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Le café a le goût du monde. Pas celui visible à travers la fenêtre de la cuisine. Le goût du monde délivré à l’aube par le radio-réveil. Des mots, plus ou moins intéressants, glissés dans une paire d’oreilles encore sous le règne du sommeil. Des nouvelles de la planète à domicile. Certains propos seront vite oubliés. Tandis que d’autres mots vont continuent d’habiter le corps au fil de la journée. Voire même influer sur le cours de la gestuelle quotidienne. Après la radio, l’écran. Et son autre goût du monde. En duo avec les ondes.
Gosse, je ne comprenais pas l’addiction paternelle à la radio. Il ne pouvait s’en passer. Même pendant la nuit. Un accro à France Inter. Et mes oreilles l’en remercient encore. Les voix du transistor comme des membres de notre famille. Au bord de sa nuit sans retour, France Info était son « doudou de fin de vie ». Plus son histoire rétrécissait sous ses draps, plus il s’accrochait au petit objet rectangulaire sur sa table de chevet. Une sorte de bouée sonore. Et lui flottant sur sa dernière parcelle de temps.
Une existence sans radio ? J’aurais du mal à l’envisager. Mes oreilles ont été biberonnées au lait de Radio-France. Plus exactement la France d’Inter. Pas le seul à ne pouvoir imaginer un jour sans ondes. La chair de millions d’auditeurs et auditrices est habitée par des voix. Parfois, telle ou tel journaliste, animateur, ou invité, nous faisant râler. Jusqu’ à la colère contre cette conne ou ce con de… Prêts même à des infidélités d’oreilles. Voire même à ne plus écouter la radio. Des colères naturelles et nécessaires entre vieux complices de parole et d’écoute. Chaque matin réveillé par le « bonjour » radiophonique.
Agréable France. Qu’elle soit Inter, Europe 1, RTL, ou d’autres stations. Pas de radio de facho, s'agace une de mes voix. Mécontente. C’est ma voix anti-facho la plus facho. Pourtant avec toujours la tolérance en bandoulière. Une voix qui voudrait que tout le monde pense comme elle, écoute les mêmes radios qu’elle, rit comme elle, vote comme elle, baise comme elle, athéise comme elle… Certes pas une voix malveillante. Mais persuadée d’être du bon côté. Et que tous les autres, en désaccord avec elle, sont forcément sur la rive des méchants. Fort heureusement, elle n’est pas ministre de l’Intérieur, ni de la Culture. Et que d’autres voix viennent lui fermer de temps en temps le clapet de ses certitudes ( donc des miennes). Pour lui rappeler que l’humanité a toutes sortes d’ondes. Et de voix.
Tu ne vas quand même pas mettre Europe 1 et CNews sur le même plan que France Culture et Arte ? Ma petite voix ne lâche pas d’affaire. Parfois à raison. En l’occurrence, elle a tort. Il ne s’agit pas de les mettre sur le même plan. Juste de saluer la possibilité de pouvoir avoir le choix. Même si c’est indéniable que certaines antennes de radio et télé ont une plus grosse force de frappe que d’autres. Et une grande influence sur les milieux populaires. Même si on les déteste, ces radios et télé poids lourds ont aussi leur place. En tout cas dans un pays de liberté d’expression. L’idéal serait que France Culture et Arte puissent aussi avoir droit de cité dans les bistrots de France et de Navarre. Une cohabitation avec d’autres voix médiatiques déjà présentes sur l’écran de comptoir. Pour proposer un autre son de cloche sur le comptoir, rebaptisé par Balzac :« Le parlement du peuple ». Un doute murmuré par Marie Richeux entre deux courses de canassons sur Equidia et une certitude assénée par Pascal Praud ? On a le droit de rêver...
Retour réalité. D’un côté, quelques radios et télés suivies par une «grosse minorité ». Sans oublier une poignée de sites du même genre sur la toile. Et de l’autre côté, les médias captant la majorité des oreilles et des yeux de ce pays. Pourquoi une telle fracture des ondes et des images ? Sans aucun doute, parce que certains médias flattent les bas instincts et offrent du raccourci en boucle. Sans nécessité de devoir déranger ses neurones. En plus, des médias bénéficiant du chéquier de milliardaires aux arrière-pensées économiques et idéologiques. Rien de nouveau. Même si c’est inquiétant pour la liberté de la presse. Bouffé par le fric et la course au buzz. C’est inquiétant aussi pour notre liberté d’être informé. Une information par des voix différentes. Pour avoir le choix de plusieurs sources. Et enrichir son esprit critique.
C’est fini, France Culture, Arte, Libé, Le Monde. J’ai complètement décroché de tout ça. Plus aucun intérêt à leur blabla. Ce sont les propos d’un vieux copain. Un insomniaque Franceculturo dépendant depuis des décennies. Je lui ai demandé pourquoi son décrochage. Il a rallumé une clope. Tu vois… Je pense que ce sont des médias devenus des médias de niche. Elles évoquent quasiment plus que des sujets sociétaux. D’accord qu’on en parle. C’est important. Mais y a pas que ça. On dirait qu’ils se parlent entre eux. Et oublient les oreilles de l’autre côté de la radio. Moi, p’tit blanc précaire vivant en cité HLM, qui me parle ? Plus que Houellebecq et le RN. Personne d’autre. Tiens, tu devrais lire Houellebecq. C’est sûrement l’un des seuls auteurs qui parle de la réalité du «Sous sol de la République». Là où on est un paquet à survivre. Loin de tes bobos land de cultureux. On me la refera plus. C'est fini.» Que lui répondre ? Lui rappeler qu'il n'a pas le monopole de la souffrance? J'ai commandé un demi avant la polémique.
Muet. Je suis resté mutique. Sans savoir quoi lui répondre. Incapable de défendre mes médias préférés. Et que je continuerai de suivre. Ma tête est nourrie par Radio France, Le Monde, Libé, Mediapart, et certains sites sur le Net. Mais je dois avouer ne pas lui avoir donné entièrement tort. Notamment sur l’endogamie des médias dits progressistes. Un reproche que je m’adresse aussi. En tout cas, ce jour-là, je n’ai pas ouvert la bouche pour tenter de le faire changer d’avis. Juste triste et impuissant face à la détresse d’un vieux copain - ni facho ni raciste. Mais complètement paumé. Comme nous sommes beaucoup à l’être en ce moment. Dans une ère confuse. Complexe de résister à la confusion contemporaine. Mais possible.
Toutes ces digressions n’ont au fond qu’un but. Lequel ? Celui de m’adresser à toi, mon vieil ami. Et à d’autres comme toi : des femmes et des hommes passés ou passant peu à peu sur la « rive brune ». Dont plusieurs vieux amis et amies en cours de transition politique. Désormais, ils et elles ne cachent même plus la couleur de leur bulletin de vote. Avec néanmoins toujours une irrépressible pointe de culpabilité dans le regard et le silence suivant leur annonce. Sans doute pas un choix entièrement assumé. Toutefois, personne ne les a contraints à choisir ce que je considère comme une impasse. La perçoivent-ils comme une nouvelle avenue de la République ? Je n’ai pas la réponse. Mais une chose est sûre : le dialogue est difficile entre nous. Sauf à évoquer d’autres sujets. Ce que nous faisons. Et c’est dommage de devoir évacuer des sujets polémiques. Quelle perte de parole de ne plus avoir accès à l’élégante engueulade.
Par quoi commencer réellement ce courrier déguisé en ode à la radio qui nous a nourris tous les deux – gosses nés en France Inter ? D’abord pour te dire que j’apprécie certains romans (surtout sa poésie) de l’auteur qui a désormais ton oreille. Même si évidemment, nous sommes nombreux à ne pas partager son idéologie. Mais - n’en déplaise à certains et certaines - je sépare le talent de la saloperie. Toutefois est-ce une raison pour que toi, si cultivé, jadis humaniste et rebelle, de te transformer en « paillasson mental » de cet auteur et de certains politiques ? Ne penses-tu pas que ta colère - légitime - contre le système vaut mieux que ton asservissement à une idéologie que, au fond de toi, tu dégueules ? Des questions que j’aurais dû te poser à notre dernière rencontre. Au lieu de la fermer lâchement. Juste pour préserver notre très vieille amitié.
Te jeter la pierre ? Ce serait indécent. Je vis loin de ta cité HLM. Dans un univers en grande partie « consanguin culturellement ». Le bobo que je suis est mal placé pour te faire la leçon. Ni t’expliquer la vie. Même si ce courrier n’échappe pas entièrement au donnage de leçons. Toutefois, il ne sera pas vain. Quelques mots qui, peut-être, me permettront d’aborder différemment notre rencontre. Me poussant à sortir de mon mutisme plombé de lâcheté. Pour te donner mon son de cloche. Même s’il est celui d’un bobo hors-sol, même si notre amitié sera foulée au pied du comptoir, même si… Et si je n’arrive pas à l’ouvrir face à ton monologue d’homme usé par un monde confus extrêmement ? C’est tout à fait possible. Dans ce cas, je passerai par le vieux monde. Et sa poste. Pour t’envoyer cette lettre à ton adresse. Celle de ton quartier d’enfance. Et désormais de ta vieillesse.
En attendant notre prochaine rencontre, je vais retourner à ma radio. Certes pas ma préférée. Malgré des virées sur Radio Nostalgie, je reste fidèle à ma radio natale. Indécrottable Francintérien.Mon vieux doudou sonore avant de passer comme mon père sur France Info ? Qui vivra, écoutera… Une certitude est que, de plus en plus, mes oreilles veulent entendre d’autres sons du monde. Dans un espace très peu pollué par notre connerie humaine. Et protégé de notre course à l’ego et au nombril. Une cache dans le boucan contemporain. Les espaces loin des grandes gueules du monde se font-ils de plus en plus rares ? Trêve de blabla et plongeon dans les ondes.
Bienvenue ici aux oreilles consentantes.