Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

1822 Billets

0 Édition

Billet de blog 20 février 2025

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

« Vous, c'est la table des gueux »

À peine rentrés dans le bistrot que le serveur se plante devant nous. Vous vous mettez ici ou là. Il nous désigne deux tables. Son doigt est sans appel. Le copain avec moi blêmit. Il a été serveur pendant plusieurs décennies. Conscient aussitôt de ce qui se déroule dans ce bistrot. Pourquoi le serveur nous assigne à des tables à deux places ? Tension. Délit de sale clientèle ?

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Photo: Gilles Delbos

« Nous étions des gosses d’esclaves. Une enfance dans les corons. La vie de nos vieux: très dure. Mais c’étaient des esclaves heureux. Faisant feu de toute joie. Et leurs gosses heureux. ».

Freddy Michalski.

Montreuil sous bois, 12 février 2025

Pour François-Xavier,  Alain , et Mustapha, élève et prof d'histoire au Collège Fabien

            À  peine rentrés dans le bistrot que le serveur se plante devant nous. Vous vous mettez ici ou là. Il nous désigne deux tables. Son doigt est sans appel. Le copain avec moi blêmit. Il a été serveur pendant plusieurs décennies. Conscient aussitôt de ce qui se déroule. Pourquoi le serveur nous assigne à des tables de deux places ? Et si on attend du monde, balance le copain. Le serveur semble embarrassé. Je balaye la salle du regard : d’autres tables (mises bout à bout) de six ou huit places occupées que par deux ou trois personnes. Le serveur s’était dit que nous n'allions consommer que deux cafés verres d’eau et squatter des heures durant un guéridon. « Vous, c'est la table des gueux » inscrit dans son regard. Le copain semble vouloir en découdre. Prêt à s’installer à une «table interdite» pour nous. Je le sens tendu. Il a le visage fermé. Je sais ce qu’il ressent. La même chose que moi. Nous gardons notre calme. Et on laisse couler. Même si ça bouillonne à l'intérieur. Nous nous asseyons à la «table tolérée».

           Deux femmes poussent la porte du bistrot. Elles vont s’asseoir à une table de six places. Le serveur ne les place pas. Peu après leur installation, il vient prendre leur commande. Échange de regards entre le copain et moi. Plus le moindre doute : pas le même traitement selon les clients. Nous ne sommes pas des bobos. Le serveur était comme nous un fils d’esclave (le terme employé quand nous avions peu d’indulgence pour nos parents qui - aujourd'hui père à mon tour, je le sais - ont fait ce qu’ils ont pu). Il s’est rendu compte tout de suite de nos points communs avec lui. Peut-être que, rentré seul, le copain, blanc de type caucasien, aurait pu donner le change et avoir le droit de s’asseoir où bon lui semblait. Pourtant aussi un gosse de pauvres. Certains pensent que blanc est synonyme de dominant. Loin de la réalité. La majorité des blancs de la planète sont dominés. Suffit d’observer le faciès de certains d’entre eux. Pour y voir la couleur de la misère. Elle reste indélébile. La couleur vue par le serveur ?

         Nouveau coup d’œil dans la salle. Et confirmation de notre ressenti: une table de quatre places est occupée par un seul client. Un jeune type très souriant. L’air sympa, comme la plupart des clients. Attend-il du monde ? Je passe de visage en visage. Autour de nous, une population nommée Bobo (un terme aussi réducteur que beauf et d’autres raccourcis du même genre). Beaucoup de trentenaires. En majorité, une jeunesse plus ou moins dorée. Toutefois aussi quelques « bobos chibanis. ». Et une minorité de faciès usés de pauvres comme quand je fréquentais ce bar à la fin des années 70. À l’époque, nombre d’ ouvriers avec blanc et rosé comptoir. Leurs remplaçants versent plutôt dans le numérique, la culture, et autres métiers moins usant physiquement que l’usine ou le bâtiment. Pas les mêmes professions, ni les mêmes corps. Les temps changent. Rien de plus naturel. Une ville n’est pas un musée. Et tant mieux.

           Une dent contre les bobos ? Non. Même si j’ai eu quelques interrogations quand ils sont venus s'installer au pays des prolos. Comme n’importe quel être  avec ses habitudes  se retrouvant  face à des us et coutumes différent des siens. Réflexe habituel de tout être face à l’inconnu ; ces « Étranges Étrangers » du poète Jacques Prévert et du « Qui c’est celui là ? » du chanteur Pierre Vassiliu. Un pas en avant, un pas en arrière. La porte entrouverte, refermée, rouverte. Avant de briser les glaces de nos apparences et se trouver des similitudes de mortels imparfaits. Leur arrivée à Montreuil ne m’a donc pas gêné. Au contraire. Un peu d’air frais et de nouveaux visages ça fait toujours du bien. Contrairement à l’endogamie urbaine. Hors de question de tomber dans le « Montreuil au Montreuillois de souche. » Ni dans l’antiboboisme primaire. Leur arrivée m’a offert la possibilité de nouvelles rencontres. Et des amitiés durables.

         Toutefois indéniable que leur arrivée dans les quartiers populaires n’est pas due au hasard. Et qu'elle a causé quelques dégâts sur le territoire. Leur installation est liée à l’immobilier et à la faillite industrielle de la queue de comète des trente glorieuses. Quand nombre d’usines et de pavillons étaient mis en vente. À des tarifs hors de portée des bourses de « gosses de prolos » de Montreuil. Ce qui évidemment généra quelques frictions. Parait que la lutte des classes n’existe plus. Du passé ringard. Et selon certains, nous serions passés dans la « lutte des corps » et de la transidentité. Indéniable changement sociétal. Nous sommes dans une période de bascule. En espérant que ce sera dans le sens du progrès. Affaire à suivre… Mais, en attendant, les classes sociales persistent. Surtout dans le bureau du notaire. Les chiffres ont toujours le dernier mot ?

           Une scène m’est revenue en mémoire. Face à face dans le métro avec Punkie. Nous avions traîné dans des squats et manifs d’autonomes avec comme mot d’ordre : Sex & Drugs & Rock & Roll. Il avait troqué les Doc Martins et la crête rouge contre le costard et les cheveux bien peignés. Avec en main la mallette du commercial qu’il était devenu. D'abord l'étalage de sa nouvelle vie. Avant un soupir. Ça sert à quoi de se ranger des conneries. On va juste singer les riches. Faire semblant. Comme avec cette merde de costard. On pue le pauvre ! On puera le pauvre à perpète. Sa voix chevrotait. Leur putain de Liberté Égalité Fraternité, c’est de la merde. Dire que mes darons y croyaient. Comme pour le vote. On se fait toujours baiser. Peut-être que nous les pauvres, on est nés juste pour se faire baiser. Par la droite et la gauche. Et encore plus profond par les fachos d’extrême droite. On est de la race des perdants. Le métro entre dans la station République. Bon, salut mec et à une prochaine. Bref serrage de mains. Je l’ai regardé s’éloigner sur le quai. Les épaules tendues dans son costard couleur colère.

          Punkie est-il encore vivant ? Accroché à sa place de commercial ? Singe-t-il les riches ? Replongé dans le vol ? Toujours une boule de colère ? Nous nous sommes plus jamais revus. Jusqu’à ce soir où son fantôme s’est assis à côté de nous dans ce bar de Montreuil. Présence invisible. Mais dans l’air flottaient ses mots. Un fantôme attablé avec deux VM ( vieux monde ) et gosses de pauvres buvant bière sur bière. Pour anesthésier notre colère ? Sans doute. Pour cacher derrière l'ivresse notre odeur de pauvre ? Ce n’est rien, me suis-je raisonné. Il y a pire en France et sur la planète. On ne va pas en faire un plat de la connerie de ce serveur. Une petite vexation passagère. Comme d’autres en vivent. Et des pires au quotidien de l’écrasement.

        Ce n’est pas rien, rage une petite voix au fond de moi. Elle n’a pas envie de laisser passer. Même réaction qu'il y a quelques années, lors d’une autre humiliation et mépris autour de quelques pierres et murs. Elle ne veut pas s'écraser face à l'injustice. Ce n’est pas une voix de haine. Un sentiment qui m’est étranger. Une voix qui me déborde parfois. Elle jaillit sans prévenir. Pour moi, ce qui s’est passé dans ce bar n'est qu'une saloperie ordinaire sans grande conséquence. Pas pour elle. Refusant la résignation. Arrête de chaque fois relativiser, tu viens de te faire humilier, rajoute la voix. Je ferme les écoutilles. Plus enclin à écouter une autre voix.

          Celle qui me culpabilise. Quelle impudeur d’étaler mon petit « bobo narcissique » en territoire Bobo. Ma pensée après avoir rédigé la première mouture du texte. Le poster ou non sur le blog ? Pas la mer à boire que de siroter des bières à une table à deux places. Vraiment indécent d’évoquer cette scène finalement anecdotique. Surtout au regard des souffrances ici et là. Inutile donc d’embouteiller le temps de lecture de tel ou telle internaute. Un texte de plus qui finira dans mes tiroirs numériques. Il ne manquera personne. Si à moi, est intervenu la voix. Elle n’avait pas envie de laisser couler. J’ai fini par mettre le texte en ligne. Aux internautes de juger.  

        Touché. Beaucoup plus que je ne l’aurais cru. Sans doute parce que c’est le dernier rade où je suis allé avec mon vieux. On sortait d’une batterie d'examens à l’hosto. L’avenir avait commencé à se rétrécir dans ses poumons. Il sentait que la fin approchait. Et l’importance de chaque instant à vivre. Comme de se jeter un rosé au comptoir avant de grimper dans son bus. Me prenant de cours en poussant la porte du premier bar sur la route. Il ne savait pas que ma copine (devenue mon épouse et mère de nos deux gosses) m’attendait en salle.J'étais très embarrassé.  Me disant que ce n'était pas le lieu ni le moment pour qu'ils fassent connaissance. Pressé que mon vieux finisse son ballon de rosé. Ce qu'il fit cul sec.

        Avant d'en commander un autre. Sans doute un troisième en attente. Pas sortis du comptoir. Certains vont tuer le temps à l’opéra, d’autres à l’apéro. Mais les deux ne sont pas incompatibles. Un jour,  j'irai à l'opéra... « Tu bois quelque chose, fils. ». J’ai pris un demi. Il était content de trinquer. « Tu sais… La fille avec qui je vis depuis trois ans, est assise en terrasse ». Mon vieux m'avait jeté un regard noir.  « Tu as honte de moi ou quoi ? ». Il était allé illico se présenter. Tous deux très heureux de faire connaissance. L’un et l’autre m’ignorant. Qu’est-ce qu tu es con, me suis-je dit, les choses peuvent être plus simples qu’on ne croit. Dès ce jour, il l'avait baptisée « ma petite fleur ». Une rencontre quarante ans avant, dans ce même bistrot.

        Le copain court après son bus. Faut que trouve une boulangerie encore ouverte. J'accélère le pas. La machine à penser comme moi s’enclenche. Et si mon interprétation était fausse depuis notre entrée dans le bistrot ?  Une exagération d'un fait anodin ?Peut-être que le serveur a placé de la même manière d'autres clients, sans se soucier de leur apparence. Pourquoi alors une telle réaction à somme toute pas grand chose ? Trouver absolument un point d’ancrage à une colère d’enfance à perpétuité ?

        Des questions qui restent en suspens. Mais rien de très important au fond. Que des soucis de nanti. Plusieurs milliards d'êtres  rêvent d'avoir le même genre de problèmes. Néanmoins perdure un mauvais arrière-goût dans les bières bues dans ce rade. Quelque chose n’est vraiment pas passé. Quoi ? L’inélégance. Pas sûr du tout que je refoute les pieds dans ce bistrot. Dommage parce que j’aime bien le lieu. Et qu’il est le dernier comptoir partagé avec mon vieux. Mon boycott ne sera pas un grand manque à gagner pour le tôlier. Les gosses de pauvres sont-ils plus susceptibles en vieillissant ?

         Revenir à mon contrat. Mouiller sa chemise pour essayer d'offrir le meilleur en accéléré. Une rencontre atelier dans un collège du haut-Montreuil. Avec des élèves loin du centre-ville. La plupart à des années-lumière du centre-livre, cinéma, musique, etc. Des gosses comme nous l'étions. Sans doute aimant et détestant leur ville. Comme Claude Nougaro dont la première version de «  O Toulouse » était une charge rouge colère contre la ville rose. Que leur faire écrire en un temps très court ? Ce qui est le mieux partagé depuis la nuit des temps.  Des sentiments sans frontières. Leur joie et colère. Que ces collégiens l'évoquent entre autres à travers leur ici. Sous le ciel de leur histoire unique. Écrire leur ville. Pas celle des anciens, ni celle des bobos. Rebaptiser les noms des rues avec la signalétique de leurs émotions. Des gosses d’ici et du monde. Dans leur Montreuil sous Joie et Montreuil sous Colère.

      Transmettre. Notre dernière cartouche quand on a t’on perdu ? Une défaite de notre génération et des précédentes. La preuve par le monde qu’on laisse à tous ces gosses. Quel que soit leur environnement familiale et lieu de vie. Contrairement au serveur, le réchauffement climatique et la connerie humaine ne font pas de tri. Inventons un autre héritage en parallèle. Lequel ? L’héritage du doute, du rêve, de la curiosité… Pour que ces gosses deviennent – s’ils le souhaitent- des vieux gosses transmetteurs. Avant de disparaître à leur tour et laisser la place à d’autres histoires éphémères. Après avoir vécu et tenter de transmettre les beautés -irréductibles- d’une humanité désespérante. Mais elle est comme les soldes : ni reprise, ni échangée. Autant en profiter de notre humanité. La rendre meilleure? Une sacrée gageure, certes pas interdite. Au moins ne pas la désespérer plus le temps de notre passage. Perdant mais en rage de beautés.

     Onzième étage d'une tour deux rues plus loin. Près de la maternité où je suis né. Devenue depuis un EHPAD. Un vieux pote de lycée m’a invité à manger et à dormir chez lui. Sans se voir régulièrement, nous nous sommes jamais perdus de vue. Désormais magasinier à la retraite, il voyage beaucoup sur les ondes de France Culture. Éternel curieux du monde et des autres. C’était lui qui avait tapé mon premier manuscrit à la machine. « La Nuit du jour » envoyé à 17 ans chez Gallimard. Et refusé. Très mauvais, mais ça reste le premier manuscrit- presque un «  vrai livre ». Tu veux quoi comme musique ? Il m’a demandé de choisir. J’ai fouillé parmi ces très nombreux vinyles. Deux musiques de vieux se sont imposées : La Souris déglinguée et Jo Lemaire . Nous avons mangé. Puis chacun dans sa piaule. La nuit sur Montreuil. Passée avec elle. Présence immobile derrière la baie vitrée.    

      À quoi pense la lune depuis si longtemps ? Rêve-t-elle de quitter le ciel et habiter la mer ? Envie d'élire domicile sur le plancher des vaches ? Est-elle heureuse ou malheureuse ? Sûrement ces soucis comme tout le monde. Loin de nos petites et grandes blessures de mortels.  La lune sait que notre troupeau de milliards de sacs de nœuds n’est que de passage. Un jour, comme toutes les espèces, nous disparaîtront. Une fin naturelle. Plus personne à table. Qu’elle que soit le nombre de places assises. Plus aucun repas pour toute l’humanité. Que restera-t-il de nos egos et nombrils depuis notre apparition sur terre ? Des milliards d’éphémères dans le vent. La lune le sait. Elle voit tout et ne balance rien. Comme les étoiles. La mémoire du monde au-dessus d’une ville endormie. Et la lune comme témoin.

         Des rêves d'un vieux gosse.

« Martin but avec eux et se sentit revivre. Quelle folie de les avoir quittés ! se dit-il ; sans aucun doute, il aurait été mille fois plus heureux s’il était resté parmi eux, sans livres, sans culture, sans hautes fréquentations. Pourtant, la bière lui semblait moins bonne qu’autrefois. ».

Martin Eden, de Jack London

Jo Lemaire La Nuit Te Ressemble 1990 © Frédéric Courtois

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.