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Billet de blog 20 décembre 2024

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Des mains trop chères

Dernier regard sur des illuminations et 32 printemps. Son premier jour d’embauche était un 3 mai. Elle revoit la jeune fille très heureuse de bosser trois mois. Son premier gros job d'été. La fête de fin d’année a été différente de toutes les précédentes. Pas de suivante. Elle regarde ses mains. Trois décennies de son histoire sont gravées dans sa paume. Ses mains coûtent désormais trop chères.

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Marianne Faithfull - Working Class Hero © Christian Davies

           Dernier regard sur des illuminations et 32 printemps. Son premier jour d’embauche était un 3 mai. L’aube de ce matin très venteux est remontée à la surface. Elle revoit la jeune fille si  heureuse de bosser trois mois. Son premier gros job d'été.  Pour pouvoir se payer entre autres un voyage à Londres ; assister à un concert de son groupe préféré : The Clash. . La fête de fin d’année a été différente de toutes les précédentes. Pas de suivante. Elle regarde ses mains. Trois décennies de son histoire sont gravées dans sa paume. Ses mains coûtent désormais trop chères. Comme toutes les autres de l’usine. Des gestes mécaniques moins chères ailleurs. Elle détache le regard de la façade de l’usine. Puis d'un pas rapide gagne le parking.

             Elle accélère.  Comme tous les jours depuis une semaine, elle ne regardera  pas le mur. Il se situe à une centaine de mètres de l'usine. Juste avant l'entrée  de l'Intermarché.  Sur mur d’un entrepôt désaffecté, une main anonyme avait bombé: Chairs trop chères jetées à la poubelle. Une inscription avec de très grandes lettres en rouge. Des mots photographiés une multitude de fois et ricochant sur les réseaux. Le journal local s’en était même servi pour illustrer un article annonçant la fermeture de l’usine. La phrase lui avait déplu. « C’est qui l’abruti qui a écrit ça. Je ne suis pas une chair. Et en je n’irai pas à la poubelle, avait-elle pensé. » ? Ses collègues fort surpris de l’entendre se fâcher. Une taiseuse. Sa colère filtrée par ses cigarettes. Et une poignée de cordes. Elle a refusé de photographier l’inscription. Contrairement à sa fille. La phrase est en bannière sur son compte Instagram.

           Comment le dire à sa fille ? Elle a treize ans. Une pré ado semblable à toutes les autres. Ni plus simple, ni plus complexe que les autres. Semblable à sa mère au même âge. Mais avec une différence de taille. La mère a eu un père aimé et aimant. Très présent. Parfois trop Papa poule bourré d’anxiété pour sa fille. Tandis que sa fille est sans Papa. Jeté hors du ring quand elle avait trois ans. Très vite après avoir commencé à cogner. « Faut que tu arrêtes ça et te fasses soigner. ». Il s’était excusé. Prêt même à aller voir un psy. Mais chaque fois, un impondérable obligeant le report du rendez-vous. Néanmoins, il avait complètement changé d’attitude. Jusqu’à une nuit où il est rentré ivre mort. KO dans la cuisine et embarqué à l’hôpital. Le jour de son retour, ses vêtements dans de grands sacs plastiques sur le seuil de la maison. Il a essayé d’ouvrir. Elle avait changé les serrures. Il a chargé sa bagnole. Sous le regard d’une petite fille derrière la fenêtre de sa chambre. Son doudou dans la main. Une girafe offerte par son père.

             Entre temps, le couple a été convoqué par un juge. Son ex n’a pas nié les faits. Et promis de se faire soigner. ». Elle n’en a pas démordu. Refusant de le voir chez elle : la maison louée à son nom. Mais pas contre qu’il revoit sa fille. Elle a fait les démarches pour établir un droit de garde. Son ex n’est jamais venu à un seul rendez-vous avec le conciliateur. Un jour, elle a appris qu’il avait quitté la région. Sans jamais plus donner de nouvelles. Elle n’a pas cherché à en prendre. Enfin débarrassé, s’est-elle dit. Avant de se rendre compte que son fantôme traversait encore la maison.

          Mère refusant le silence, elle lui avait tout raconté, sans occulter les coups reçus et ceux donnés. Malgré ses explications, le poids de l’absence du père pesait sur les épaules de leur fille. Elle avait extrait des photos d’un album. Son père dans sa chambre. Vêtu de sa tenue de scène. Un beau gosse, boucle d’oreille et cuir usé sur le dos. Comme sur les pochettes de disque de son groupe préféré. Il était venu jouer de la guitare et chanter à l’usine. Leader d’un groupe vivant à l’autre bout du pays. Trois semaines après, ils emménageaient ensemble. Lui avait dégoté un boulot de livreur à mi-temps. En attendant de signer avec une « Major »... Deux mois après, le groupe avait clashé. Plus que sa guitare et les souvenirs des concerts. La boule d’aigreur s’installa. Implosant les jours de bières à rallonges.

            « Quand j’étais gosse, mon père cognait Maman. Elle était terrorisée. Avec qu’une trouille : qu’il s ‘en prenne à moi. Ce n’est jamais arrivé. Alors que Maman pouvait dérouiller à tout moment. Une télécommande pas à sa place, un retard d’une demi-heure en rentrant de son boulot de caissière, une coupure d’électricité lors d’un match de foot… Tout pouvait déclencher l’avalanche de coups. Et du lourd. Mon père était un boxeur raté. Et classique, il avait projeté sur moi. Pour faire de son fils unique un champion. Je n'étais pas mauvais, mais pas assez de niaque pour gagner des compètes. Plutôt doué pour la pédagogie. Mon père ne l'a jamais su. Son fils était devenu prof de boxe.

               En cachette. Je filais des cours à Maman. Au début, elle ne voulait pas. Puis elle y a pris goût. Elle s'est même acheté une paire de gants. Un jour, mon père ivre mort a commencé à la cogner. J’étais dans l’encadrement de la porte. Maman a croisé mon regard. J’ai levé les poings et boxai dans le vide. Elle a fait le reste. Surpris, il glissa et alla droit au tapis du salon. Pas sonné par les coups. Il aurait pu la détruire. Je me suis approché. Les poings en garde, prêt à m’interposer. Nous avons échangé un regard. Il s’est contenté de se relever. Récupérer ses lunettes et aller se coucher. J’ai levé le poing de Maman. Premier vrai sourire sur le visage de Maman. Jamais plus, il ne l’a pas touché. Maman avait repris confiance. À 18 ans, je suis parti de la maison.

          Quinze jours après, Maman m’imita. Elle a fait ses bagages. Pendant que mon père était en déplacement sur un chantier. Je ne savais pas que son départ était prévu depuis de longues années. Quasiment depuis mon entrée en sixième. Elle attendait juste que je quitte le toit familial. Pour pouvoir sortir de l’enfer à domicile et refaire sa vie. Ce qu’elle a réalisé  très vite en vivant une nouvelle histoire. Mais en réalité déjà inscrite dans l’air : son ancien amoureux du collège. Tout le contraire de son ex-mari. Qui, lui, est resté KO sur son canapé. Là où on le trouva six mois après nos départs de la maison. Mort bourré de médocs.

              Les mots de son père avant de l’inscrire dans une salle de boxe. À l’époque, elle était la seule fille. « Si c’est trop violent. Tu feras du judo. Ou un autre sport de combat. Je veux jamais que tu portes un jour le masque de Maman. Jamais, ma fille. La vie est trop courte pour se la laisser pourrir. Pour ça qu’il faut savoir se protéger.  ». Elle a beaucoup aimé la boxe. « Ta fille, c’est de la graine de championne. » Les mots du coach avaient généré de la fierté paternelle. Mais, comme son père, elle n’était pas du tout une compétitrice. Et en plus, une autre passion est arrivée, transmise par son ex. Depuis, elle joue de la guitare. Tous les matins et les soirs. Pas un départ à l’usine sans dose de« calmant à six cordes » comme elle a renommé son instrument. Chaque soir, avant de se coucher, elle joue dans le salon. De moins en moins longtemps. Ses doigts fatigués par le travail quotidien.

           Elle se gare devant le collège. La sonnerie de fin de journée retentit. Sa fille s’arrête net sur le trottoir. Elle affiche un air étonné. Jamais, sa mère vient la chercher. Elle grimpe dans la bagnole. Qu’est-ce qui se passe , Maman ? » Elle démarre. « Ma fille adorée, je voudrais te dire que… Comment te le dire ?  ». Sa fille hausse les épaules. Elle le sait. Comme tous les élèves du collège. La plupart de leurs parents bossent à l’usine. La nouvelle tourne en boucle sur les chaînes d’info et à la radio. Difficile quand on habite la région de ne pas être au courant. « Ma fille adorée, je voulais te dire que… on part en voyage pour Noël. ». L’ado ouvre des yeux ronds. D’habitude, elle passe Noël toutes les deux. Un bon repas, les cadeaux. Puis la fille gagne sa chambre. Assise sur son lit à textoter jusqu’ à tard dans la nuit. Pendant que sa mère joue de la guitare. Remake le réveillon du jour de l’an.

         Sa fille gigote  sur le siège passager. « Mais Maman, tu as plus de boulot. Et on n'a pas les moyens. Ce n'est pas possible. » Elle lui fait un clin d’œil dans le rétro. « Si ma fille, on peut. J’ai un compte prévu pour ça depuis longtemps. Et je pense que c’est l’occasion de s’en servir. Pour sortir un peu de tout ça. On va pas se laisser abattre. Et prendre du bon temps au chaud sur une île. Se mettre un peu de soleil sur la peau. ». Elle secoue la tête et ajoute : « Du soleil sur notre chair… vie.  ». Sa fille l’a écoutée sans l’interrompre. Elle n’est pas dupe. Sa mère ment. Elle sait bien qu’elle n’ a aucune réserve d’argent. Chaque mois, la course pour ne pas être trop dans le rouge. Mais elle fera semblant d’y croire. Si heureuse de la lumière dans les yeux de sa mère. Pas une chair, une femme. Et une mère debout dans le regard de sa fille adorée.

          Mon instrument c’est mes dommages et intérêts. Comme ça qu’elle qualifie sa guitare : le seul des objets que son ex n’a pas trouvé sur le seuil. Il l’a harcelé pour la récupérer. En vain. Une guitare datant d’une cinquantaine d’années. Et pas n’importe laquelle. Selon son ex, elle aurait appartenu à Jo Strummer, le chanteur des Clash. Trouvé dans une chambre d’hôtel. Et la mère de son ex, femme de ménage, l’avait trouvé. Donne là à ton fils puisqu’il fait de la guitare, lui aurait dit le patron de l’hôtel. Elle n’a jamais cru à cette histoire. Son ex s’inventait beaucoup son existence.

          Encore une de ces mythos, s’était-elle dit quand il lui avait raconté l'histoire de sa guitare. Tout en sachant que c'était une grande marque.  Et qu'elle valait chère.« Incroyable ! Vous avez une des guitares de Jo Strummer. Regardez la photo sur ce concert. Y-a aucun doute sur cette guitare. Il a joué avec. C’est une histoire de ouf. ». Le vendeur du magasin n’en revenait pas. Il tenait l’instrument comme un objet sacré. Il a appelé son patron. Même stupéfaction et certitude sur les mains célèbres ayant joué sur la guitare. Le gouvernail passé d’une main de luthier à un musicien très connu, puis à un autre totalement inconnu, avant d’atterrir entre les doigts d’une ouvrière. Et pour finir sur le mur d’un collectionneur.

         Sa fille fronce les sourcils. « Maman, tu prends pas ta guitare pour le voyage ? ». Jamais elle partait en voyage son son instrument.  Sa mère esquisse un sourire. « Pas d’usine et pas de guitare. Mes mains vont vraiment être en vacances. ». Sa fille blêmit. Elle vient de comprendre. Se renfrognant à l’arrière de la camionnette  de « union libre » comme elle a surnommé les quelques amants de sa mère. C’est le dernier. Et le premier à avoir passé le cap des trois ans. Un « union libre » qui a débarqué dans leur histoire - plus que fusionnelle. C’est un retraité de la poste. Depuis, il est batteur dans un groupe amateur. De tous les copains de sa mère, c’est celui qu’elle préféré. Le seul qui n’a pas cherché à la mettre dans sa poche pour pouvoir prendre ses aises dans la maison. Et il ne fait pas semblant de s’intéresser à elle en lui posant des questions sur le collège, un p’tit copain ou non, son avenir. Comme si elle était transparente. Un « union libre » toujours très distant.

       Elle n’ a pas eu besoin de lui pourrir la vie. Contrairement à ses prédécesseurs. Faisant tout pour qu'aucun ne pose pas ses bagages à la maison. « Les gosses c’est pas mon truc. La preuve : je n’en ai pas fait. Je préfère qu’on se voie chez moi. ». Aucun des « union libre » n’a eu un double des clefs. Sauf lui. Pour donner à manger au chat lors des rares absences de la mère et la fille. Elle a confiance en lui. Depuis qu’il ne l’ a pas balancée à sa mère. Après l’avoir vu fumer devant le centre commercial. Si elle l’avait su, sa mère n’aurait pas hurlé, ni giflé. Jamais, elle avait levé la main sur sa fille. Mais elle aurait été fort attristée. Surtout déçue. Espérant que sa fille passerait à côté du tabac. Et jamais accro comme sa mère.

          La camionnette  s’arrête à un feu rouge. Elle pose la main sur la poignée d’ouverture. Envie de sortir et de s’enfuir. S’effacer. Plus de père ni de mère. Les adultes, c’est tous des connards qui ne pensent qu’à eux, se dit-elle, les poings fermés. Tour à tour écrasée de tristesse et en colère. Avec l’envie de tout casser. Des questions tournent en boucle dans sa tête. Pourquoi elle a fait ça ? Pas le droit de me faire ça à moi. Pourquoi elle a vendu le seul objet en lien avec mon père. Même si j’ai rien à foutre de la guitare, je voulais qu’on la garde. C’est le seul truc de mon père… Et elle l’a vendue. Pourquoi ? Se mordant les lèvres pour se retenir de gueuler dans l’habitacle. Elle tourne la tête. Dehors, les premières leurs du jour. Son regard humide est paumé derrière la vitre. Elle s’est fait une promesse. La seule façon d’apaiser la colère contre sa mère. Elle s’est juré de racheter la guitare de son père.

            En parler avec sa mère ou non ? Elle le fera un jour. Mais pas aujourd’hui. Ce n’est pas un jour comme les autres. Pas de conflit pour leur premier voyage ensemble. Jamais elles n’ont jamais quitté la région. Pour quelques week-ends à l'océan ou au ski. La mère et la fille dormant dans la camionnette prêtée par la voisine : une fleuriste. Elle n’évoquera pas la guitare vendue. Nulle envie de polluer le sourire de sa mère. Rarement, elle l’a vu aussi détendue. Sans le moindre nuage dans son regard bleu. Priorité à leur voyage.

          À la descente de l’avion, elles échangent un regard. La mère et la fille sont immobiles sur le tarmac. Sans se soucier des gens contraints de les contourner en râlant. Large sourire en écho sur leurs visages. Elles ont encore du mal à y croire. De se retrouver ensemble le matin du jour de Noël, à des milliers de km d’ une petite maison vide. Avec un sapin dans un coin du salon. Et quelques cadeaux pour le retour. Maman écrit sur des paquets, et Ma fille adorée sur les autres. Mais une surprise les attend à leur retour. Un paquet ni de l’une ni de l’autre. C'est le cadeau de «union libre».

         Un nouveau calmant à six cordes.

NB : Cette fiction est inspirée d’un reportage ( à 11 minutes) diffusé ce matin sur les ondes de France Inter. La « fin des Saupiquet ». Des témoignages très touchants. Notamment celui d’une des ouvrières, dont la voix m’en a rappelé une autre. Celle d’une ouvrière de ma ville d’enfance. Je la croisais parfois le dimanche au bar. Une costaude qui avait – légende urbaine ou réalité ? - envoyé son compagnon cogneur à l’hosto. Vivant depuis seule avec sa fille. Et un homme. Là depuis bien longtemps dans son histoire. Une présence depuis ses 15-16 ans. Toujours sur sa poitrine. Jo Strummer sur un badge. 

The Clash - Should I Stay or Should I Go (Official Video) © theclashVEVO

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