Lui annoncer la nouvelle ? Je ne m’en sens pas la force. Surtout qu'il est si heureux de faire cette livraison. Une livraison d'une très grande importance. Il ne cesse de gigoter sur son siège passager. Excité comme un gosse depuis que nous avons quitté l’usine en camion. Il est persuadé de pouvoir les rencontrer. Sans doute rêvant de selfiser avec le couple. Puis d’un index conquérant faire circuler la photo parmi ses proches. Partager sa joie en direct. Peut-être même atteindre une gloire virale avec son selfie. Sa compagne serait fière de lui. Il n’est pas n’importe quel livreur. Un livreur de grand prestige. Pourquoi lui briser son rêve ?
Le texto est programmé pour ce soir. La lettre de licenciement sera envoyée dans la foulée. C’est l'une des secrétaires des ressources humaines qui me l’a dit. Mécontente de devoir s’acquitter d’une telle tâche. Elle aussi a pris ce gosse en affection. Pas la seule femme du service à être sensible à mon jeune copilote de livraisons. Faut dire que c'est un beau mec et toujours de bonne humeur. En plus un gros bosseur, jamais en retard comme son prédécesseur. Il m’avait invité à sa crémaillère. Le premier appartement à son nom.
« Ma copine est enceinte». Il me l’avait annoncé dans le camion, deux mois auparavant. Comme un fils s’adressant à son père. Le sien s'était volatilisé peu après sa naissance.« Je...Tu… Ça me ferait vraiment super plaisir si tu acceptais d’être son parrain.». J’avais failli m’étrangler. Mes yeux restaient fixés sur le pare-brise. Parrain ? Non. Trop de responsabilités. Parrainer un gosse c’est du boulot à long terme. J'ai déjà assez d’ emmerdes avec mes deux fistons pour me rajouter de nouveaux soucis. . Je sentais son regard posé sur moi. En attente de la réponse. J’ai hoché la tête. Il m’avait broyé le bras. Sans un mot. Devenu parrain républicain dans ma cabine.
Il jette un coup d'œil à sa montre. Pressé d'arriver sur le lieu de la livraison. « J’espère qu’on va au moins les croiser.». Les yeux lumineux d’un gosse devant une vitrine. Si ému à l’idée de franchir le seuil de gens comme eux. Un gosse qui ne sait pas encore qu’il fait partie de la première charrette. « Faut se serrer la ceinture. La conjoncture nationale et internationale est très dure.». Le discours du directeur de l’usine était explicite. Des mots austères et un ton sentencieux pour annoncer les temps difficiles. On s’y attendait. Préparés depuis des mois et des mois avec des rapports d’audit de plus en plus alarmistes sur l’état du groupe. Même si nous savions que lui et les autres dirigeants ne cessaient d’augmenter leur salaire. Les actionnaires avaient le moral au beau fixe. Le luxe se porte aussi bien que la crise.
Après un silence, le directeur avait rajouté avec des trémolos dans la voix: « Nous allons devoir serrer les boulons mais je vous assure : il n’y aura pas le moindre licenciement. Vous pouvez me croire. ». Sa promesse avait tenu six mois. On s’en doutait bien qu’il allait nous enfumer avec ses grandes formules. Vraiment très talentueux les comédiens des grandes écoles qui ont toujours réponse à tout, même sans aucune question. Pourquoi espérer encore après tant de promesses bidons? Sans doute pour qu’ils n’emportent pas tout dans leur sillage carnassier. Garder malgré nos défaites une part de notre être non souillée par leurs pattes sales. Pour ne pas désespérer d’avance les générations futures.
Comme lui assis souriant à la place du mort. Une mort sociale programmée. Un avis de décès au menu du dîner avec sa copine. «On voit bien cette fois. C'est une fille. ». Quelques jours avant, il me montrait la dernière écho. Je sais que lui sera abattu. Son sourire permanent et ses larges épaules cachent une grosse fragilité. Un faux dur. Comment réagira sa compagne ? Une main réflexe sur son ventre pour protéger son locataire de six mois ? Faire écran avec les mots et le silence pesant de l’annonce du licenciement. Pas encore née et comme déjà licenciée par procuration. Cette pensée tourne dans sa tête. Se résignera-t-elle ? On y peut rien. Pas les seuls dans cette situation. Des millions de chômeurs. Ou, au contraire, laissera-t-elle exploser sa colère? Dans tous les cas, le résultat sera le même. Comment remplir le frigo et les assiettes ? Une question vitale.
J’ai garé le camion en lui demandant de rester dans la cabine. Un visage bouffé de tristesse dans le miroir de la station service. Parrain ? Quelle connerie! J’aurais dû refuser. Du symbole que pour la galerie. Je suis impuissant à le protéger, même avant sa naissance. Je ne servirai d’une aucune manière à ce gosse. Juste balancer une tape solidaire sur l’épaule de son futur papa et sortir un baratin à sa future maman. Gestes et bavardages inutiles. Je me suis aspergé d’eau.
Un jeune type me mate dans le miroir. Même visage que moi avec des décennies de moins. Nul besoin de se parler. On se connaît plus que bien. De l’intérieur. Même s’il est resté bien planqué derrière mon bide de sexagénaire et mes rides. Il me regarde droit dans les yeux. « Fais-le. Ça ne changera pas grand-chose. Mais un beau cadeau mental pour ta filleule. Et souviens toi de ce que disait Papy sur le Conseil National de la Résistance. Baisse pas la tête parce que t’as pas le bras long. ». J’ai plissé le front. A quoi ça servirait ? Il m’a fixé avec un air déçu. Une déception mêlé de mépris pour celui que j’étais devenu. Pourquoi vient-il me faire la morale ? Le beau rôle avec son regard bouffant la vie. Autres temps, autres rêves. La réalité nettement plus facile à semer avec des jambes de vingt ans. Il n’a pas mes traites à payer pour ma maison. Sans oublier les études des deux gosses et tout le reste.
Je suis sorti précipitamment de la station service. J’ai démarré sans un regard pour mon collègue. Pied à fond sur l’accélérateur. Comme prêt à semer les mirages de la jeunesse qui s’étaient invités sous mon crâne. Très longtemps que les fantômes de l’utopie n’avaient pas repointé leur nez. Ils étaient épinglés entre deux pages d’album photos, avec mes désillusions. Les révoltés sans filet finissent le plus souvent par retomber dans la glu de leurs origines sociales. Reprendre le collier servile de papa, maman, les voisins… Mais avec de beaux souvenirs à égrener les jours de grisaille périphérique. Cours plus camarade, tes rêves se sont arrêtés. Ma réalité c’est ce camion et mon petit appart au fin fond de ma banlieue maternelle. Sans pavés à déterrer. Ni matin du grand soir à faire fleurir dans les zones commerciales où je fais mes courses. Stupide de repenser à tout ça. Plus de mon âge de vouloir changer le monde. Et en plus j’ai une livraison à terminer. Hors de question de me foutre dans la merde. Surtout à un an de la retraite.
Son sourire s’est assombri quand j'ai changé de direction. Tournant le dos à la route de Paris. « J’y peux rien. C’est le big boss qui m’a donné l’ordre. Changement d’adresses de livraison. Pas moi qui commande, mon p’tit gars. ». Il a haussé les épaules. Attristé de ne pouvoir livrer dans ce lieu si prestigieux de la capitale. Son selfie vient de tomber à l’eau. Il détourne la tête pour camoufler sa déception. Un grand pudique mon jeune collègue. Je m’en veux de gâcher sa joie. En plus de la mauvaise nouvelle qui tombera sur l’écran de son téléphone. «Nous sommes au regret de….». Une journée de merde dont il se souviendra toute sa vie. Et moi aussi.
Première fois que je livre des centres Emmaüs et des antennes du Secours populaire. Chaque fois, le directeur et les bénévoles écarquillent les yeux en voyant notre camion. Persuadés d’une blague ou cherchant une caméra cachée. Mais très vite il acceptent le chargement au même titre que les autres dons. J’affiche un large sourire en déchargeant les cartons. Contrairement à mon collègue qui assure le job avec force soupirs. Sûr qu’il ne demandera aucun selfie. Le sourire édenté ou pas d’un bénévole d’une association ne vaut rien dans la machine à vanités numériques. Excepté pour certains faisant mousser leur image médiatique en période électorale ou autre promo déguisée. Je lui ai piqué son quart d’heure de gloire virtuelle. Ma seule solution pour ne pas rester impuissant. Un geste à mon petit niveau. Ma résistance de poche. Et un acompte sur l’héritage républicain de ma filleule.
Nous venons de terminer la dernière livraison. « Qu’est-ce que tu fous ? T’es où? Rappelle-nous d’urgence ! ». Je jette mon portable professionnel dans le vide poche et démarre. Mission accomplie. Le camion est vide, mon esprit léger. Satisfait même en sachant que mon geste ne servira pas à grand-chose. Il n’aidera pas mon collègue à retrouver du boulot. Ni à améliorer le monde dirigé par des cyniques. Dont certains avec «pognon sur rue» qui veulent serrer la ceinture du plus grand nombre. Pourquoi un tel entêtement à vouloir appauvrir la plupart de leurs contemporains. Pour juste continuer de manger en famille dans de la faïence ?
Comme ce service de plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’euros offert par le peuple à un couple voulant renouveler sa cuisine. Leurs assiettes actuelles indignes d’eux et de leurs invités ? Certes agréable de manger dans de beaux réceptacles. Mais au moins avec l’élégance de ne pas donner de leçons à ceux qui ont du mal à remplir leur assiette au quotidien. Ces millions de rien sans faïence grouillant loin des grands hôtels particuliers et des ors de la République. L’indécence de certains que l’on nomme grands n’est pas un scoop. Toutefois étonnant que des êtres si distingués et cultivés aient un tel manque de lucidité. Aveugles au point de penser que personne ne voit leur manège. Sans doute que je ne suis pas assez intelligent pour comprendre. Juste un livreur de vaisselle de luxe. Mais avec toujours un bon coup de fourchette républicaine. Et capable de mettre les pieds dans le plat.
Il pose la main sur mon épaule.
- J’ai gardé un carton de vaisselle pour se fêter la naissance du bébé.
NB: Une fiction inspirée entre autre de cet article.