Virée. Pas la première, ni la dernière foutue brutalement à la porte. C'est monnaie courante de nos jours. « Femme et serpillière professionnelle = double peine.». C’est une collègue qui dit ça aux nouvelles recrues. Elle a pas tort. Qui se souciera du licenciement d’une femme de ménage ? Tout le monde s’en contrefout. Pas comme la journaliste connue qui a été licenciée. Vidée par ses patrons en même temps que moi. Paraît qu'ils l'ont jetée aussi comme un vieux kleenex. Elle a eu raison de pas se laisser faire. Quand on a les armes pour se défendre, il faut surtout pas se gêner. Ils ont parlé beaucoup de son licenciement à la radio. On vit pas dans la même catégorie. Une lettre pour me plaindre ou taper le scandale ? Pas du tout. Pourquoi alors gâcher du papier et payer un timbre ? Juste pour que vous lisiez les explications de votre ex-serpillière. Toute ma colère et mon humiliation noir sur blanc. Les mots d’une sans parole.
Pourtant j'arrête pas de tchatcher. Un vrai moulin à paroles. J’aime pas le silence quand je suis avec quelqu’un. C’est plus fort que moi de parler. Comme si les mots étaient trop à l’étroit dans ma tête. La trouille peut-être de les sortir trop tard. Certains mots moisissent quand on ne les dit pas tout de suite. Mais je sais que tout ça c’est de la parlote. Pas la vraie parole. Moi, on m’entend beaucoup, surtout ma fille que je soûle à longueur de journée, mais on m’écoute très rarement. Pas comme les maîtresses d’école, les profs, les hommes politiques, les patrons, les docteurs, les assistantes sociales, les avocats, les journalistes… Ceux qui savent assez bien parler pour être écoutés. Pourtant on a la même langue. Pas les mêmes mots.
Un bon poste que je regrette. «Le mari est sénateur, sa femme avocate. Ils font partie de nos plus importants clients. Faut les bichonner. Surtout ne pas commettre d’impair avec eux. Je te fais confiance, Louise. Discrétion et efficacité.». Mon patron très surpris que j’ai jamais entendu parler de vous deux. C’est vrai que c’est bizarre avec les heures que passe devant la télé et à mater la vie des riches sur papier glacé. Me rincer l’œil sur des robes que je porterais jamais et des mecs pour d’autres que moi. Être sans dents empêche pas l’appétit. Je dis ça mais j’ai les dents nickel. Les chaussures et les dents c’est la carte de visite de ceux qui en ont pas. En tout cas, je vous ai trouvés très sympa la première fois que je suis venue travailler chez vous. Une immense maison avec plusieurs petites maisons dans le parc. On peut dire même un petit château. Vous m’aviez expliqué ce que vous vouliez que je fasse. Beaucoup de choses, normal pour une si grande baraque, mais j’ai beaucoup de mémoire. Chaque fois, il y avait toujours quelqu’un pour me dire ce que je devais faire. Souvent la femme qui s’occupait de vos enfants. Peut-être que je me plante mais je crois que cette femme m’aimait pas. Elle me regardait de très haut, plus haut que vous deux. La trouille que je lui pique sa place ? Bref, tout s’est passé très bien. Jusqu’à ce matin où il y avait personne dans votre maison. Juste un mot sur la table de la cuisine.
Que faire ? Les trois étages comme d’habitude. Le ménage que vous me demandiez de faire deux fois par semaine. Toujours les mêmes choses. Sauf que cette fois là, vous vouliez que j’aille ouvrir l’une des dépendances et la prépare pour l’arrivée d’une couple de vos amis avec leurs enfants. Vous m’aviez même rajouté de l’argent pour le surplus de boulot. Pas des radins comme certains. «Pourquoi vous avez pas suivi leurs consignes ? Ils vous avaient tout noté sur un mot. Ne me dites pas que c’est faux. Je l’ai vu ce mot. À cause de vos conneries Louise, j’ai failli les perdre comme client.». Mon patron était fou de colère. Il voulait connaître les raisons de mon erreur. Pas un méchant boss comme j’ai déjà eu. Je lui ai pas dit la vérité. Peut-être qu’il se serait débrouillé pour me garder si j’avais mis cartes sur table. Trop tard pour refaire le match. La vie continue. Lui saura pas ce qui s’est passé. Pourquoi ? La honte c’est muet.
Pourquoi alors vous en parler à vous ? « Qu’est-ce que t’es conne de t’être fait avoir. Une naïve qui croit tous les baratins bien emballés.». Ça m’avait pris une nuit, réveillée en colère. Sans doute à cause de ce que j’ai pensé de vous et vu dans votre maison. « Riches et haut placés mais pas bégueules et toujours du côté ceux qui n’ont rien. Des gens vraiment généreux.». La définition que j’avais donnée de vous à une collègue. Et je le pensais sincèrement. Faut dire qu’il y avait les affiches de plein d’association humanitaires sur vos murs. Vous deux souvent en photos avec des gens des Restos du cœur et des gosses en Afrique. Ma fille, qui se débrouille très bien avec l’informatique, a fait des recherches sur vous. Elle m’a donné plein d’informations sur vos activités. Que du bon. Pas comme ces gens friqués, égoïstes, ne pensant qu’à étaler leur fric ou leur pouvoir et gloire à la télé ou ailleurs. Loin, très loin d’être votre cas. Des gens discrets qui pètent pas plus haut que leur bonne situation. « Elle mérite d’être licenciée. Je vous fais confiance cher ami pour vous en débarrasser. ». La secrétaire de la boîte a entendu votre conversation. Très impressionnée par vous, il s’est écrasé. Quelle déception en apprenant vos agissements. Sûre que si vous aviez pas craché votre venin, mon patron m’aurait gardé. Il m’a jetée pour pas se mettre mal avec vous. Jamais j’aurais pu croire un tel acharnement de votre part. Une si grande saloperie derrière vos sourires.
Certes, j’avais commis une erreur. Je suis fautive. Mais c’était la première fois en plusieurs mois. Qui commet pas de fautes ? La perfection se trouve sous terre ou en cendres. Aucune indulgence de votre part. Vous avez même insisté pour que mon patron me vide. C’est cet acharnement qui m’a révoltée. Comme cherchant à m’humilier, me mettre plus bas que terre. Je radote ? C'est vrai mais je m'en fous. Moi aussi j’ai rêvé de vengeance. Foutre le feu à votre putain de maison. La colère est pas passée. Elle passera jamais. Je serai toujours en colère contre les gens comme vous. Une colère aussi contre moi qui a rien fait pour me sortir la tête du seau à serpillière. Fallait que je me bouge un peu. J'ai ma part de responsabilité. Trop tard pour chialer. Les larmes ça change pas l’histoire d’une femme passée à côté de son histoire.Trop fragile pour dire je ? En tout cas, ma colère sera présente jusqu’à mon dernier souffle. Juste le désir de vengeance contre vous qui a disparu. Tant mieux car je voulais pas vous offrir en plus ce spectacle. Des jours et des nuits à la préparer cette lettre. Pourquoi j’ai pas nettoyé votre putain de dépendance ?
Parce que j’ai pas pu lire votre mot. Je suis illettrée, pour pas dire quasiment analphabète. Et oui, ça existe chère madame et cher monsieur. C’est Fatima, ma meilleure amie et collègue, qui a écrit cette lettre. Qu’elle et ma fille qui sont au courant. Sûrement que des collègues s’en doutent, mais ils m’ont rien dit. J’ai toujours réussi à bien camoufler mon illettrisme. Ma seule culpabilité est quand je pense à ma fille qui s’occupe de tous nos papiers administratifs. Beaucoup trop tôt pour devenir adulte à treize ans. Heureusement qu'on se marre bien toutes les deux. Je crois que Prévert a dit: soyons heureux, rien que pour donner l'exemple. Pas sûr que c'est tout à fait la bonne citation mais je l'aime bien. Moi, je lui donne l'exemple à ma fille. Tous les jours. Même pour aller passer la serpillière, je pars bien sapée et maquillée. Encore pas mal gaulée pour mon âge. Côté mecs, je me prive pas non plus. Aucun beau mâle prévu pour nous les femmes dans l'au-delà. Profiter du présent est ma philosophie. Je crois être un pas trop mauvais exemple de femme pour ma fille. Pauvre mais vivante. Heureuse au moins pour rester debout.
Apprendre à lire et à écrire ? « Gauloise ou pas, si t’as pas ces outils, tu resteras le nez dans les chiottes des autres.»Fatima me tanne pour m’apprendre. Elle passe son temps dans les bouquins. Pourtant aussi dans la merde que moi. Peut-être plus car elle a trois gosses à nourrir et en plus un mari pochetron. Tout apprendre du début ? Revenir à l'école primaire ? Je m’en sens pas la force. Déjà un gros boulot de me battre pour élever ma fille et avoir un toit sur la tête. Un boulot que j’ai plus grâce à vous. Difficile de retrouver une aussi bonne place à mon âge. Les patrons préfèrent des plus jeunes. Elles travaillent plus vite et prêtes à travailler pour moins. Comme disent certains, je suis devenue une assistée du RSA. Vous inquiétez pas, je vous demanderai rien du tout. Ni faire circuler ce courrier pour nuire à votre réputation de « cœur sur la main». Ma fille voulait vous envoyer une lettre d’insulte et taguer vos murs. «Fais des études ma fille, ça rapporte plus que la haine. Tu vaux mieux qu’eux.». Je regrette de lui avoir racontée. Mais elle m’avait vu en larmes dans la cuisine. Je vais pas tout casser chez vous ou faire un scandale public. Plutôt mettre mon énergie à trouver une boîte qui veut d’une vieille femme de ménage. Accepter d’embaucher un visage trop froissé par la vie pour être repassé. Je suis pas aussi nulle que vous. Même sûrement plus intelligente, sans le temps et les mots choisis pour le prouver. Cette histoire ne concerne que nous trois. Peut-être aussi vos miroirs.
Illettrée mais élégante.
NB) Une fiction inspirée de cet article.