Rapiécer des enfances déchirées. Quelle gageure de s’atteler à un tel chantier. Chaque fois ce que je me dis en croisant des thérapeutes ; au sens le plus large du terme : médecin, infirmière, psychologue scolaire, kiné, etc. Certes pas toutes et tous avec des mains rapiéceuses d'enfance. Mais des êtres qui mettent les mains dans le « cambouis de l’autre ». Incapable pour ma part de faire ce qu’ils font. Dont la plongée des psys dans les ténèbres de leurs semblables. Peut-être trop englué dans mon cambouis. Et sans les outils pour essayer d’éclairer la nuit des autres. Contrairement à ces « perceurs d’obscurité » cherchant des solutions. Sans la prétention d’offrir l’aube clef en main à leurs semblables. Juste installer quelques panneaux indicateurs ici ou là. Ne serait-ce que pour tâtonner mieux dans son obscurité.
Thérapeutes et poètes œuvrent de manière différente. Mais pas du tout avec les mêmes objectifs. Les uns cherchent à soigner. Sans toujours y parvenir. Et quelques fois commettant des erreurs ; le thérapeute n’est pas un surhomme. Même si la plupart d’entre eux ont le désir de soigner. Ce qui est le cœur de leur métier – un vrai avec des diplômes et rémunéré. Contrairement aux poètes qui, même s’ils peuvent mettre du baume sur les plaies, ne sont pas soumis à l’obligation de soigner. Néanmoins, les deux pratiques ont un point en commun. Revenir toujours au début d’un tissu vivant. Du premier fil. Le début de la pelote d’une histoire.
L’enfance. Avec ses braises qui ne s’éteignent jamais. Même si elles sont recouvertes au fil du temps. Mais toujours présentes comme un volcan jamais éteint. Avec parfois des éruptions, plus ou moins dévastatrices. Ce ne sont quelques années, le plus court moment de son existence et celui qui durera le plus longtemps. Puisque souvent, au seuil de son dernier voyage, on y replonge. La mémoire, soufflant sur les braises, attise des images dont certaines avaient complètement disparu. Des flammèches dans des regards patinés par les années. Une dernière tournée de son enfance.
Tout part d’elle et revient très souvent à elle. Guère un scoop ; qu'on l'aime ou la déteste, l'enfance reste l'espace central de toute trajectoire humaine. Pas un hasard si les thérapeutes y installent leur campement de base. Pour, tels des archéologues de nos zones d’ombre, entamer des recherches sur le terrain. Notamment autour des braises du volcan et des différentes coulées de lave au fil du temps. Des fouilles avec quel objectif? Détecter ce qui peut coincer dans le tissu d’une histoire. Jusqu’à la déchirer. Petite ou grande déchirure. D’abord repérer et nommer. Comme de donner une adresse à sa souffrance. Avant de tenter de rapiécer ce qui a été déchiré. Un vaste chantier.
Mais vouloir soigner n’est pas un gage d’humanisme. La preuve par une récente affaire de viols perpétrés au sein même d’une unité de soins. Par un homme censé soigner des corps en difficultés. Ne pas non plus oublier que le bourreau du peuple syrien était médecin. Un professionnel de la santé (paraît qu'il ne faisait pas payer les pauvres) comme le grand écrivain du Voyage au bout de nuit et, en même temps, l'auteur des ignobles pamphlets antisémites. Nombre d’exemples de ce genre. Ne pas mettre les thérapeutes sur un piédestal. Parmi eux, des êtres capables du pire. Comme chaque individu.
Après la médecine, un détour par la poésie. Même si elle ne soigne pas, certains prétendent qu’elle peut apaiser certains maux, sous la poitrine ou le crâne. Et à mon avis, ils n’ont pas tort. Un poème peut entre en résonance avec une chair blessée. Elle peut y trouver une part de son indicible à travers les mots d’un ou une autre. La part obscure de sa douleur mise à jour sur du papier ou un écran. Parfois par l’oralité d’une lecture poétique. Constater que sa douleur, bien qu’unique, peut avoir un jumelage en une autre solitude. Ne seraient-ce que quelques points en commun. Un poème ne guérira jamais d’une profonde douleur. Mais il pourra lui tendre un miroir de mots. Dont certains pourront être apaisants. Voire même aider à se remettre debout. Pour avancer à nouveau.
Malgré notre poids très lourd. La majorité de la population est atteinte de cette forme d’obésité du siècle. Même les enfants en bas âge en sont atteints. Leur cerveau est bouché par des images bourrées de cholestérol numérique. À peine au monde et déjà quasiment des obèses de l’âme et du cœur. Gavés du matin au soir par les produits du grand magasin planétaire. Pas que les enfants qui sont atteints de cette nouvelle obésité. Nulle frontière d’âge pour ce gavage généralisé. Leurs parents, grands-parents et nombre d’adultes autour d’eux, bouffant aussi du numérique à longueur de journée. Pour alimenter plus ou moins notre image. Relayer sa présence sur la toile.
Rares celles et ceux échappant à l’obésité numérique. Même si, chez certains, c’est moins visible que la majorité. Souvent persuadés d’être au-dessus de la mêlée numérique, capable soit disant de « gérer l’outil ». Mais au fond, lestés aussi par un poids virtuel. Et tenu par un fil à la patte sans fil visible. Certes, une différence entre bon et mauvais cholestérol numérique. L’un plus dangereux que l’autre ; il peut même faire basculer dans l'obscurantisme religieux ou identitaire. Mais personne n’est à l’abri de devenir obèse numérique. D’autant plus que ce mal du siècle n’apparaît pas à l’œil nu. À quand un pèse-personne de notre corps virtuel ?
Revenons au poids des poètes. Il ne pèse pas lourd. Mais indispensables ; guère un hasard puisqu’on ne cesse d’annoncer la mort de la poésie et qu’elle se conjugue toujours au présent. Toutefois être poète n’est pas toujours non plus synonyme de grand humaniste. Comme l’intelligence ne garantit pas contre le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, l’homophobie, etc. Ce serait si simple. Ne pas confondre intelligence et humanisme. Certes, les deux sont la plupart de temps en lien étroit. Mais parfois complètement séparés. Une séparation le plus souvent gênante pour nous, car, dans notre imaginaire et éducation, un être cultivé et au cerveau bien plein, ne peut pas être un salaud. L’histoire nous a prouvé le contraire ; aimer Mozart, la philosophie, la poésie, n’a pas empêché d’envoyer ses semblables dans des camps de la mort. Cette « ordure intelligente » peut se trouver parmi ses proches. Et peut-être dans son miroir. Personne n’est infaillible. L’inhumanité n’habite que les humains.
Néanmoins pas que les thérapeutes et les poètes qui aident à vivre. D’autres corporations sont partie prenante de cette sorte de « grande machine à soigner ». Perçant à leur manière l'obscurité de certains maux. De nombreuses professions sur le pont pour faire en sorte qu’au moins notre quotidien se passe du mieux possible. Et aussi pour nos proches. Toutes ces petites mains, souvent invisibles, voire méprisés, nous accompagnent ici ou là. Répondent présentes à nos côtés. Même pendant les moments très compliqués comme durant le Covid. À ce propos, une image me revient. Celle d’un éboueur racontant une anecdote que lui et ses collègues ont vécue pendant la pandémie. Des gosses scotchaient des dessins sur les poubelles pour nous remercier. Sa voix chargée d’émotion. Avant de reprendre son service.
Parfois, je me demande comment le monde serait sans ces mains rapiéceuses. Disséminées sur toute la surface du globe. Sans leur présence, nul doute que notre espèce serait en pire état. Même si ça paraît difficile qu’elle aille encore plus mal. Pourtant, ce serait notre réalité sans leur présence active. Ces « êtres de soin » sont des digues. Petits et grands barrages empêchant notre folie humaine de tout submerger. Une bataille au quotidien. Sans doute beaucoup plus éprouvant en ce moment où la folie humaine mondialisée déborde de partout. Malgré la fatigue, l’envie de tout lâcher, les digues continuent de résister. Pour nous. Pour elles. Et pour tout le monde. Que rajouter au sujet des mains dans le cambouis de l'autre ?
Bravo et merci.