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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 21 mai 2020

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Le jeu de Lola

Interdiction de contacts physiques. Même pas un effleurement.Tous les élèves ont accepté les règles. Malgré la tristesse et difficulté de ne pas se toucher. Surtout dans une cour de récré. Mais la consigne est stricte. Seule Lola a beaucoup de mal à se retenir. Elle finit toujours par prendre un bras ou une main. Faire le geste interdit.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Marianne A

        Interdiction de tous contacts physiques. Même pas un effleurement. Tous les élèves ont fini par s’y faire. Malgré la tristesse et difficulté de ne pas se toucher. Surtout dans une cour de récréation. Mais la consigne est stricte. Interdiction de tous les contacts. Seule Lola a du mal. Elle ne peut s’empêcher de s’approcher de ses copains et copines. À un moment ou un autre, sa main finit toujours par saisir un bras ou une main. C'est plus fort qu'elle. Lola a besoin du contact physique. Sentir la présence de l'autre avec ses doigts. À plusieurs reprises, un membre de l’équipe est venue la voir dans la cour. L’exfiltrant discrètement pour lui parler à l’écart des autres. Chaque fois pour lui demander de respecter les gestes-barrières. Avec toujours le même air désolé sur la face de l’empêcheur de toucher ses camarades. Sa tête acceptait. Mais c’était plus fort qu’elle. Lola craquait toujours. Et elle faisait le geste interdit.

       Lola a toujours été agitée. Une agitation qui a des raisons. Seule Anne-Karima, sa meilleure copine, est au courant dans les détails. Qu’à elle que Lola raconte tout. Même plus qu’à la psy recommandée par son instituteur de CP. Des années que ça se passe très mal chez elle. Ses parents passent leur temps à se déchirer. De pire en pire. Jusqu’à se battre pendant qu’elle est dans sa chambre. Mais Lola entend tout. Elle a l’impression d’être transparentes. L’un et l’autre concentrés sur leur guérilla quotidienne. Les crises ont doublé d’intensité pendant le confinement. Ses deux parents, travaillant beaucoup, n’avaient pas l’habitude de se voir autant. Sauf pendant les vacances. Sans la contrainte de passer toute la journée ensemble dans le même espace clos. Évidemment ça a été pire. Son père est parti pendant le confinement. Ils ont continué de s’engueuler pendant qu’il remplissait son sac. La dernière image de son père. Un regard rouge de colère au-dessus d’un masque. Elle ne l’a pas revu. Même pas un coup de téléphone. Sa mère a effacé les traces du « Casse-toi. Je veux plus te voir. Bon débarras. Je vais enfin vivre ma vie. Ma vraie vie. ». Séparés sans le moindre mot d’explication à leur fille.

      Très contente de revenir à l’école. Insistant même auprès de sa mère qui voulait l’envoyer au bord de l’océan, chez ses grands-parents. Elle aime l’école. Toujours très heureuse d’apprendre de nouvelles choses. Avec un esprit de concurrence. Elle aime aussi briller et se retrouver au centre. Compenser la petite fille invisible sous son toit. « Votre fille a des facilités d’apprentissage. Le seul hic est qu’elle gigote sans cesse. Un vrai ressort qui ne tient pas en place très longtemps.». Sa mère l’a inscrite au sport pour qu’elle se dépense. Natation, judo, rugby…. En vain. Rien n’est parvenu à la calmer. « J’aime ça.». Elle pointait du doigt la télé dans le salon. Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde. Deux jours après, sa mère l’a inscrit dans un cours de danse. Du Hip-hop. La danse et les jeux de récré sont les seuls moments ou deux bourdons crachant leur venin ne tournent pas sous son crâne. Sans inquiétude du silence avant et après les orages du couple. Préférant leurs cris, car il y avait des mots. Même si c’étaient des insultes. Tout valait mieux que le poids du silence. Le Hip-hop la calmait. Un calme le temps des cours. Sans jamais la rassurer. Ni dénouer la boule dans son estomac.   

    L’équipe a tout essayé avec Lola. Sans parvenir à lui faire respecter les gestes-barrières. « C’est simple quand même. Les autres y arrivent bien. Tu pourrais faire comme eux. ». Lola hausse les épaules. Elle comprend ce qui est dit. Mais son corps n’en fait qu’à sa tête. Comme si elle était deux. Lola qui comprend et acquiesce. Et l’autre Lola. La petite fille qui bouge pour ne pas se laisser avaler par le silence. Gigoter est sa seule façon de ne pas s’écrouler dedans. Dire sans les mots. Comme des ailes à l’intérieur. Pour voler en elle. « Je ne sais plus quoi faire. On va être obligés de t’éloigner des autres. J’en suis désolée, mais… On a tout essayé. Si tu sens que tu peux arriver à ne pas toucher les autres, tu me le dis. Et on réessayera. Pour l’instant, tu va passer ta récré ici. ». La directrice lui a désigné un espace dans la cour. En face des fenêtres de son bureau. Elle pourra avoir l’œil sur Lola.

   La récré, tant aimée, était devenue un calvaire. La seule à ne pas pouvoir bouger. Les autres pouvaient marcher et bavarder. Bien sûr en respectant les distances. Les enseignants leur avaient très bien expliqué. Visiblement très attristés de devoir imposer ces nouvelles règles de vie.. « Les maîtres et maîtresses, on dirait des maîtres-nageurs à la plage ou à la piscine. Sauf qu’ils sont pas en tong et sur des tabourets. ». C’est Adrien qui a écrit ça. C’est un cahier où tous les élèves peuvent écrire ce qu’ils ressentent. Lola n’a rien écrit. Sa colère reste dans sa tête. Parfois, un enseignant intervenait quand l’un ou l’une s’approchait trop de l’autre. De rares interventions. « Aller dire à la directrice que c’est fini. Elle a compris. Elle touchera plus personne. C’est fini. Elle fera attention à ses mains. ». Ça lui a traversé plusieurs fois l’esprit. Mais une petite voix lui a rappelé qu’elle ne tiendra pas. Impossible de ne pas jouer. Des jeux où on court. Ce sont ses préférés. Elle est parmi les plus rapides de l’école. Imbattable notamment au Chat. Un jeu qui lui manque. Le Chat se trouve dans la liste des jeux interdits.

    Le portable de la directrice a sonné. Elle était assise dans son bureau à la fenêtre ouverte. Lola l'observait. Elle a répondu au téléphone. Puis la directrice s'est levée. Appareil contre l’oreille, elle est sortie de son bureau. Lola traversa aussitôt sa frontière invisible. Les enseignants se trouvaient de l’autre côté de la cour. Lola est passée très vite d’une oreille à une autre. Des oreilles choisies, ses copines et copains qui adorent jouer à Chat. « On y va ! ». Lola, bien sûr, s’était autoproclamée Chat. Cette fois, personne pour râler. Tous si heureux de pouvoir y rejouer. D’un seul coup, la cour redevenue comme avant. Pas très longtemps. Les enseignants ont arrêté le Chat.

     Embarqué aussitôt dans le bureau de la directrice. Lola a baissé les yeux. « Tu vois… On ne peut pas te faire confiance. Avec l’équipe, on avait décidé de te laisser une nouvelle chance. Là, tu nous prouves que ce n’est pas possible. ». La directrice pousse un soupir. « Tu vas désormais passer le temps de la récré dans la classe à côté. Avec la fenêtre ouverte. Mais pas dehors. Je suis désolée, mais… On ne peut pas mobiliser toute l’équipe que pour toi. ».

   La récré d’après, Lola se trouvait devant la fenêtre. Face aux autres élèves de sa cour. Elle s’était laissé punir sans la moindre réaction. D’habitude, elle se défendait sans se démonter. Capable de bien argumenter. Cette fois, elle était restée muette. La colère remplacée par la résignation. Le visage de Lola s’était soudain crispé. Que se passait-il ? Elle s’est tordue le cou pour mieux voir. Un groupe d’élèves, à distance réglementaire, se dirigeait vers le bureau de la directrice. Kevin en tête. Lola ne l’aimait pas trop. Parce qu’il lui piquait souvent le centre. Un vrai clown attire-regards. Mais aussi très rapide à la course et vif dans les jeux de cour. Lola le voulait toujours dans son équipe.   

   La directrice a mis son masque et s’est penchée à la fenêtre.

_ Que voulez-vous ?

   Kevin dansait d’un pied sur l’autre.

_ On voulait vous dire que… On jouait pas à Chat. C’est injuste que Lola soit punie.

   La directrice a esquissé un sourire.

   _ Votre geste est très beau. Un geste de solidarité. Mais c’était bien un Chat. Et celle qui a lancé le jeu, c’est Lola. Moi aussi ça ne me fait pas du plaisir qu’elle passe sa récré dans la classe. Mais c’est pour notre santé à tous.

     Kevin a secoué la tête.

   _ Oui, c’était un Chat mais…  

   La directrice l’a dévisagé.

 _ Dis ce que tu as sur le fond du cœur, Kevin.

   _ On jouait à Chat-Ombre.   

   La directrice a ouvert des yeux ronds.

  _ Comment ça ?

   Anne-Karima a souri.

_ Lola touchait que nos ombres.

NB : Une fiction inspirée d’échanges entre enseignants sur la toile. Notamment sur ce fil twitter. Plusieurs expliquant que les gosses inventaient de nouveaux jeux ou en recyclaient. Avec des règles adaptées à la distanciation. Comme le Chat-Ombre.

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