que la parole et le silence. Il prolifère. Avec ici et là des diviseurs pour rajouter du sang au sang. Mais pendant le chaos, la boutique planétaire tourne. Les affaires sont florissantes. Et pas que pour les marchands d’armes. Des morts et des blessés par compte et profits. L’humanité est-elle de moins en moins côté sur la bourse planétaire ?
Important d’enterrer les morts. Un rite depuis la nuit des temps. Où de réduire en cendres et les disperser si tel était leur désir. Mais surtout ne jamais enterrer les mots. Quelle que soit leur langue. Les mots doivent rester vivants. De bouche à oreille. De clavier à écran. De stylo à feuille de papier. Peu importe leur support, s’ils donnent à penser, s’interroger, se révolter, s’aimer, se détester, se rêver, se souvenir… On a besoin des mots. Et inversement. Ne jamais oublier un des essentiel de tout membre de notre espèce. Incontournable. L'essentiel de tout être de chair et de mémoire. Indispensable à la vie.
Un être sans mot est mort.