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Sans doute pas grand-chose. Puisque nous continuons la route. Et que le monde n’ a pas cessé de tourner. Même mal. Rien donc de réellement problématique à cette perte. Alors inutile de faire marche arrière pour chercher ce qui s'est perdu de nous. Avançons. Le plus vite possible. Ne s’arrêter que pour recharger les batteries de son véhicule hybride : un moteur à ego et nombril. À la station-service, trouver de quoi alimenter son image. Pour reprendre rapidement son voyage à grande vitesse. Et tenter de rattraper le retard dû à la pause technique. Le plein fait, on repart. Vite, plus vite. Ne pas se laisser dépasser par un autre véhicule hybride. Avec de temps en temps un coup d’œil dans le rétro : combien de nouveaux followers ?
La majorité d’entre nous est bien équipée. Connecté à ce qui se fait de plus performant. Jamais ou rarement en panne d’ego et de nombril. Toujours pied sur le plancher. Pour rester dans la course. Avec bien entendu comme objectif de gagner l’étape du jour : plus de likes que ses voisins et voisine de circuit. Sans se soucier de la route. Pourtant de plus en plus chaotique. Nous le voyons bien. Elle est de plus en plus mauvais état. Mais nous nous entêtons à l’emprunter. Tant qu’on gagne, on rejoue. Et ça dans tous les milieux. Tous et toutes infantilisés avec nos joujoux numériques. Toujours en quête d’une nouvelle appli. Ou une extension mémoire en négligeant de faire travailler la sienne de mémoire - remplaçable à tout moment par un moteur qui trouve. Le désir de « gonfler son outil numérique» touche tous les milieux et âges. Dépenser plus, penser moins ?
Pas le temps de s'interroger. Les yeux rivés sur le compteur à followers. Combien de plus ? Très bonne journée. Toutefois, on peut faire encore mieux. En rajoutant un post pour aller à la pêche de nouveaux followers. Mais que dire ? Peu importe : faut occuper le terrain. Éviter de s’absenter trop longtemps de la course. Ne pas cesser de rouler. Sans tenir compte de l’érosion. Celle du véhicule et du chemin. Ce n'est rien, juste un petit bruit de ferraille, un trou dans la chaussée. Continuons la course. Au fil du temps, un grain de sable s’est glissé dans la mécanique. Insignifiant au début. Puis de plus en plus important. Le grain de sable est une question qui revient en boucle. Lancinante. Si ce quelque chose de perdu était essentiel ?
Une question qu’on peut se poser en voyant l’état de notre jeune siècle. À peine 25 ans qu’il cumule déjà moult régressions. Avec le retour du pire. Comme le vieux monde qui bouge encore et reprend même du poil de la bête. Une reprise s'opérant un peu partout sur la surface du globe. Le ventre, toujours fécond, s’est rouvert à nouveau. Toutefois avec une grande différence aujourd’hui. Laquelle ? Ce n’est plus une seule bête. Désormais, elles sont plusieurs. Des bêtes affichant des visages très différents. Avec la peau de couleur blanche, noire, jaune, métissée. Elles sont de tout sexe et genre. Se fondant parfaitement dans toute sorte de groupes humains. Difficilement identifiables. Où sont-elles géolocalisées sur la planète ?
Des bêtes sans frontières. Et dotées d’une grande capacité d’adaptation. Capables d’enfiler des masques souriants et généreux. Comme ceux de certains de nos proches. Et même de son reflet dans son miroir. Suite à une très forte émotion ou un vidage de cerveau, nul n’est à l’abri de suivre une de ces bêtes. Voire même d’enfiler son masque. On a vu des êtres intelligents, cultivés, se faire prendre au piège. Tout leur savoir ne les a pas empêchés de basculer dans le pire. La plus grande des ordures peut être fort intelligente. Nous avons plusieurs exemples. Certains refusent d’imaginer qu’une ordure et un individu intelligent se fréquentent dans le même corps. Confondent-ils humanisme et intelligence ? En tout cas, on en a vu et entendu noyer leur cerveau et cœur pour rester face caméra et lumière. Spectacle pathétique de la mort d’une pensée en direct.
Très modernes. Des bêtes qui sont équipées de la technologie dernier cri. Elles sont extrêmement bien présentes sur la toile. Avec ou sans pseudo. Et ciblant toutes sortes de populations. La vôtre est préservée ? Pour l’instant. Les bêtes sont tellement nombreuses que votre probabilité de devenir une cible est très grande. Un jour ou l’autre, vous serez pointé de l’index, voire harcelé et violenté. Un ciblage à cause de votre couleur de peau, de votre sexe, de votre genre, de votre religion, de votre athéisme, de votre pensée, de votre orientation sexuelle… Chaque individu et groupe sont susceptibles d’être pris pour cible. Cessez de se voiler la face avec « les ennemis de mes ennemis sont mes amis. ». Les bêtes ont la mémoire de leur haine. Elles reviennent toujours vers leurs proies initiales. Et elles ont un très gros appétit. Besoin de toujours plus de chair fraîche.
Quel est cet essentiel perdu en route ? Comment se fait-il que nous en soyons arrivés là ? Pourquoi ne pas avoir ralenti et fait demi-tour pour récupérer cette part importante de nous ? Sans doute plusieurs réponses. Bien sûr différentes selon sa notion de l’essentiel. Pour ma part, j’ai l’impression d’un laisser-aller individuel et collectif. Une sorte de dégradation de valeurs importantes. Notamment les digues contre notre inclination naturelle à la « fainéantise mentale ». Penser fatigue plus que de regarder ailleurs. Qui n'a pas eu ce genre de coup de mou ? Ça m’arrive fréquemment. Préférer prendre un raccourci que de m’engouffrer dans la route longue et sinueuse d’une pensée complexe. Par flemme de secouer mes neurones face à telle ou telle problématique. On verra demain… Une forme de procrastination de la pensée. Avec les conséquences que nous connaissons.
Comme de finir par accepter l’inacceptable. Le regard rivé sur nos nouveaux outils à faire briller nos nombrils et egos. Dans une course aux pouces levés et followers. De grands gosses accrochés en permanence à leurs nouveaux jouets. Devenus des techniciens, des vendeurs, des acheteurs ; une boutique mobile à soi tout seul. Paradoxalement un fil à la patte avec un téléphone sans fil. Pendant ce temps, la machine à haine et division se mettait en place. Banalisant ce qui nous aurait paru inacceptable, avant d’être accaparé en priorité par le poids de notre image sur la toile. Tellement sur soi qu'on en oubliait de plus en plus l'autre et le monde. Indéniable que la machine diviseuse a fait du bon travail. Jusqu’ à nous amputer de l’essentiel.
Notre capacité à penser. Et notre esprit critique. Sûrement pour ça que nous sommes nombreux à être tombés dans le panneau de certains leurres contemporains : programmés pour nous diviser et confiner dans nos entre-soi. Fort heureusement, l'opération d'enfumage ne s'est effectuée qu’avec des mots. Même s’ils peuvent avoir des conséquences désastreuses. Jusqu’à faire couler le sang, même dans les rues d’une Douce France. Guère un scoop que de rappeler que tous les conflits et génocides commencent par des mots de division et de haine. Revenons à ces « leurres de pensée ». Positionnés ici et là. Pas facile de les éviter. Encore moins de leur résister. Ils savent nous anesthésier. Durant des années, c’est comme si nous avions donné les clefs de nos cerveaux. À qui? Nos dirigeants, nos représentants, nos médias préférés, tel ou tel gourou-influenceur, notre entre-soi, etc. Ce qui a généré une immense perte. Tout s'est fait à bas bruit. La perte d’une part de nous quasi-animal. De quoi s’agit-il ?
La perte de notre instinct de liberté d’être. Individuelle et de groupe. Sans cette liberté, nous ne sommes que des moutons. Ou des loups pensant en meute. Mais dans un cas ou l’autre, quel que soit son bord ; toujours avec un esprit de mouton codebarisé. Bien obéissants à telle ou telle parole d’autorité. Avec la trouille de la remettre en cause et se retrouver face à un vide. Ne pas être d’accord avec ses proches, mais continuer d’avancer dans le même sens. Pourquoi ne pas s’arrêter et exprimer son désaccord ? La peur d’être abandonné, se retrouver sans famille ; nous l’avons tous. Surtout continuer d’être aimé par ses miroirs. Pour se rassurer : je suis du bon côté. Et les mauvais de l’autre bord. Notre anesthésie vient sûrement en partie de cette peur de l’abandon. Jusqu’ à se plonger dans le déni. Et perdre notre instinct de liberté d’être. Ce qui est une grande perte pour son histoire. Comment retrouver cet instinct vital ?
La solution me semble du ressort intime. Un travail sur soi. Au plus profond. Et un travail en partie contre son entre-soi. La tâche toujours complexe pour sortir de ce qu’a si bien décrit un jeune homme de dix-huit ans au XVIe siècle. Un très grand esprit à portée de toutes et tous : Étienne de la Boétie. Souvent, quand je me sens paumé, dans la confusion, je retourne à son texte « Discours de la servitude volontaire ». Ses mots de presque 500 ans sont toujours d’actualité. Suffit juste d’une remise à jour en y incluant nos derniers outils technologiques. Les influenceurs de son époque sont évidemment différents de ceux de notre jeune siècle. Mais le fond est le même. Rien n’a changé sur notre capacité à moutonner. Et ne jamais – ou trop peu - remettre les paroles d’autorités qui nous rassurent de leur ronronnement quotidien. Le mouton n’est pas que l’autre. Il se promène en chaque être. Le premier des asservissements se trouve à domicile. Très difficile de s'en évader. Des menottes sous notre peau ?
S’en libérer viendra aussi de soi. De quelle façon ? Autant de solutions que d’histoires uniques. Pourquoi pas refaire le chemin à l’envers. Avec quel objectif ? Revenir sur soi et le monde, avant que tout ne se déglingue. Reprendre la route, plus lentement. Sans s’inquiéter des chiffres du compteur à followers. Ni du nombre de pouces levés à chacun de ses posts. Laisser fermée sa boutique mobile. Et avancer avec un œil très attentif. Le regard fouillant la route et les bas-côtés. La vitesse n’est pas limitée . On peut accélérer un peu ? Non, toujours au ralenti. Important de rester concentré. Continuez de regarder attentivement. Pourquoi une telle concentration sur une route qu’on connaît si bien ? On peut avancer avec même les yeux fermés. Restez concentré. Je veux bien, mais ... À quoi ça va servir tout ça ? Essayer de retrouver ce que nous avons perdu. Quoi ?
Nous.