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Quel bel hymne que celui de l’amitié. Très important pour nombre d’entre nous. On s’en rend d’autant plus compte au fil du temps qui passe. Et des rendez-vous répétés aux funérariums. L’amitié reprend d’un seul coup sa place que le quotidien et la tyrannie de nos agendas lui ôtent souvent. Cette fois, n’attendons pas une crémation pour se revoir. Quelques promesses semées sur le parking avant de remonter à bord de son histoire. En laissant derrière celui ou celle qui a quitté la route. Nous laissant sur le bas-côté d’une histoire commune. Et, quand les verres levés à l’absent sont vides, faut repartir. Reprendre le chemin. Avec un nouveau fantôme à bord. Chercher des bornes. Pour recharger sa machine à vivre. Que l’amitié à avoir de l’importance dans nos trajectoires ? Non. Essentiel de ne pas négliger l’hymne de l’amour, de la tendresse, etc. Mais pas l’interrogation du billet du jour. Revenons à cette lettre-déclaration d’amitié. À qui est-elle adressée ?
Un pays. Avec sa carte épinglée au mur de la classe d'école d’un vieux gosse de France. Une lettre adressée en priorité aux habitants et aux habitantes de ce pays. De métropole ou d’ailleurs. Certes des habitants et des habitantes qui ne sont pas tous des amis et des amies. De temps en temps, on croise des regards de boue et de haine. Parfois, l’œil peu amène peut-être le sien. Les trottoirs de France ne sont pas des tapis de roses avec récital de poésie à tous les coins de rue. Comme sur tout la planète. Toutefois, après un calcul rétrospectif depuis plus de six décennies à traîner sous le ciel de France, j’en suis arrivé à une conclusion. Un calcul très subjectif. Mes calculs ne donnent pas une majorité d’ennemis dans ce pays. Même si certains sont poussés à montrer les crocs au moindre passant différent d’eux et de leurs proches. Au bas de la feuille de calcul, un chiffre créditeur. Très important. Le crédit des amitiés d’ici.
Dès les premiers pas. Quand on ne sait pas encore lire le verbe aimer. Des amitiés indicibles dont on a souvent très peu de souvenirs. Mais, quelle que soit la trace dans notre mémoire, elles sont présentes sous la peau. Une présence inexpulsable de son histoire. Elles se trouvent avec les amitiés nées plus tard et dont on se souvient plus. Sa rue, son quartier, son école primaire, son collège, son premier amour, les pelouses du lycée, les bistrots, d’autres rues, d’autres parfums d’être… Toutes les rencontres d’individus – pas que des poètes et de grands humanistes - dont nous sommes tissés. Et réciproquement. Ces êtres rencontrés sont tissés de notre rencontre. Avec l’amitié voyageant de corps en corps. Toutes irréductibles et à jamais ? Non. Des amitiés, même très solides, finissent par se briser. Parfois pour des futilités, un orgueil plus fort que tout le reste... C’est la vie, comme on dit. Mais certaines amitiés demeurent indestructibles.
Toujours ça que les intégristes de toute sorte ne peuvent rafler. Ni détruire. Qu’ils détruisent au nom d’un Dieu ou de ismes. Le but dans les deux cas est équivalent : la destruction de l’autre qui ne prie pas ou ne pense pas dans la même direction. Tous – aussi différents soit-ils ou elles à mettre dans le sac de la grande haine et division. Donner plus de précisions ? Nul besoin d’épiloguer ; les destructeurs ont parole ouverte non-stop. Et pas uniquement sur les écrans de télé et de la toile. Bien sûr, ce n’est pas moi. Impossible de basculer dans ce genre d'intégrisme. Je ne suis pas du tout comme ça. Au contraire, je suis très ouvert et adepte du doute. Capable d’écouter des pensées différentes de la mienne. Prêt au débat et à me remettre en cause. Jusqu'à penser contre moi. Le doute et la curiosité sont mes moteurs. Pas tout le temps, Cher Ami. Qui a parlé ? Quelqu’un qui te connaît depuis longtemps. Qui ? Ton miroir. Toujours là pour m’emmerder celui-là.
L’amitié, c’est aussi ça. Comme votre miroir qui vous met à l’amende mentale. Des amis nous faisant la très grande amitié de nous secouer quand notre pensée est devenue celle qu’on dénonce. Passé sur l’autre rive. Quelques fois sans s’en rendre compte. Pourquoi une telle bascule. Parfois, fatigué où la flemme de penser plus loin, on suit le premier raccourci. Et la plus grande gueule avec dernier mot. C’est là où l’amitié – inquiète de notre dérive - a une grande importance. Quand elle nous met face à nos contradictions. Voire notre jumelage avec le pire de notre époque. Le signal d’alarme tirée par la vraie amitié. Celle qui pour autant ne juge pas. Et ne pense pas détenir l’unique vérité. Mais qui ouvre sa gueule quand elle considère qu’un ou une grande pote se met à déconner. Ce qui m’arrive parfois. Et continuera de se produire. Comme toutes les chairs mortelles. Et imparfaites.
Facile à écrire, pas facile à faire. Pourtant, l’amitié consiste à secouer l’autre quand on pense que c’est nécessaire. Toutefois, le « remontage de pendule » ne se fait pas seul. Le ou la secouée doit aussi participer. De quelle façon ? Déjà en acceptant de pouvoir se tromper. Jamais simple de reconnaître ses erreurs. L’ego ne supporte pas d’être pris en défait de perfection. Sans doute ce qui plombe notre espèce depuis la nuit des temps. Puis, après acceptation de la possibilité de se tromper, se pointe la solitude. Juste après avoir raccompagné l’amitié secoueuse après une soirée ou l’ego a pris cher. Vous vous retrouvez seul. Continuer dans le raccourci ou rebrousser chemin.
Dis donc mon grand ami, tu ne serais pas en train de devenir vieux con et réac ? Cette question - affirmation ? - n’est pas facile du tout à encaisser. Ni à poser. Je dois avouer une certaine lâcheté ; évitant de plus les sujets qui fâchent avec certains amis. Bien que de mon côté, il me semble – toujours le plus mal placé pour l’affirmer - que je suis capable d’entendre, d’écouter, et de tenir compte de tel ou tel critique. Ce qui ne m’empêche pas parfois de m’enfermer dans tel ou tel raccourci. Par orgueil ? Entêtement ? Connerie ? Préférer son raccourci rassurant à un chemin qui demande plus de souffle mental ? Sans doute plusieurs raisons mêlées. Mais, dans tous les cas, un retour à des raccourcis après acceptation de la critique et une tentative de remise en question. Et toujours un grand remerciement adressé à l’amitié qui permet ce chantier de doute et questionnements. Sans toujours rendre la pareille en posant la question qui secoue. Pourquoi cette lâcheté ? Sûrement la trouille de perdre de vieilles amitiés ?
Une appréhension qui ne date pas de très longtemps. Que de quelques années. Depuis la mort du débat et des frottements d'idées contradictoires. Remplacés par la punchline et les anathèmes pour désarçonner son adversaire, le disqualifier pour l’éjecter du débat. Les plus touchés parmi les traités de racistes, d’antisémite, de sexiste, d’homophobe, et autres joyeusetés, sont sûrement celles et ceux qui ne le sont pas. Contrairement aux autres confortés dans leur position. Au début, punchlines et anathèmes, c’était à la télé et sur la toile. Toujours entre des personnalités publiques. Les premiers temps, nous sommes un certain nombre à voir regardé ça comme un phénomène extérieur. Une gestuelle et une parole uniquement entre personnages médiatisés. Certains s’amusaient même de cette forme d’empoigne sous le regard de très nombreux yeux. Puis, peu à peu, l’amusement ou une forme de voyeurisme atterré s’est mu en une inquiétude. À quel moment ? Quand ce phénomène a sauté de l’écran. Pour envahir notre quotidien. Sous son toit, à table, au bureau, à la salle de sport… Début de la pandémie de punchlines et anathèmes. Double virus qui pouvait tous nous contaminer. Et sans masque ni vaccin.
Un phénomène qui a généré l’apparition d’un nouveau rôle. En réalité déjà existant. Mais il a repris du service. Et dans tous les milieux. En général, avec un pic d’activités pendant les périodes de fêtes. Quand les repas sont à rallonges. À l’apéro, tout est très bien. Puis on passe à table. Tout va toujours bien. Puis, l’alcool ouvrant telle ou telle digue, une pique atterrit au milieu d’un silence. Échange de regards. Qui va lancer une anti-pique ? Quelle bouche lancera les hostilités ? Et c’est là que le nouveau rôle s’interpose. En général, un être plus âgé. Conscient que ses repas de famille ou avec des copains et copines sont désormais comptés. Donc nulle envie de pourrir l’instant partagé. On change les assiettes. L’injonction de l’ambassadeur ou l’ambassadrice de table. La pique exfiltrée du centre de la conversation ? On peut les garder. Non quand même pas… La mienne est propre. Combien de repas sauvés par les petites assiettes ?
Caricatural ? Exagération ? Les échanges ne sont pas aussi tendus que je le prétends. C’est possible. Mais pour employer un terme très à la mode : la température ressentie. En effet, elle n'est pas la même d’un individu l’autre. La météo de nos échanges me semble de plus en plus perturbée. Comme une sorte de glaciation de nos relations. Plus le climat se chauffe, plus nos échanges se refroidissent ? Loin d'être le seul à le constater. Des copains et des copines évoquent de plus en les « sujets d'actualités qu’ils n’abordent plus » avec unetelle ou untel. Jusqu'à parfois même une sélection des couples invités ensemble pour éviter la punchline et anathèmes à domicile. Une amitié sous qui vive ? Certes pas un phénomène nouveau. Caran d’Ache - un caricaturiste antidreyfusard - le décrit déjà fort bien dans ce dessin. Une époque qui a préludé à la pire des barbaries.
Retour sur le plancher contemporain. La parole me semble circuler différemment. Avec plus de difficultés. Avec un pesage de chaque mot pour ménager les susceptibilités- un jeune siècle à fleur de peau ? J’ai l’impression que la violence - écrite ou verbale - a augmenté ces dernières années. La pensée contradictoire a de plus en plus de mal à se faire une place dans nos échanges. Dans une ère de pensée courte et binaire. Avec la prime au : de mon côté ou du mauvais côté. Plus compliqué de proposer son point de vue critique. Surtout, s’il ne va pas dans le « bon sens » du moment. Fort heureusement nous ne sommes pas sous certains régimes. Mais le verrouillage de nos conversations n’en demeure pas moins inquiétants. Un mauvais ressenti des échanges d’aujourd’hui ?
Une météo qui n’a pas changé du jour au lendemain. Elle s’est modifiée au fil des actualités nationales et internationales. Chaque mauvaise nouvelle rajoutant du sombre au ciel au-dessus du siècle. Avec de nombreux pics de perturbation de la météo contemporaine. Comme le 11 septembre, l’attentat de Charlie, le Bataclan, le Covid, l’invasion de l’Ukraine, le massacre du 7 octobre en Israël, le massacre-retour à Gaza, la dissolution, la motion de censure… Une liste bien sûr non-exhaustive. Et à remettre sans cesse à jour. L’un de ces événements lancés dans une conversation peut pourrir une tablée. Voire même une amitié. Et peut-être des relations de couple.
Revenons sur la France : terre d’amitiés. Elle a subi beaucoup de grosses tempêtes. Et pris de nombreux coups.Une terre d'amitiés divisée. Force est de reconnaître le travail des diviseurs de tout bord. Ils ont réussi à tenir leurs objectifs. Désormais, ça tire dans tous les sens. Une telle cohue dans laquelle des adversaires d’hier sont alliés du jour ; les ennemis de mes ennemis sont mes amis, peu importe le prix. Des alliances qui finissent par imploser. Va comprendre Charles, comme on dit. Quel merdier globalisé.
Comment arriver à se dépatouiller de toute cette confusion contemporaine? De mon côté, je suis souvent paumé. Pas facile de se retrouver dans notre époque. Avec en plus l'impression tenace que la bêtise et le bruit sont en train de submerger notre époque. Une noyade en cours mêmes de cerveaux de qualifiés de penseurs. Notre espèce entière en train de penser au rythme des influenceurs et des influenceuses ? La planète entre les mains d’intégristes des dividendes et du toujours ? Des questions qui peuvent se poser. Notamment au regard du pathétique spectacle que nous donnons aux étoiles, au vent, aux autres espèces… Étrange quand même pour l'espèce dite la plus intelligente du globe. La plus ancienne fake news de l’univers.
Certes atterré mais content d’être sur ce monde perfectible (notre boulot de passager de la planète). Indéniable que notre connerie humaine s’y est bien développé. Désormais semée plus rapidement sur la toile. Mais la beauté résiste. Partout sur la surface du globe. Et aussi en France. Même si tout n’est pas toujours rose. Et qu’il y a encore du pain sur la planche républicaine. Un vaste chantier du quotidien avec une foule de petites mains au boulot. La plupart sont invisibles et très mal rémunérées ( des applaudissement ne remplissent pas un frigo) pour leur tâche. Des petites mains souvent - on en eu la preuve durant le Covid- répondant présentes quand la population a eu besoin d'elles.. Pour ma part, je suis très heureux de vivre dans ce pays. Avec ses zones d'ombre et de lumière. Ses hauts et ses bas. Avec ses défauts et qualités, c'est un très bel endroit de notre planète. Tant que France des Lumières restera une terre d’amitiés.
Et une belle fenêtre sur le monde.