A la mémoire de Stevo et des moments michtos.
De ma terrasse, j’observe toute la famille s’affairer. Depuis tôt ce matin, Julie, son jeune frère, et ses parents remplissent un camion de déménagement. Cinq ans plus tôt, tous trois en vidaient un autre, au même endroit. Assis à la même place, j’avais observé l’arrivée de ces nouveaux voisins. Sans savoir qu’ils fuiraient un jour le quartier à cause de moi. Fuir pour briser notre histoire.
Chaque carton officialise notre séparation. La maison se videra petit à petit, comme notre histoire au fil du temps. La roue tournera toujours bien pour toi. Elle n’avait pas du tout apprécié mon humour. Tu crois que c’est simple pour moi ! Elle avait raison. Très difficile aussi pour Julie. Pas elle qui avait pris la décision. Elle s’était même battue contre avec une ardeur dont je ne le croyais pas capable. Mais, entre ses parents et son jeune frère qu’elle adore, Julie a fini par choisir. Comment lui en vouloir ? A la place de ses parents, aurais-je agi de la même manière ? Difficile à dire. Etre père d’une fille transforme un homme.
Notre histoire à Julie et moi avait mal débuté. Elle a dix sept ans, moi près du double. Mais Fabien, son copain avant moi, avait trente deux ans. C’était son prof de tennis et celui de son frère. Tous deux participent à des compétitions. Une famille très accro à l’activité physique, même aux sports de l’extrême. Tous très beaux, des corps parfaits. En plus, la tête bien pleine. Le père et la mère, lui prof d’histoire en fac, elle psychomotricienne, très ouverts et modernes, ne voyaient aucun inconvénient à ce que leur fille vive une histoire avec un homme plus âgé. On est plus dans les années 50. Les mœurs ont heureusement changé. Son père se justifia parce que, ma mère et moi, ouvrîmes des yeux ronds en voyant Julie et son prof s’embrasser à table. Des parents très modernes. Fabien par ci, Fabien par là. A les entendre, on avait l’impression que ce type savait tout faire. Même ma mère n’était pas insensible à ce bellâtre. Qu’est-ce qu’il avait de plus que les autres ? Julie, si subtile, attentive, aux autres, méritait mieux que ce bourrin. La douleur et la tristesse me font m’égarer. Où en suis-je ? Notre rupture donc pas liée à notre différence d’âge
Quelques jours après leur emménagement, ses parents étaient venus sonner à la maison. Il avait entendu ma mère jouer de la guitare. Concertiste réputée, elle avait failli arrêter sa carrière à la mort de mon père. Nous vivions en caravane sur les routes de France et à l’étranger. Mon père, guitariste aussi, faisait partie d’une très vieille famille de gens du voyage. Tous les trois un peu comme les ovnis du clan. A chaque tournée de ma mère, nous quittions les autres pour partir ensemble. Mon père et moi, assis ensemble, regardions maman sur scène. Au gré des villes, nous dormions dans notre caravane où dans des chambres d’hôtel 4 étoiles. Nomades de luxe. J’avais été élevé dans une double culture parfois compliquée, jamais appauvrissante. Avec son lot de coups de poings dans la gueule et de joies. Dans ce cimetière au bord de la mer, toute la tribu de papa était présente. Des voitures immatriculées dans toute l’Europe. Le village se souviendra de ces trois jours de fête. Dernière fois que je vis les gens du clan. Maman coupa brutalement les ponts pour se sédentariser. Fin du voyage.
Malgré le chagrin, maman s’était accrochée à son instrument comme à une bouée de sauvetage. Elle continua ses concerts. Sauf que je restais à la maison avec une baby-sitter. Le deuxième drame survenu six mois plus tard brisa ma mère. Elle perdit le goût de vivre et de la scène. Depuis, elle vit sous antidépresseur, cloîtrée dans la maison. Au fil du temps, ses colères répétées firent le vide autour d’elle. Pendant les crises les plus fortes, elle s’enferme dans notre caravane, îlot habité de voyages au fond du jardin. Les seuls moments où elle jouait de la musique. Avec la guitare de papa.
Il n'y a pas écrit conservatoire de musique, là ! Sourire crispé, elle tapotait fébrilement sur son front. Beau message d’accueil à nos voisins. Je sentis la crise, avec son cortège d’insultes, monter dans les yeux de maman. Encore péter un câble. Loin de se démonter, le couple avait insisté. En vous entendant, notre fille nous a dit qu’elle voulait jouer de la guitare. En plus, comme vous êtes juste en face, nous avons pensé que… Elle soupira. Sa réponse me cloua le bec.
Deux fois par semaine, Julie venait prendre son cours à la maison. Sa présence chamboula notre existence. Au contact de la gamine, Maman se mit à changer ; de moins en moins la femme submergée d’aigreur qui haïssait le monde entier. Même moi, je sentais parfois sa haine; elle m’en voulant d’être là, en permanence: seul témoin de son naufrage et de sa gloire passée. La gosse, visiblement très heureuse chez nous, avait ensoleillé notre vieux couple cohabitant avec les fantômes de deux être ; l’un mort, l’autre qui ne remit plus jamais les pieds dans cette maison. Une gamine réussit là où les psys et la chimie avaient échoué. Ma mère, transfigurée, se remit à jouer tous les jours. Elle décida même de ressortir. Tous les trois allions très souvent au concert. Les parents de Julie, surtout son père dont la vieille basse sommeillait dans sa housse, était ravis que leur fille baigne dans un univers musical. Nos voisins étaient devenus de vrais amis.
Jusqu’à ce qu’ils apprennent pour Julie et moi. La guerre de tranchée commença alors dans notre rue. Ils lui interdirent de traverser. Ma mère, folle de rage, ne m’adressait quasiment plus la parole. Elle avait replongé dans sa folie mortifère, enfermée dans la caravane. Mais Julie et moi, très amoureux, avions très envie de nous revoir. Impossible à la maison. Comment faire ? Les réceptionnistes de l’hôtel tiquèrent au début en nous voyant débarquer. Étrange ce un couple, résidant du quartier, qui louait deux ou trois par semaine une chambre avec vue sur l’autoroute. Jamais la nuit car ses parents la surveillaient de près. En plus, je ne voulais pas laisser maman toute seule. Une nuit, alors que j’étais sorti, elle avait fini aux urgences. Un cocktail de médicaments qui avait failli lui être fatal. Elle ne dormait que si j’étais à proximité.
Jamais je n’aurais pu penser que les parents de Julie, des êtres si tolérants, puissent distiller autant de haine. Ce mec est un pervers. Il te manipule. Je refuse que ma fille soit avec un sale type comme ça. Sa mère t’a attiré chez elle pour te donner en pâture à son fils. En plus, il est… il n’est pas… comment dire… Pas comme nous et nos amis. Nous, on préférait Fabien. Pourtant, j’avais beaucoup sympathisé avec eux. Leur fils, grand adepte de jeux vidéo, venait souvent dans le magasin que j’avais ouvert en centre-ville. Sans oublier les apéros ou repas de part et d’autre de la rue, les livres, les disques, les films échangés… Maman jouait de la guitare tandis que je chantais des chants manouches- mon dernier lien avec le clan. Une grande amitié qui vola en éclats d’un seul coup. Pour eux, j’étais devenu l’ennemi à abattre. Même prêt à colporter la rumeur que j’avais violé Julie. Folle de rage, elle les menaça de fuguer s’il portait plainte contre moi. Le fils se mit aussi à me haïr. Une fois sur un trottoir, lui et ses amis se marrèrent en point leur doigt vers moi. C’est lui le pédophile. Des passants m’avaient dévisagé. Je l’aurais bien giflé ce jeune con. Je continuais mon chemin. Poings serrés et tête basse.
Malgré toute sa volonté, Julie finit par se ranger du côté de sa famille. Je n’oublierai jamais le jour où elle m’annonça leur déménagement. Nous étions dans notre chambre d’hôtel préféré, la baie vitrée entrouverte sur une courette.Je sentais bien qu’elle n’était pas dans son assiette. A chacune de mes questions, elle bottait en touche. Puis, après un silence pesant, elle craqua. Son visage se couvrit de larmes. Je sortis sur la terrasse. A une cinquantaine de mètres, un flot ininterrompu de véhicules. L’autoroute qui, après l’avoir amenée, me l’enlèverai définitivement. Je sentais le poids de son regard. Elle se racla plusieurs fois la gorge. Je me retournai et la dévisageai. Ne pas perdre une minute de nos corps.
Les portes du camions verrouillées, le père et le fils grimpèrent dans la cabine. Julie et sa mère se dirigent vers la voiture de la famille. Mon ventre se noue. Julie doit se douter que je suis sur la terrasse, ma mère derrière les volets de la caravane. Je recule pour ne pas être vu de ses parents. Aucune envie de leur offrir le spectacle d’un homme abattu. Mon dernier orgueil face à ce couple et leur fils que je hais. Jamais ressenti un tel sentiment de haine. Aussi fort que pour une femme… Plusieurs fois, j’ai eu envie de ressortir le fusil de chasse de mon père. Les fumiers avaient gagné. Réussi notre histoire. Le camion démarre, suivi de la voiture. J’aperçois le visage de Julie derrière la vitre. Pas un regard pour la maison de ses ex voisins.
Assis derrière mon volant, je peste contre le type qui lambine devant moi. Plus de temps à perdre. Mes parents se foutent de ton âge et que tu sois à moitié manouche. Mon grand-père paternelle est d’origine malienne. Papa et maman sont pas racistes. Mais, pour eux, impossible de m'imaginer vivre avec un mec sur fauteuil roulant. Parti un jour à pieds à l’école, je revins trois mois plus tard sur des roues. L’être que je hais le plus au monde. Cette putain de chauffarde alcoolisée paye encore. Moins que moi. Et ma Maman détruite à jamais. Ce fut très difficile de prendre la décision de partir, la laisser avec sa douleur et ses fantômes. Et une guitare muette entre ses mains. Comment fera-t-elle toute seule la nuit?
Fallait choisir : rester figé sur ma terrasse ou prendre l’autoroute ? Aller de l’avant ou m’assécher derrière des barreaux invisibles ? A peine parti que déjà la culpabilité s’installe. Notre patrie c'est le pare-brise. La voix de mon père s'est invitée. J’accélère.
Julie allume la radio.