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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 20 mars 2025

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Port du sourire

Joie des corps plongés dans l’eau. La plage est noire de monde. Toutes les terrasses des cafés sont bondées. Sur la baie, le port de plaisance est embouteillé de bateaux.  Des sourires sur tous les visages des commerçants et de leurs employés. Sauf un visage fermé. L'homme sait que son contrat s'arrêtera à la fin de la semaine. Pour délit de non port du sourire.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Photo: Marianne A


Planète Terre, post-mémoire


         Joie des corps plongés dans l’eau. Tandis que d’autres se prélassent sur le sable chaud. La plage est noire de monde. Toutes les terrasses des cafés sont bondées. Sur la baie, le port de plaisance est embouteillé de bateaux. Dont plusieurs yachts de personnalités connues aimantant les curiosités numériques. Un excellent début de saison qui se lit sur les visages de tous les commerçants. Et les serveurs, cuistots, et autres saisonniers sachant que leur contrat à la semaine peut faire toute la saison. Quelques mois pour engranger et vivre plus ou moins bien toute l’année. Cette cité balnéaire n'est habitée que par le tourisme. Hors saison, c’est une cité fantôme. Plongée dans le silence. Et l’effacement de la mémoire.

         Des sourires sur toutes les faces des commerçants et de leurs employés. Sauf un visage fermé. Avec du mal à réprimer un air de colère. Malgré les remarques du gérant du restaurant, il ne sourit pas. Pas même un embryon de sourire. Certes courtois et assurant un service parfait. Une des meilleures recrues en salle. Mais il déroge à la règle en vigueur sur toute la cote touristique. Une sorte de charte de qualité du plus petit au plus grand des commerces. La règle des «  sept lettres » est inscrite sur le contrat signé au moment de l’embauche. Contrevenir à un des points est susceptible de licenciement. Le serveur sans sourire le sait très bien. Tout est régi par les sept commandements de l’accueil. Pour satisfaire la clientèle.

Service
Opérationnel
Unique
Rêve
Imagination
Réaliser
Évasion


             Demain sera sans doute son dernier jour de travail. Il le sait. Pourtant un grand besoin de ce boulot. Pour apporter sa part à la famille. Au présent et penser à l'avenir de leurs jumelles. Contrairement à lui, son épouse est souriante. Sans trop se forcer. Elle travaille dans un hôtel. « C’est pas grand-chose. Tu joues le jeu. Y en a plein qui aimeraient être à notre place. En plus, tu sais bien la Brigade du sourire est plus exigeante hors-saison. Prends ton mal en patience. Y a pire comme peine que de devoir sourire. ». Elle a raison : une foule de travailleurs saisonniers s’impatientent sur le banc de touche. Malgré ses tentatives, il n’arrive pas à accrocher un sourire artificiel sur ses lèvres. Ni de dégouliner d’amabilités. Se contentant du minimum. Incapable de faire semblant. Une attitude qui lui a valu plusieurs amendes. Pour délit de « non-port de sourire ». Comme il est récidiviste, le montant de l’amende augmente à chaque interpellation. Même pas porteur d’une esquisse de sourire qui aurait pu susciter une indulgence de la brigade. Chaque fois échappant de peu à la rééducation. Plusieurs semaines dans un centre de «  remise à niveau de sourire ». 

           C’est très loin tout ce que tu racontes, lui répète sa compagne. Ses amis lui disent la même chose. Capables de sourire sur commande. Jamais aucun problème avec la Brigade du sourire. Ne se souciant pas non plus de l'histoire ancienne du pays. Tandis que lui n’y parvient pas. Parfois, il se sent étrange, pas normal à ressasser le passé. Incapable de pouvoir se détacher des photos vues sur les deux livres d’histoire. Parmi les rares encore en circulation. Adolescent, il en a trouvé deux par hasard dans une cave. « Brûle-les tout de suite sinon on va avoir des ennuis. ». Interdiction formelle de posséder des livres d’histoire. Sur la toile, nulles « traces  salissant le présent  de notre nation » comme avait dit un dirigeant. Vivre comme si rien ne s’était déroulé avant cette putain de dictature du sourire, s’énerve-t-il en tournant – en cachette - les pages. Plongeant dans une histoire du pays complètement effacée. Sa mère avait souri à la vue des flammes dans le jardin. Rassurée. Sans se douter que son fils avait brûlé un vieux livre de recettes de cuisine. Les manuels d’histoire bien planqués sous son toit. Comme une preuve. De la face du pays avant le sourire obligé.

          Le touriste approche son smartphone de la borne de paiement. Vraiment un beau pays. Le serveur sans sourire ne répond pas. Détournant même légèrement le regard. Vous êtes d’ici ? Il se retourne et acquiesce d’un hochement de tête. Vous êtes natif d’ici ? Il se crispe. Lui dire ou non ? Raconter la vraie histoire du pays camouflée derrière un sourire de déni national ?  L’homme réitère sa question. Non, pas natif. Je suis mort ici. L’homme affiche un air étonné. Je ne comprends pas. Il tapote du pied sur le sol. Sous cette terre, des milliers d’hommes, d’enfants et de gosses massacrés. Vous jouissez sur mes ancêtres. De la joie sur une ville en ruines. Le client le fusille du regard. Puis il se précipite vers le gérant.

             Dimanche soir, fin de service. Avec la sélection par le gérant des employés qui reviendront la semaine prochaine. Il ne se fait aucune illusion sur son avenir proche. Juste inquiet de la tension que ça va générer à la maison. Avec sa compagne et le reste de sa famille. Mais, plus fort que lui, il ne peut sourire sur le charnier de son peuple. Le gérant lui fait signe par la vitre de rentrer dans le bureau. À peine est-il assis que le gérant s’efface. Très vite, une femme entre et prend sa place. La cinquantaine très élégante. Avec le sourire classique aux lèvres. Elle semble gênée. Ne cessant de jeter des regards à gauche et à droite. Elle s'éclaircit la voix et se présente. 

          C’est la patronne. Elle est propriétaire de plusieurs établissements. Dont un très grand sur le port. « Notre gérant m’a raconté vos propos tenus à un client. ». Elle fronce les sourcils. « Inadmissible. Surtout pas du tout pro. » Elle fronce les sourcils. « Mais c’est vous qui avez raison. Nous faisons de l’argent sur un charnier. Et nos clients jouissent sur des cadavres. ». Il ouvre des yeux ronds. « Vous savez tout ça aussi bien que moi. Dans notre pays où la mémoire est interdite. Exceptée celle officielle qui commence à l’ère de la  constitution  du «  Présent et sourire ». Pas de mémoire qui fâche. Que des citoyens et citoyenne smiley. Je ne vais pas épiloguer là-dessus. Juste vous proposer un emploi sans relation avec la clientèle. Sans avoir besoin de sourire. Du moins pas permanent. Disons avec plus de possibilités de pauses et d'espaces où vous pouvez vous délester un instant du sourire. Souffler un peu sous le masque. On en a tous besoin. Mais ça requiert de la discrétion. Surtout en notre époque où tout le monde surveille et juge tout le monde. Ma proposition est donc de vous intégrer à une équipe en interne. » Il la dévisage. Accepter ou refuser ?

           La maisonnée dort à son arrivée. Il enlève ses chaussures et marche à pas léger. Je suis épuisée, je me couche. Il te reste de notre repas de ce soir. Le texto qu’elle lui avait laissé. Sans smiley, car elle sait qu’il déteste ça. Rien de pire qu’une époque où le sourire est obligatoire dans l'espace public. Mon visage n’est pas une campagne de pub pour la joie. Je ris et souris quand je le décide. Ses propos lors d’un repas qui avait mal tourné. Un homme en colère. Mais ce soir, il semble apaisé. Sans doute lié à sa décision. « Vous pouvez me répondre par mail dans la soirée ou demain matin. ». Une femme qu’il sentait sincère. Coincée entre ses idées profondes et le choix de sa manière d'être. Il lui donna sa réponse en direct.

           Après le repas, direction salle de bains. Il prend une douche. Toujours trop longue, rappellent les factures d’eau. Comme la majorité des habitants de la résidence, ils ont supprimé leur baignoire. Ses bains à rallonges lui manquent. L’eau du bain le détend. Les images de la journée remontent à la surface. Dont la rencontre étonnante avec la patronne. Elle aussi en relation avec le passé du pays. Avec une irrépressible culpabilité de sa « fortune sur des cadavres ». Même si elle ne veut pas faire de vague. Obéissant au port obligatoire du sourire dans l'espace public. Il ferme le robinet et s’essuie. Avant de terminer par le lavage de dents.  

           Son miroir lui sourit.

             NB : Cette fiction est inspirée de notre époque de consommer de l'immédiat sans mémoire. Notamment les selfies  avec sourire et  mise en scène ludique à Auschwitz. Comme devant un beau paysage ou à une terrasse de « Happy Hour » entre collègues. Ignoble. Gerbant mais pas étonnant. Un déni de l'histoire  raccord avec une ère de banalisation des saluts nazis. Mais pas que de jeunes touristes dans ce cas. Autre lieu, autre souffrance. Le président des États-Unis proposant la création d'une « Riviera du Proche-Orient » sur une terre avec des dizaines de milliers de cadavres à Gaza. Ignoble et gerbant. Mais pas non plus étonnant. Le siècle du déni de l'histoire ?

          Une loi du sourire a déjà été instaurée en 1948  dans une ville des Etas-Unis.

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