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La phrase l’avait laissé sans voix. Sa grande répartie soudain inopérante. Vous puez du cœur. La phrase tournait en boucle sous son crâne. Le perturbant. Pourtant, il avait le cuir blindé. Habitué à encaisser toutes les sortes de colères. Nombre d’insultes et de menaces en trente années de métier. Malgré sa carrure imposante, il avait failli plusieurs fois en venir aux mains. Souvent des moments durs et tendus lors de chaque opération. Mais jamais, il avait été abattu comme ce jour-là. Assis dans sa bagnole, il fumait clope sur clope, le coude à la portière. Le regard sur la façade d’une maison.
Des sons d’un piano dans l’air tiède de ce matin de printemps. Sur les touches, les doigts d’une vieille femme. Il ne l’avait vue qu’une fois : moins d’une heure avant. Sur le seuil de sa porte, elle l’avait détaillé des pieds à la tête. Comme scannant toute son histoire, de ses premiers pas au moment où il avait sonné à son domicile. Une venue pas du tout à l’improviste. Il l’avait appelée la veille pour lui rappeler la date de son passage. C’était une institutrice à la retraite. 69 ans quelques jours avant. Tout était noté dans le dossier.
On ne pouvait dire que cette femme avait dû être belle. Elle l’était encore. Visiblement une femme qui entretenait son corps. Et son esprit, s’était-il dit en voyant la bibliothèque. Une demi-douzaine de livres avec des marque-pages posés sur la table basse. Un grand nombre de disque vinyles et de CD occupaient tout un pan de mur. Elle était maquillée et habillée comme pour une soirée. Le port bien droit. Elle lui rappela aussitôt sa mère n’ouvrant jamais sa porte sans être coiffée et les lèvres peintes en rouge vif. Son parfum se mêlaient aux odeurs du jardin. Un carré de fleurs et de plantes entretenu comme elle. Il lui tendit la main. Je suis … Inutile de vous égosiller pour rien , l’interrompit-elle. Avant de l’autoriser d’un geste à rentrer.
La porte fermée, elle l’avait à nouveau regardé. Cette fois que dans les yeux. Un regard sans la colère qu’il avait anticipé. Par réflexe, il avait dégainé son sourire mécanique. Prêt à décliner ses phrases préfabriquées. Dans tous les cas, il est très important de rassurer. Surtout ne jamais donner l’impression de vous sentir en terrain conquis. Vous êtes chez quelqu’un. Les pieds dans son intimité. Et toujours vous rappelez que vous n’êtes pas un invité. Ne jamais manquer de respect ou vous permettre de juger. Soyez-le plus objectif possible. Vous êtes là pour un boulot. C’étaient les conseils de son premier patron. Un père de substitution. Aux antipodes de son géniteur : un égoïste n’ayant pas trouvé la sortie de la cour de récré. Il lui en voulait d’être resté un éternel adolescent qui rêvait de devenir une Rock star. Faites comme si j’étais absente. Elle lui tourna le dos.
Durant toute la visite pièce par pièce, elle ne cessa de jouer du piano. Vous pouvez vous lever, s’il vous plaît. Juste le temps de prendre la photo. Elle avait haussé les épaules. Sans interrompre le morceau en cours. Elle apparaît de dos sur la photo. Accrochée à son instrument comme à une bouée de sauvetage. Un piano à queue qui appartenait à son père. Un pianiste accompagnant une vedette de la chanson. Contraint de s’arrêter à cause de la maladie de Parkinson. Se reconvertissant dans le métier de prof de musique. Sa colère et frustration du début transformées au fil du temps en plaisir. Celui de la transmission. C’est d’abord du plaisir, même si on en chie. Un enseignant intransigeant sur la technique sans qu’elle soit pour lui l’élément principal. Il savait donner le goût de la musique à ses élèves. Comme à ses trois enfants. Aucun n’en fit sa profession. Mais tous jouèrent d’un instrument. La dernière encore vivante avait choisi le piano.
Une femme croulant sous les dettes. Mais pas les siennes. Celles de son second mari. Il avait été propriétaire de plusieurs brasseries. Et autant de faillites. Pour se remettre en selle, il retrouvait des places de maîtres d’hôtel. Sans quitter son costume de flambeur addict au casino, au poker, et aux courses. Chaque gain dilapidé dans l’achat d’une nouvelle bagnole, des restos, des fringues… Cumulant les prêts et rachats de prêt. Je te jure que c’est vraiment la dernière fois. Combien de promesses jamais tenues. Un matin, elle a trouvé un mot sur la table de la cuisine. J’ai dégoté une place de gérant dans un grand hôtel au bord de la mer. Un très bon plan. Avec ça, je vais tout rembourser. Et on repartira comme avant. Je t’appelle dès que j’ai un pied-à-terre. Le mot date de quatre ans. Il ne l’a jamais rappelé.
Le dossier de la pianiste. Comme ça que lui et ses collègues avaient baptisé l'affaire. Prenez tout ce que vous voulez. Je m’en contrefous. Mais ne touchez pas à mon piano. Je n'ai plus que lui pour ne pas m'effondrer. Elle avait envoyé un long mail pour expliquer sa situation. Une femme prise à la gorge. Sa retraite d’institutrice était bouffée en partie par les dettes de son ex-mari qui avait disparu de la circulation. Demander de l’aide ? En plus des dettes, son mari coléreux avait fait le vide autour d’eux. L’isolant pour mieux la manipuler et la délesté de toutes ses économies. Elle avait plongé dans une profonde dépression. Quatre années en robe de chambre sur le canapé. S’éteignant peu à peu devant la télé.
Avant de le revoir en rêve. Ce n’est pas qu’un meuble pour y mettre des photos. Même si c’est de ta mère et moi. Je veux l’entendre, ma fille. Son père l’exhortait à faire revivre le piano. Mais papa, je ne sais plus. Il avait froncé les sourcils et toussoté comme à chaque fois qu’il était en colère. C’est comme la natation, le corps n’oublie jamais. Je compte sur toi. À peine debout ce matin-là, elle avait levé le couvercle. Contrairement à son appréhension, ses doigts ont vite retrouvé leurs marques. Depuis, pas un jour sans jouer. Des heures durant les doigts sur le clavier. Comme d’autres boiraient pour oublier.
Une pluie fine sur le pare-brise. Il referma la vitre. Pourquoi lui avait-elle balancé « vous puez du cœur » avant de claquer la porte ? Sans auparavant la moindre trace de colère. Si ce n’était à travers le choix des morceaux qu’elle avait joué. De la tempête au bout de ses doigts. Comme son père à lui les rares fois où il avait pris sa guitare ; il passait toute sa rage sur les cordes. Tu as choisi un boulot où tu vas t’en prendre plein la gueule. C’est comme ça. Et en plus, tu seras souvent du côté du plus fort. Je vais pas te mentir. Tu sais ce que je pense de ton choix. Ce que lui a dit son père qui aurait préféré une autre trajectoire. Ne fais pas comme moi le fils, ne deviens pas un « rêve interruptus . Une allusion à la guitare qui avait fini par prendre la poussière au grenier. Il avait poussé son fils à en jouer. En espérant qu’il prenne le relais d’un désir avorté. Mais pas du tout le rêve du fils.
Être huissier non plus. C’était juste un boulot de quelques semaines. Remplaçant une femme qui venait d’accoucher. Pendant sa fac de droit où il peinait à boucler sa licence de droit. Il avait choisi cette filière parce qu’un copain de classe s’y était inscrit. Son activité professionnelle se confinait en tâches administratives de type secrétariat juridique. Tu vaux mieux que ça, jeune homme. L’injonction de son patron. Il avait esquissé un sourire en guise de réponse. Sans se douter que son histoire venait de basculer. Son père de substitution devint son beau-père. Et le grand-père de ses deux enfants. Six années très heureuses. Jusqu’à ce que son épouse ne le plaque. Pour partir avec sa prof de yoga. Toutefois, son père de substitution lui resta fidèle. Toujours prêt à lui transmettre la direction. Mais la boîte déposa le bilan. Il dut trouver un emploi ailleurs. Et descendre de catégorie.
Bientôt l’heure du texto. Même s’il savait que ça ne servait pas à grand-chose. Chaque jour, il souhaitait une bonne nuit à son père. Depuis deux ans dans un Ehpad. Son cerveau déserté par la mémoire. Chaque fois, il répondait à son fils : merci monsieur, bonne nuit à vous aussi. Il ne reconnaissait plus personne. Son ex épouse prétextant de vivre trop loin pour ne pas le visiter. Même à proximité, elle n’y serait sans doute pas allée. Leur divorce s’était très mal passé : une sordide histoire de fric. Seul son fils unique venait lui rendre visite. Ça, on peut vous affirmer qu’il s’en souvient bien. Dès qu’on le lave, c’est parti. Ce sont les infirmières qui le lui avaient dit. Elles évoquaient les dernières infos du passé encore stockées dans sa mémoire. Les seuls moments où ses yeux s’éclairaient. Un regard de vieux gosse au bord de la fin.
Dos bien droit. Elle était assise au piano. Il s’était arrêté sur cette photo parmi toutes les autres prises à l’intérieur. Dans peu de temps, l’instrument serait hissé dans un camion de déménagement. Pour être entreposé avec les autres meubles répertoriés pour la saisie. Avant leur dispersion lors d’une vente aux enchères. Que lui restera-t-il ? Les biens mobiliers insaisissables : ce qui est nécessaire à la vie courante et au travail de la personne saisie et de sa famille. Théoriquement, la vente pourrait couvrir une partie de ses dettes et baisser les mensualités de ses remboursements. Elle sera moins à la gorge. Vous puez du cœur. La pianiste s’était retournée sur l’écran. Elle le fusilla du regard. Il se frotta les yeux. Tu deviens barge, c’est qu’une photo, s’était-il dit. Sans doute la tension de ces derniers temps. Causé en grande partie par le conflit avec sa fille de quinze ans ; elle l’avait traité de vieux con raté. Refusant de répondre à ses textos et ne voulant plus le voir. Il savait que sa fille avait honte de son activité professionnelle. Inventant un autre métier à la case : profession du père. Elle jouait de la guitare. Plus assidu au conservatoire de musique qu'au collège. La pianiste leva la main pour le gifler… Il démarra en trombe.
Pour un retour quelques jours plus tard. Qu’est-ce que vous me voulez encore ? Il dansait d’un pied sur l’autre. Je… Cette fois, je n’ai pas ma casquette d’huissier. Elle fronça les sourcils. Dans ce cas là, vous pouvez dégager. Elle posa la main sur la poignée. Il glisse son pied dans l’entrebâillement de la porte. Je peux rentrer ? Je vous promets que ça ne durera pas longtemps. Elle lui demanda de le suivre. Sans l’inviter à s’asseoir. Tous les deux dans le couloir. Si vous acceptez ce chèque, il couvrira toutes vos dettes. Et vous ne serez pas saisi. Elle poussa un soupir. Je vous rassure tout de suite, rajouta-t-il, ce n’est pas un cadeau. C’est juste un rachat de dette. Elle secoua la tête. Ça ne changera rien du tout à l’affaire. Je ne pourrai pas vous payer non plus de mensualités. Vous n’avez pas compris ou quoi. Je suis à zéro sur mon compte. Plus rien du tout. Il esquissa un sourire. Écoutez, c’est… En fait, ce n’est pas une question d’argent. Elle le fouilla du regard. Je ne comprends pas du tout ce que vous me racontez. Il sortit un paquet de cigarettes de sa poche. Je peux ? Elle accepta d’un hochement de tête.
Il tira sur une taffe. Je vous demande juste l’autorisation de venir de temps en temps avec mon père. Elle afficha un air stupéfait. Mon père est… Il est atteint de la maladie d’Alzheimer. Ne reconnaissant plus personne. Comme si toute son histoire avait été effacé en lui. Mais… il est capable de chanter entièrement des chansons de son passé. En anglais et en français. À chaque douche donnée par les infirmières, il se met à chanter. Un moment qui les à touchées. Notamment une qui m’a dit qu’à chaque fois, elle avait les yeux au bord des larmes. Depuis, je vais le chercher à l’Ehpad et l’emmène écouter des concerts. Surtout de rock : sa passion de l’époque. Un fou des Clash. Mon père est si heureux. L’impression de le revoir comme avant. Je sais que... Il glissa le mégot dans son cendrier portatif. Mon père serait si heureux de pouvoir chanter à nouveau. Mais accompagné. Elle ouvrit des yeux ronds. Vous savez, on ne s’improvise pas… Il la coupa d’un geste. Essayons au moins une fois. Elle plisse le front. Et si ça rate ? Il haussa les épaules. Disons que vous aurez trouvé un mécène pour continuer de jouer du piano. Elle ne sembla pas convaincue. Il insista.
Trois jours plus tard, première rencontre. Le père et le fils venus avec des partitions. Un long moment de gêne dans le salon. Personne n’osait percer le silence. Le père avait les yeux rivés sur le piano. Il souriait. Bon, on y va ! Elle s’était levé et mise au piano. On commence par laquelle ? Le fils lui tendit une partition. Elle tâtonna un bref moment avant de trouver la mélodie. Le père s’ était redressé. Et à pas lents, il s’approcha d’elle. Un large sourire aux lèvres. Il se mit à chanter. Elle aussi souriait... à la photo de son père. Le fils applaudit. C’est vraiment bien. Il se tourna vers son père. Papa, ça te dit de repasser ici pour chanter. Son père leva le pouce. Bien sûr. Depuis ce jour-là, le fils amenait son père. Puis il les laissait seuls. Ne revenant qu’après leur duo. Avec souvent des difficultés à faire décoller son père. Parfois, c’était elle qui avait envie de prolonger. Très vite, une relation dépassant le cadre de la musique se noua entre tous les deux. Parfois, il devait sonner un long moment avant elle ne vienne ouvrir la porte, essoufflée. De temps en temps les laisser ensemble ? Il en parla au neurologue suivant son père que ne trouvas l’idée bonne. Chaque fois, leurs séparations étaient difficiles. Comme deux ados. Mais les horaires de l’Ehpad n’étaient pas élastiques.
Qu’avait encore fait son père ? On lui avait demandé de passer par l’administration avant l’heure de la visite. Asseyez-vous, je vous en prie. Il s’installa sur l’un des fauteuils. Il y a un souci ? Pas du tout, le rassura-t-elle. Comment vous dire ? Elle semblait chercher ses mots. Votre père ne cesse de nous parler des séances de chant avec une pianiste. Nous avons constaté que ça lui fait un bien fou. Son comportement a changé en positif. Depuis, il ne passe pas son temps enfermé dans sa chambre. Ce… Elle tapota sur le bureau. Pourquoi, cette pianiste ne viendrait pas jouer ici. Et lui chanter. On pourrait même imaginer un atelier musique et chant. Bien sûr, elle serait rémunérée pour sa prestation. Sa première réaction a été de refuser. Pourquoi ? Il bafouilla une réponse alambiquée. Elle insista. Il finit par en parler au duo. Tous les deux acceptèrent avec le même enthousiasme. L’un des médecins de l’Ehpad proposa même de prêter un piano inutilisé chez lui. La professeur se déplaçait une fois par semaine. Il chantait avec elle. Peu à peu, d’autres pensionnaires les rejoignirent. L’animation était un succès. Je peux quand même aller chez elle de temps en temps, demanda le père. Le fils accepta. Et la pianiste aussi. Le rituel continua.
Un soir après l’une des séances, elle lui demanda d’un signe de la suivre. Le père, assis sur le canapé, somnolait. Son visage détendu. Le fils la rejoignit dans la cuisine.
- Pourquoi vous avez fait ça pour moi ?
Il haussa les épaules.
- Ce n’est pas pour vous.
Il esquissa un sourire et ajouta :
- C’est pour lui.
Elle pointa l’index sur sa poitrine.
- Votre cœur sent bon.
NB : Cette fiction est inspirée de la rencontre avec une musicienne. Elle racontait ses animations musicales en Ehpad. J'aime beaucoup travailler avec des « êtres en fin de route », expliquait-elle. Visiblement très heureuse de ses animations musicales. Dans le même registre, voir ou revoir le très beau « Une jeune fille de 90 ans ».