Merci à Espace Pandora: une bande armée de mots.
NOVEMBRE-DECEMBRE
1983
Vauninguettes, 15 octobre
-- 1 --
Ce matin d’automne, Quarenteneuf et Vingt sont assis sur un banc, côte à côte. Le père et le fils face à un marché au cœur d’une cité HLM. Derrière leur immeuble. Le fils doit rejoindre dans la matinée la tête d’une manifestation ; elle part de Marseille et monte sur la capitale. Il est très impatient. Le père, ouvrier dans une usine de produits chimiques, dispose de moins d’une heure pour rejoindre son poste. Il ne cesse de consulter sa montre.
29 ans les séparent.
Plus le reste.
Ils n’ont pas l’habitude de se parler. Surtout le père très peu loquace. C’est le fils qui a insisté pour ce rendez-vous. Pourquoi ne pas se voir chez eux ? Vingt trouvait que c’était mieux de bavarder hors des murs de l’appartement ; pas du tout envie d’être interrompu par les autres membres de la famille. Ils évitent de se regarder.
Quarenteneuf prend une cigarette et tend le paquet à Vingt qui refuse d’un hochement de tête. Il sait que son fils fume en cachette. Il lui met d’autorité le paquet dans la main. Après une hésitation, Vingt en allume une.
Ils fument en silence.
_T’as pas autre chose à foutre que perdre ton temps et user tes semelles, fils?
Vingt pâlit.
_ Pourquoi tu dis ça ?
_ Je sais pas, moi… Vaut mieux que tu te concentres sur l’école pour… Au moins avoir un meilleur boulot que moi.
Il hausse les épaules et ajoute:
_ En plus, c’est que des conneries votre marche, ça servira à rien du tout.
_ Tu dis n’importe quoi ! se fâche Vingt. Regarde, il y a juste vingt ans, Martin Luther King a «fait un rêve» et plein de noirs et aussi des blancs ont marché sur Washington. Nous aussi, on doit le faire. Très important que les gens, pas que ceux des quartiers comme le nôtre, sachent comment on vit ici dans ces putains de barres. Tout le monde a le droit de le savoir
_ De quoi tu te plains ? C’est bien ici. On a l’eau chaude, une salle de bain, de l’électricité, le chauffage... Tu préfères quand on avait rien de ça (il pointe l’index sur les immeubles) et qu’on… vivait comme des rats dans des bidonvilles.
Vingt a un sourire crispé.
_ T’as raison : nous ne sommes plus des rats, on est devenus des lapins dans nos cages. Quelle évolution ! Moi, je ne vois pas la différence. Sauf que les lapins font peur à personne. En plus, on les sort quand on veut du clapier pour les envoyer bosser pour que dalle.
_ T’es bien content d’en profiter de cette paye.
_ Tu mérites plus.
_ Y en a qu’on même pas ça.
_ Comment veux-tu que ça bouge, si personne ne bouge. Moi, je n’en veux pas de leurs miettes…. Jamais je ne choisirai entre vivre comme un rat ou un lapin.
Quaranteneuf fronce les sourcils.
_ Tu vas dormir où ?
_ On est un collectif, on se débrouillera.
_ Et pour manger ?
_ T’inquiète pas.
_ T’as pas école aujourd’hui ?
Vingt affiche un large sourire.
_ Non, j’ai quelque chose de plus important. Je vais marcher pour nos droits à tous.
Quaranteneuf se lève.
_Moi aussi, j’ai quelque chose d’important.
Il s’éloigne, dos courbé.
_ T’as oublié ton paquet.
Quarenteneuf ne se retourne pas.
Son fils, immobile, le regarde. Ce dos… Le dos de son daron. Pour rien au monde, il ne voudrait hériter de cette silhouette soumise. Il déteste ce dos. Envie de chialer. Son poing se referme lentement dans la poche de son blouson.
Il ouvre le paquet de cigarettes.
A l’intérieur, un briquet et un billet de banque.
Paris, 20 octobre
Attablées dans la cuisine d’un Loft, Trenteneuf et Dixsept prennent le petit déjeuner. Au mur, plusieurs toiles contemporaines et la Une de Libération datée du 11 Mai 1981 sous verre.
La mère, peintre et graphiste, travaille à domicile. Sa fille, en première année de fac de cinéma, attend des copains pour une réunion. Ils font partie d’un des collectifs chargé d’accueillir les marcheurs.
_ Ca m’ennuie un peu de…
_ Ecoute, maman, ils ne viennent pas longtemps.
Trenteneuf semble inquiète.
_ Tu les connais pas ces types-là.
_ Maman, pas toi quand même. Tu vas te mettre, toi, à nous la jouer TF1.
_ Je ne regarde jamais la télé, moi.
_ D’abord, ils n’ont pas tous participé aux révoltes urbaines. En plus, franchement, qu’est-ce qu’on aurait fait, nous, à leur place ? On aurait peut-être cassé pour se faire entendre.
Elle sourit et ajoute :
_ Tu as fait la même chose avec Papa. Vous avez aussi brûlé des voitures à St Miche et ailleurs.
Trenteneuf hausse les épaules.
_ Pas pareil.
_ C’est pire aujourd’hui. Vous, vous étiez dans les trente glorieuses, la libération sexuelle et un tas de trucs sympas. Et nous… Notre génération se tape le sida et le chômage. Sans compter la montée de l’extrême-droite.
La mère et la fille échangent un regard.
_ Dis-donc, toi : tu n’aurais pas pris ta carte quelque part ?
_ Non, je ne serai jamais encartée. C’est oui ou non alors pour l’hébergement ?
Trenteneuf se racle la gorge.
_ Bon, d’accord. Mais tu t’occupes de tout, leur bouffe et tout le reste.
Dixsept embrasse sa mère sur la joue.
_ Super ! Au fait, je voulais te demander : on voudrait médiatiser notre collectif. Tu sais comment on pourrait faire ?
La mère esquisse un sourire.
_ Passer à la télé que tu détestes. Appelle ton oncle, il a un boulot à France 2.
_ Pas lui, il est ringard et va me faire encore la leçon.
_ Faut savoir ce que tu veux.
Coup de sonnette.
_ C’est Mona et Jean-Baptiste, on doit faire une réu pour la préparation de l’arrivée des marcheurs.
Trenteneuf hoche la tête.
_ Ne fais pas attendre tes copains. Je suis à l’atelier, si tu as besoin de moi.
_ On fera ça dans le salon.
Sa mère sort de la cuisine.
Dixsept la regarde pousser la porte de son atelier dans l’arrière-cour. Derrière la baie vitrée, elle accomplit toujours les mêmes gestes avant de commencer à peindre. Bien foutue ta mère, lui disent ses copines. Et en plus, super cool. Aucune ne se doute qu’elle est inconsolable, depuis le suicide de son mari. Le père de dixsept mort onze ans auparavant.
Sa mère se sert un verre de blanc.
Sur la route, 28 octobre
Super ! Depuis que nous sommes partis de Vauniguettes, on ne cesse de nous acclamer. Sauf à Salon de Provence où il n’y avait qu’une personne pour nous accueillir. Bien sûr, on a aussi droit aux sifflements, mais on s’en fout complètement. Leur haine ne nous atteint pas, nous sommes plus forts qu’eux. Rien ni personne ne brisera cette sensation d’être enfin quelqu’un, posséder une parole et être entendue. Surtout écoutée. Notre parole.
Plus celles de tous les autres restés là-bas, happés par leur quotidien. Les mots de silhouettes sans parole, ni visage. On marche aussi pour elles. Grâce à nous, elles redresseront la tête.
Je sais qu’ils nous regardent à la télé. Mon daron, ma daronne, mes p’tits frères, les voisins… Tout le quartier a les yeux rivés sur nous. Certains heureux aussi pour eux, pour tous, d’autres sans doute jaloux de ne pas être devant une caméra, et ceux qui continueront de nous détester. La haine des pauvres entre eux, me disait un prof de gym, n’a d’égale que la solidarité des riches entre eux. Combien de fois les pneus de sa bagnole ont été lacérés devant le collège par des p’tits cons qui le détestait parce qu’il était pédé et lui ont pourri la vie. Un jour, il a claqué un élève. Et on ne l’a plus revu. Je marche aussi pour lui.
Quel plaisir de voir des gens différents de moi ! Pas les mêmes têtes, ni les mêmes fringues et façons de se mouvoir. Aucun avec des dents pourris, les yeux cernés par la fatigue, les étoiles noyés dans le mauvais pinard, putain de Valstar qui a perforé nombre de foies au quartier !, les gauloises toujours sans filtre parce qu’on est pas des tapettes, le poulet aux hormones, TF1 et Europe 1 en intraveineuse, le choc pétrolier, la crise invitée chaque jour dans le salon du T2, les vacances entre le parking et le local à poubelles... Et ce tiercé toujours raté de peu.
Sommes-nous de la même planète ? Jamais de nuages sombres dans leurs regards enthousiastes. Ils trouvent toujours tout super. Jamais autant entendu «formidable !». Très envie de les toucher, surtout les filles, pour vérifier que ce ne sont pas des mirages. Ils sont loin, très loin, de ce mélange de haine, soumission, et d’incompréhension dans le regard des mecs du quartier aux bras dédiés à une mère, une autre femme… Tous ces hommes qui ont traversé l’enfance sans avoir pu y faire une halte, la visiter et envoyer des cartes postales à l’autre- l’homme qu’ils sont devenus ; celui qui les recevrait longtemps après et pourrait revisiter ce que devrait être l’enfance : la plus belle escale de notre voyage. Pas une gare désaffectée.
Et les femmes de notre micro planète ? Comment sont-elles ? Souvent doublement soumises et muettes, elles sont plus ou moins dans le même état physique que les mecs, certes moins usées. Imitant les belles plantes - sur papier glacé et à la télé - arrosées par le fric ou la naissance, souvent les deux, elles camouflent leur fatigue aux yeux, peignent des lèvres aux mots perdus. La parole, on y revient chaque fois.
Nous ne sommes pas des rêveurs, nous voulons du concret. Bénéficier nous aussi des trois mots au fronton de toutes les mairies et les écoles.
Pas plus, ni moins.
Paris, 2 décembre
Dans environ une heure, les marcheurs seront arrivés. Finalement, je n’en héberge pas car ils ont trouvé une autre solution. J’ai pris quand même la clef de la chambre de bonne de ma grand-mère. Avec le collectif de la fac, on va les guider pendant leur séjour à Paris et préparer avec eux la manif de demain. Ils ont très peur d’être récupéré par les politiques et sont très méfiants. J’en ai eu un au téléphone qui m’a presque agressée… Faut les comprendre, leur marche est devenue hyper médiatisée, même par TF1 qui les a toujours présentés comme des casseurs depuis les émeutes. Ils se méfient de ce qui les attend à Paris. Je suis sûre et certaine que ça va être un triomphe. Ils ont vraiment eu un grand courage de se révolter. Et surtout ne pas du tout se laisser entraîner dans la spirale de la violence. Plus malins que leurs ennemis.
Papa, toi qui t’es toujours battu contre les injustices, tu serais sans aucun doute ici avec nous. Et très fière du combat que nous menons avec les copains et copines de la fac. Maman serait bien venue mais… Elle a de plus en plus de difficultés à sortir de la maison. La foule lui fait vraiment très peur. Parfois, elle me raconte comment vous viviez tous les deux, vos réunions clandestines, vos pseudos, vos rêves de changer le monde… Moi, quand tu me manques trop, je te parle ou je t’écris. Bon… Maman, elle ne dit pas grand-chose sur la Marche mais je sais bien qu’elle aussi est avec nous. Sans que je le lui demande, elle nous a créé un logo et dessiné une affiche pour le rassemblement du trois décembre. Je suis sûr qu’on va être des milliers avec eux, pour défendre leurs droits. Et les nôtres. Eux, comme nous, sont de ce pays. On ne peut pas laisser continuer une telle injustice. Pas possible que des gens continuent de vivre dans de telles conditions, confinés dans des ghettos sans avenir.
Hier, mon oncle nous a présentés plusieurs journalistes. J’ai été interviewée. Ça fait bizarre. Il faut être très rapide et efficace. Je crois que c’est un boulot qui me plairait bien. J’en ai parlé à mon oncle qui m’a dit qu’il pouvait me dégotter un p’tit stage dans sa rédaction si j’avais envie. En fait, il est plus sympa que je pensais. Il nous a filé un sacré coup de mains.
Vraiment étrange… J’ai… Première fois que j’ai la sensation de me rendre concrètement utile. Mais je n’ai surtout pas envie de devenir ce qu’ils appellent une dame patronnesse… même de gauche. Mes grands-parents sont un peu comme ça, ils sont super mais on dirait des curés, et moi je ne supporte pas les curés et toutes les religions. Je me sens coincée. Comment agir sans être condescendant avec les « pauvres p’tits pauvres ». Pas simple. Je sais bien que je suis une fille et petite-fille de grands bourges née avec une cuiller dans la bouche. Le fils de notre concierge me la fait comprendre à plusieurs reprises quand je lui ai donné un tract dans l’escalier. Je l’ai vu le froisser sans le lire et le foutre à la poubelle. Il sait que nous ne sommes pas du même monde. Est-ce une raison pour me mépriser ? Pas parce que mes parents ont du fric que je vais me taire, ne pas réagir aux injustices que je vois autour de moi et ailleurs qu’en France. On est tous dans la même merde sur cette planète qui tourne pas rond. Et en plus aujourd’hui, c’est la couche d’ozone qui nous menace. Pourquoi il ne veut pas lire mes tracts ? Faut que je réussisse à lui parler, le convaincre de…
Les voilà !
--2--
Trente ans plus tard
Vauninguettes
Ce dimanche matin, soixantedixneuf est assis dans un fauteuil roulant. Cinquante installé à côté de lui, sur un banc. Tous deux face au marché. C’est le père qui a insisté pour qu’ils se voient. Le vieil homme n’a plus que quelques mois à vivre.
Soixantedixneuf grimace un sourire.
_ Le banc est aussi confortable qu’il y a trente ans, fils ?
_ Tu m’as pas réveillé aussi tôt un dimanche que pour me parler de mobilier urbain.
Il semble chercher ses mots.
_ Cette nuit, j’ai fait un rêve… Ce jour-là de 83, je n’étais pas allé travailler et toi tu n’avais pas marché jusqu’à Paris. Nous avions passé la journée ensemble à parler, manger au restaurant avec ta mère et tes frères. C’était bien. Des choses qu’on a jamais fait ensemble. Pourquoi on est passés à côté de p’tits moments comme ça, très simples?
Cinquante hausse les épaules.
_ On ne refait pas l’histoire. En plus, je ne veux plus entendre parler de cette période.
_ Tu as honte de ce que tu as fait, fils ?
_ Ca n’a servi à rien.
Soixantedixneuf se redresse.
_ Dis pas ça.
_ Si. C’est toi qui avais raison. Rien de nouveau ici. La preuve, je suis allé moi aussi taffer dans ta boîte. Et pire que tout, je suis même licencié de cette putain de boîte ou, même dans mes pires cauchemars, je ne pensais jamais aller. Regarde nos mains, elles se ressemblent…
Il fixe ses mains et ajoute :
_ Sauf que les miennes ne servent plus qu’à zapper de chaîne en chaine pour mater ce monde que je croyais changer. Et qui me revient chaque jour en pleine gueule.
_ Le curé dont tu me parlais a bien réussi, on le voit souvent à la télé. Et qui aurait cru ça il y a 50 ans que le président de l’Amérique serait noir. Sois patient, ta marche fera des petits un jour et…
Cinquante a un geste d’agacement.
_ Que dalle ! Regarde, le mec qui a buté un jeune gosse noir est acquitté. Tous ces trucs ont servi à rien. Nous leurrer. Malins, ils se sont servis des luttes antiracistes pour camoufler les luttes de classes. Et résultats des courses : rien de nouveau sous le soleil des pauvres. La plupart des gens de ma génération, les marcheurs et les autres, n’ont pas bougé d’ici. Vous, à l’époque, vous pensiez que vous gosses auraient un meilleur boulot que vous. En fait, l’ascenseur social est descendu au sous-sol, et nos gosses continuent de descendre. On s’est fait juste niquer par de bons communicants.
_ En 50 ans, le pourcentage de Noirs qui vivent en-dessous du seuil de pauvreté est passé de 41,8% à 27,6%.
Il fouille son père du regard.
_ D’où tu tiens ces chiffres, toi ?
_ Pas parce que je sais pas lire que j’ai pas d’oreilles quand même. Depuis que je suis arrivé dans ce pays, j’écoute la radio tous les jours. Et encore plus à la retraite.
Cinquante se roule une cigarette.
_ T’en as pas une cousue, fils ?
_ Non, trop cher. Je croyais que tu avais arrêté.
Soixantedixneuf soupire.
_ Donne la moi.
Il lui tend et s’en roule une autre.
Le vieil homme tire sur sa clope avec un air de gosse. Il sourit en regardant les volutes.
_ Ouais, ça a peut-être un peu changé aux Etats-Unis… mais pas en France. Sûr que le président y nous a reçus ; je m’en souviendrais toute ma vie. Pour une fois, pas un lascar pour dire : « C’est une soirée privée. »Peu de temps après, cet homme qui nous a reçus dans son Palais apportait son soutien en direct à un concert de la fameuse main jaune, et en même temps, des membres de son équipe cherchaient à augmenter le score de l’extrême droite. Leur main, ils nous l’ont mis jusqu’au trognon ces enculés ! Tous nos combats de grands naïfs pour un monde meilleur fistés par la main d’Harlem et ses potes !
_ T’énerve pas comme ça. Je sais bien que c’est pas des anges et que la plupart sont là pour la gamelle. Ils inscriront jamais leurs gosses dans les écoles du plateau, là. Certains élus cocos d’ici les collent dans d’autres écoles à Lyon ou ailleurs, même catholiques. D’ailleurs, plus de mélange au collège où t’étais gosse, on dirait que les gamins sont tous sortis de la même photocopieuse. Une majorité de musulmans. Les politiques nous aiment bien que pendant les élections. Faut juste oublier leur promesses plus vite qu’eux pour ne pas être déçus, et penser à autre chose.
Cinquante s’éclaircit la voix.
_ Depuis combien de temps que tu vis ici dans cette ville ?
_ Bientôt soixante mais je crois que je vais partir avant…
_ 60 piges ! Tu imagines, ça fait 60 piges que tu vis ici et que tu n’as jamais pu voter pour le maire. Encore une de leurs promesses pas tenues. Putain ! Qu’est-ce que j’étais naïf, j’aurais dû faire comme Nacer, Luis et le rouquin…
Le vieil homme avance son fauteuil roulant et regarde Cinquante droit dans les yeux.
_ Et finir une balle dans le ventre devant ta bagnole, ou au placard à perpète comme le rouquin. La colère te fait déborder. Ne mélange pas l’Histoire d’un pays avec la tienne.
Cinquante fixe ses chaussures.
_ Ce pays c’est mon histoire, et il m’a foutu dans la merde.
_ Regarde-moi !
Il relève la tête. Son regard est embué de larmes. Il détourne les yeux.
Le vieux lui prend le menton et l’oblige à le regarder.
_ A cause de ce pays que ta femme est partie ?
_ ... Je… C’est compliqué.
Le vieillard relâche le menton.
_ Pas compliqué du tout. Elle s’est tirée parce que tu pétais tout dans votre appart. Et je lui donne raison. Elle a sauvé sa peau. Et à cause de ton pays que ton gosse est tombé dans la came ?
_ Il a décroché.
_ C’est vrai qu’il a arrêté la came pour….trouver un autre dealer à la mosquée.
Cinquante secoue la tête.
_ Nous sommes dans un pays laïc, tout le monde a le droit de pratiquer le culte qu’il veut. Les copains de Harlem Désir ont le droit de baptiser leurs gosses ou de célébrer la bar-mitsvah et nous juste pointer au pôle emploi. Les juifs, eux, y peuvent tout faire dans ce pays.
_ Quand c’est pas la faute du pays, c’est la faute des juifs. A cause des juifs p’t’être que tu gagnes pas au loto chaque semaine et que ta femme a foutu le camp ? Et que tu te lèves même plus pour chercher du boulot ou même te promener en ville à Lyon? Ta marche, si je me souviens, c’était bien contre le racisme et toi, tu… vas pas te chercher des ennemis partout, regarde un peu dans ton miroir et tu le trouveras… Ton plus grand ennemi.
Cinquante s’étrangle de colère.
_ Mon fils a le droit de pratiquer l’Islam !
_ J’ai pas dit qu’il avait pas le droit. Moi aussi je crois en Dieu, même si j’aime bien boire un p’tit coup de Côte de temps en temps. Mais ton fils et ses potes qui font la morale à tout le monde ; ils ne croient pas en dieu mais à cet Imam qui leur offre que des paroles de haine. Celui d’avant était quand même mieux. Dieu mérite mieux que ce genre d’ambassadeur sur terre.
Il cogne sur l’accoudoir du fauteuil et reprend:
- Quand je serai mort, je refuse qu’il soit présent à mon enterrement ! Tu m’entends, fils ?
Les mains du vieillard tremblent sur ses genoux.
_ Laissons tomber cette conversation.
Soixantedixneuf pointe l’index sur le marché.
_ Regarde les, mon fils… Ça c’est des vrais intégristes. J’ai pas le même dieu qu’eux. Même si j’ai jamais eu ma carte, je préférais quand c’était des vendeurs de l’Huma au marché.
_ T’exagères. Les intégristes sont…
_ Une minorité. C’est vrai mais ils occupent beaucoup de place dans nos quartiers et… nos têtes. Pour boire un coup aujourd’hui au marché, y a plus qu’un seul endroit. Et les femmes… je t’en parle même pas.
Il pousse un soupir et continue :
_ Avant, on pouvait au moins les regarder passer. A mon âge, je sais bien que je peux plus rien faire mais dieu m’a donné des yeux pour voir ce qu’il a conçu de plus beau : les femmes. Sans elles, personne ne serait là, ni toi, ni moi, ni ces intégristes de… A cause d’eux, même les p’tits vieux comme moi on peut pas contempler la plus grande merveille du monde. Même chez les animaux, ils cachent pas leurs femelles… On a plus le droit de profiter de rien, aujourd’hui. Tu te rends compte que ces gosses, lui, celui-là (il pointe l’index en direction du marché) le p’tit sec là qui agite sa tirelire pour les dons, il est venu me dire l’autre fois de pas fumer et boire. Si j’étais pas sur ce fauteuil, je l’aurais bien dérouillé. Il a reçu la fumée de ma cigarette en plein visage. T’appuie sur leur nez et y a encore du lait qui coule, et y veulent t’apprendre la vie.
Cinquante plisse le front.
_ Ils ne sont pas responsables.
_ Ca va avec ça ! Ils pourraient être au moins responsables de leur connerie. Pas toujours la faute des autres. Et puis pas parce que t’es pauvre, que t’es obligé d’être con. Moi, je sais ni lire ni écrire mais on va pas me manipuler comme un mouton.
Une quinte de toux lui secoue tout le corps. Cinquante tend la main vers l’épaule de son père ; il se ravise et le regarde, inquiet. Les yeux du vieil homme sont injectés de sang.
_ Tu veux que j’appelle le Samu ?
_ Laisse tomber !
Quand la toux cesse, il prend un mouchoir et éponge la sueur sur son front. Ses mains et ses jambes continuent de trembler. Il s’agrippe aux accoudoirs.
_ Au fait… Qu’est-ce que t’as dit le toubib ?
_ Qu’est-ce que tu veux qu’y me dise ?
Il cogne sur sa cuisse.
_ J’aurais juste préféré finir sur mes deux pattes.
Un jeune se plante devant eux. Vêtu d’un survêtement et écouteurs vissés à l’oreille. On entend le son de la musique. C’est Dixsept, le deuxième fils de Cinquante.
_ Le daron et le grand-père ensemble c’est rare. On va appeler FR3.
Cinquante le fusille du regard.
_ Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler le daron ! Remonte ton falzar, t’es pas dans ta chambre.
_ Qu’est-ce que t’as aujourd’hui ?
Cinquante lui arrache les écouteurs.
_ Me parle pas avec ça dans les oreilles.
Dixsept, surpris, ne réagit pas. Ses oreillettes pendent de chaque côté de son buste.
Il coupe le son.
_ Ca va pas, non !
_ Au lieu de traîner avec tes potes, tu ferais mieux d’aller à l’école ! T’es vraiment un bon à rien.
Dixsept le dévisage avec un air hautain.
_ Tu veux que j’aille à l’école pour finir comme toi. Un lascar sans boulot qui fait la gueule tout le temps. Jamais content, toujours à râler.
_ Me parle plus jamais comme ça !
_ De toute façon, t’es resté québlo sur ta marche et…
Cinquante le gifle.
Le grand-père tend la main entre eux deux. Le père et le fils se regardent sans un mot.
_ T’as de la chance d’être mon daron sinon…
Cinquante l’invite de la main.
_ Tu crois que tu me fais peur. Viens, si t’es un homme.
Le père et le fils se rapprochent lentement, leurs visages à quelques centimètres l’un de l’autre.
Le grand-père les pousse et installe son fauteuil entre eux deux. Ils continuer de se toiser.
_ Arrêtez vos conneries !
_ Je me barre !
Cinquante s’éloigne dans la rue.
_ C'est ça, retourne au comptoir refaire le monde avec tes potes.
Le vieil homme lui broie le poignet.
_ On parle pas comme ça à son père.
_ C’est lui qui m’a cherché.
_ La vie est pas simple pour lui.
Il décroche sa main du poignet.
_ Tu crois que c’est facile pour moi.
_ File-moi une cigarette.
Dixsept lui en tend une, sans quitter des yeux son père.
_ Même son dos fait la gueule.
Le grand-père et le petit-fils fument ensemble. Chacun perdu dans ses pensées. Dixsept a remis ses écouteurs et écoute de la musique. Deux hommes environ du même âge que Soixantedixneuf s’installent sur le banc. Celui qui porte une casquette esquisse un pas de danse et se met à fredonner une chanson. Les autres la reprennent en chœur. Excepté Dixsept. Son grand-père chante en bougeant sur le fauteuil.
Restaurant Ile de Ré
Attablées face à un petit port, Soixanteneuf, Quarantesept et Dixhuit mangent des fruits de mer. La grand-mère vit entre l’île de Ré et Paris. Elle a invité sa fille et petite-fille.
Sa fille, qui avait accueilli les marcheurs, est responsable de l’Internet d’une chaîne télé. Et Dixhuit, sa petite-fille, est en deuxième année de droit. Elle milite dans des associations pour les sans-papiers et d’aide aux Roms.
_ Maman, cet appart est inoccupé depuis trois ans au moins.
Quarantesept semble gêné.
_ Je sais mais... bon, tant pis, faut que ça sorte : je ne supporte plus les Roms.
Dixhuit fixe sa mère.
_ Tu peux pas dire ça Maman.
_ Pas toi qui es obligée de remettre les ordures dans ta poubelle après chacun de leur passage dans ma rue. Ils sont sales et vivent vraiment comme des…
_ Des clodos, tu peux le dire. Tu n’as qu’à essayer de vivre, plutôt survivre, dans leurs conditions, et tu verras bien si tu seras toujours impeccable, parfumée et maquillée du matin au soir.
La grand-mère les regarde tour à tour, sans un mot.
_ On ne peut pas accueillir…
Dixhuit interrompt sa mère.
_ Toute la misère du monde. C’est bien la phrase que tu détestais tant quand tu étais militante à SOS racisme.
Quarantesept triture son collier.
_ C’est vrai, mais quand même…
_ Sûre qu’ils sont moins propres que tes marcheurs.
_ D’abord, ce ne sont pas mes marcheurs. Et, en plus, eux ne mendiaient pas à chaque coin de rue.
_ Calmez-vous toutes les deux. Nous ne sommes pas réunis aujourd’hui pour parler de politique.
Quarantesept boit une gorgée de vin blanc. Elle échange un regard avec sa fille.
_ Désolé, j’ai dit des bêtises plus grosses que moi. Je ne sais pas mais depuis qu’ils squattent jour et nuit dans le square en face de chez moi, j’ai… Ils me tapent sur le système.
Dixhuit hoche la tête.
_ Tu n’es pas la seule à penser comme ça Maman. Ils sont devenus la cible de tout le monde, même des fils et petits-fils d’immigrés dans les cités. Ils ont trouvé plus pauvres qu’eux.
Le maître d’hôtel dessert la table. Soixanteneuf, légèrement ivre, commande une deuxième bouteille de champagne. A un moment, la conversation dérive sur l’avenir de Dixhuit. Quand elle explique qu’elle veut devenir avocate spécialisée en droit des migrants, la grand-mère lâche « Chez nous, Les chats ne font pas des chiens depuis des générations ».
A un moment, le Smartphone de la grand-mère vibre sur la table. Elle s’éloigne sur la terrasse pour répondre.
_ D’accord, je vais te prêter l’appart pour l’hébergement du couple de Roms mais… Il ne faut pas qu’ils le dégueulassent. Ce serait bien aussi qu’ils payent un loyer, ne serait-ce que symbolique.
_ Merci Maman ! Tu vas voir, ils sont vraiment….
Quarantesepet soupire.
_ On verra bien.
Soixanteneuf se rassoit.
_ Je crois que…
_ Dès qu’ils auront trouvé de quoi gagner un peu leur vie, ils te payeront un loyer. Ils ont juste besoin de…
La grand-mère tapote son couteau sur un verre.
_ On écoute plus les vieux, maintenant.
_ T’es pas vieille, Grand-Mère.
Soixanteneuf a un large sourire.
_ Je crois que… Au fond, on gagnera toujours.
Dixhuit se crispe.
_ Pourquoi tu dis ça Grand-Mère ?
_ Quoi qu’on fasse,c’est nous qui écrivons l’Histoire.
_ Pas d’accord avec toi Grand-Mère !
_ Ne te fâche pas ma puce. Je n’ai pas dit que tout ça ne servait à rien. Il faut le faire, continuer de se battre. Les choses finissent toujours par évoluer, certes plus lentement pour la majorité qui en aurait beaucoup plus besoin que nous.
Elle passe le doigt autour de son verre.
_ Peut-être que c’est la vieillesse qui me fait parler comme ça, ajoute-t-elle d’une voix mal assurée.
_ Non, je crois qu’on peut tout changer. Redistribuer les richesses de notre planète et qu’il est…
_ Vous arrêtez de vous arsouiller sur ce sujet. Nous sommes réunis pour autre chose aujourd’hui. On ne va pas gâcher ce moment avec une polémique.
Soixanteneuf lève sa flûte.
_ Jamais j’aurais cru que je l’atteindrai cette année érotique.
Les trois femmes éclatent de rire.
_ Bon anniversaire Maman !
Elles trinquent.
Vauninguettes
Au milieu de la nuit, Cinquante pianote sur un ordinateur. Le ronronnement du frigo et la frappe très rapide se partagent le silence. Depuis la mort de son père, il ne cesse d’écrire. Pour être publié et passer à la télé, comme pensent ses amis, persuadés qu’il rédige un texte sur la marche.
Il l’évoque brièvement. Avec le recul et, malgré toute l’aigreur distillée depuis des années, Cinquante ne regrette pas les kms de l’automne 83. Même si la guerre était perdue d’avance. Pas toutes les armes entre les mains, surtout les plus efficaces – invisibles et transmises de génération en génération. Pourtant au début, tous pareils, tous ensemble. Ultrasolidaires. Sauf au moment du partage des dividendes du rêve commun.
Rêva-t-il plus haut que sa condition ?
Désormais c’est l’histoire d’un autre, le combat d’un gosse de vingt ans. Mais toute son existence, il se souviendra de son parfum, ses dents blanches, son rire, son corps infatigable sous les draps d’une chambre de bonne. Et sa joie. Quatre jours passés avec une étudiante à Paris. S’il n’avait pas paumé son numéro… Rien ne sert de refaire le match.
Plus que deux heures pour terminer.
Cinquante écrit une lettre, une très longue lettre, à ses deux gosses. Ecrire ce qu’il ne saura leur dire, de vive voix, les yeux dans les yeux. Incapable de parler du plus profond de son être ; là où les trouilles se cachent et se taisent. Trop écrasé par un héritage de pudeur mêlé de virilité. Face à l’écran, il oublie « Un vrai homme ça ne pleure pas et ça meurt debout » maintes fois entendus par son père et d’autres. Et transmis à ses enfants.
Des semaines qu’il écrit pour leur offrir la tendresse dont ses bras sont incapables. Les enlacer à distance. Qu’il sache qu’un homme a aussi des larmes. Et des doutes. Même le plus fort des darons a ses faiblesses.
Son sac est prêt. Bientôt, il aura quitté Vauniguettes par le premier tram. Pour quelle destination ? Aucune idée. A part se rendre de ville en ville, seul. Pas qu’en France. Demain, il ne marchera pas pour un monde meilleur. Juste pour lui. A cinquante ans, enfin apprendre à dire Je.
Et ne pas devenir un dos.
Texte écrit pour le trentième anniversaire de la Marche pour l'Egalité et contre le Racisme. Paru dans le site dédié à l'épopée de 1983: http://www.jemarchepourlegalite.com/#!jecris-pour-legalite/c13n4