« Il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l'entreprise, je voudrais ne jamais être infidèle ni à l'une ni aux autres. » Albert Camus
À 7 ans, déjà dans la lutte des classes. Pas besoin d’avoir lu des livres pour comprendre. Suffisait juste de regarder les cernes de mes parents. Surtout de traduire leurs silences. Lui partait très tôt bosser dans une ferme à 30 km d’ici. Le bruit de sa mobylette me réveillait, mais j’arrivais à me rendormir. Puis j’entendais ma mère préparer la table de la cuisine. Elle chantonnait. Mes deux réveil-matin. La cafetière sur la gazinière se mettait à siffler. L’odeur du café se mêlait aux brumes du sommeil. Ma mère partait faire ses ménages. Quand la porte grinçait, je me levais à mon tour. Direction l’école.
On se voyait que le soir. Ma mère rentrait la première. Elle me demandait si j’avais fait mes devoirs. La réponse, elle la connaissait, mais je crois qu’elle aimait poser cette question. Peut-être pour avoir eu l’impression de participer, me donner un coup de main. Elle n'aurait pas pu m’aider, mais je n'en avais pas besoin. Puis j’entendais la mobylette. Mon père se lavait les mains au savon de Marseille. L’évier était noir de crasse. De la terre restait toujours collée à ses doigts. On mangeait et on regardait la télé. Dieu portait une cravate et parlait de politique et du monde. Un monde qui allait jamais bien. À la fin du repas, mon père tardait pas à se coucher. Ma mère faisait la vaisselle. Un livre à la main, je l’entendais chantonner de mon lit. Mon paradis en pointillés.
Mes parents n'arrêtaient pas de plaisanter. Le rire était un peu comme nos vacances à domicile. De l’arnaque pour cacher leur misère. Mais ça se voyait sur leurs visages, leurs vêtements, encore plus à leur manière de se dandiner d’un pied sur l’autre en essorant leurs mains devant quelqu’un qu’avait l’air important. N’importe qui parlait bien ou avait une cravate était au-dessus d’eux. Le rire ça efface rien du tout. Un visage de pauvre, c’est pour la vie. Surtout les yeux. Un regard qui aura jamais confiance. Et toujours peur du lendemain. La trouille de perdre le peu qu’on avait. Un rien tu l'as vaut mieux que deux t’auras jamais. Seul le tiercé pouvait transformer notre vie.
Mes deux réveils ont sonné chaque matin, jusqu’à mes dix ans. Pendant que lui allait se tuer à faire vivre la terre d’un autre et ma mère nettoyait des maisons dont la cuisine faisait la taille de notre logement, je cherchais des réponses à ma colère. La rage d’un gosse de 7 ans qui sait ce que ses parents sauront jamais. Ou qu’ils ne voulaient pas savoir. Pudeur ou orgueil devant leur gosse. On parlait jamais de ça. J’ai dû chercher ailleurs pourquoi j’étais si en colère. Dans les livres et beaucoup la radio. J’ai trouvé quelques réponses, pas d’apaisement. Comprendre ça ne guérit pas. Mon seul pays reste ma colère.
Bon, je cesse d’essayer de me prendre pour ce que je ne suis plus depuis si longtemps. Complètement ratée ma tentative d'écrire avec la voix de l’enfant que j’étais. Désormais lui et moi étrangers, chacun sur deux rives du même être. Les études et tout le reste, ma nouvelle vie, ont filtré mes pensées et ma rage de gosse. Le temps a fait heureusement son travail. Les émotions de l’enfance, heureuses ou malheureuses, ne peuvent être conservées en l’état. Nos corps d’adultes trop étroits pour nos « révoltes » de gosses ? Je ne suis pas un prolo. Plus rien à voir avec ce peuple dont je suis issu. Mais un fils du peuple à perpétuité.
Un traître ? Oui et j’en suis fier. Avoir trahi ma classe sociale était la seule manière pour moi de voyager, écarter les barreaux d'une condition et tracer sa route. Aller voir plus loin que la fenêtre de la cuisine de notre logement exigu. Mais aussi de raconter l’histoire des miens, les perdants aux sourires sans dents. Ce putain de sourire permanent de mon père m’énervait. Comme les chansonnettes de ma mère avant d’aller se faire exploiter chez les notables du coin. Je ne supportais pas leur artifice de bonheur. La seule manière de contourner la misère. Leur airbag contre la réalité quotidienne. Pour en revenir à la figure du traître ; le seul qui puisse tendre des passerelles entre des mondes très éloignés ? Encore un concept-enfumage pour me dédouaner ? Je sais aussi bien me planquer. Ma culture et mes jetons de présence à la télé plus importants que les chansonnettes de ma mère ? Non, je ne suis pas un traître. Juste un homme qui a refusé le déterminisme. Apatride social à vie.
Aujourd’hui, on me traite de populiste. L’extrême droite veut même me récupérer. Dès que vous êtes laïc, anti-intégriste, les fachos de tous bords vous font du pied. À trop souvent utiliser le mot « peuple », vous devenez de fait un facho. En plus, je ne vous dis pas ce que je prends parce que je passe souvent à la télé. Certains me surnomment même « Le BHL du peuple ». Pourtant, je préfère les fringues noires. Sûr que j’aime bien me retrouver dans le petit écran. La lumière ne me déplaît pas. Indéniablement une part de narcissisme. Ni plus ni moins que tous les twittos qui, connus ou pas, ne cessent de s’auto-congratuler, se regardent penser, et tiennent à partager leurs points de vue si essentiels à la planète. Aucune raison que j’échappe à ce déballage d’ego non-stop. Le nombril est le produit le mieux vendu de notre époque. Chacun à son niveau, peut ouvrir sa petite boutique à ego sur le Net. Pareil pour moi.
Parfois, assis sur mon siège à la télé, j'image un couple et un gosse rivés à la messe du JT. Dans une cité de banlieue ou au fin fond de la campagne. Je vais m'adresser à eux. Que leur dire ? À ce moment, je sais que j’ai tout perdu. Plutôt d’être passé à côté de quelque chose de plus fort et sensible que mon image. Le philosophe médiatique dispose de beaucoup moins de puissance intellectuelle et émotionnelle que ce gosse aux yeux plus grands que son origine sociale. Prêt à reprendre par la force du verbe ces droits dont nous avions été dépossédés depuis des siècles. Récupérer notre dû à la consigne de l'Histoire.
Dans notre salon, la télé nous parlait. Et on l'écoutait avec beaucoup de respect. Pour mes parents, comme tous ceux de ma famille ou les voisins, seuls les enseignants, les cravatés et les gens de la télé, détenaient le savoir. Eux étaient sérieux, nous des enfants à perpétuité. Des esclaves qui se marraient pendant qu'on les exploitait. Ça me foutait en rogne. Je m’étais promis de passer un jour de l’autre côté de l’écran. Pour que mes parents et ceux qui nous ressemblaient m’écoutent. Ne plus être un enfant toute ma vie, comme eux. Leur prouver que mes mots, issus de leur chair, avaient aussi de la valeur. Nos mots adultes.
Quand je repense à eux, mon ventre se noue et j’ai envie de chialer. Me lever et quitter le plateau sans un mot. Ces mots que je croyais leur rendre me revenaient en pleine gueule. Pas les mots de leur chair, les mots de mon ego. Juste réussi à parler mieux qu’eux et vendre ma soupe aux médias. Au fond, ma culture et ma médiatisation sont, comme leurs rires et leurs chansonnettes, si détestés, un camouflage de ma colère. Farder cette infinie « inconsolation » sans fin d’un fils du peuple. Fuir ce studio où je viens faire le spectacle pour rester seul ? Silencieux. Merci d’avoir accepté notre invitation, Cher Monsieur. Aussitôt, je me redresse. Prêt au combat. Un très bon client, comme ils disent. On se fait chauffer l’audimat avec la grande gueule du philosophe du peuple ! Et j’assure bien le spectacle.
Pourquoi cracher dans la soupe que je bois à grandes louchées ? Une soupe que j’aime beaucoup. Peut-être parce que je suis profondément confus. Aussi confus que la société dans laquelle nous vivons en ce moment. Facho ou coco ? Laïque ou islamophobe ? Populiste ou du côté du peuple ? Républicain ou nationaliste ? Vrai philosophe ou escroc intellectuel ? Prolo ou bobo ? Même le savoir et la culture semblent impuissants à éclairer la période que nous traversons. Le meilleur et le pire se mélangent depuis plus d'une trentaine d'années dans ce pays. Les trente confuses ?
Seul l’art peut donner les clefs d’une époque ? Je me pose souvent la question. Peut-être mieux fait de me plonger dans la fiction pour parler du peuple et de mes fantômes souriant. En tout cas, des doutes qu’il ne faut surtout pas dévoiler dans l’arène médiatique. Au moindre mot de travers ou plus petite faiblesse, une salve de tweets et d’autres anathèmes de papier. Mes incertitudes ne fleurissent que devant le miroir de ma salle de bains. Face au regard de mon pire critique.
Le gosse aux deux réveils.