15 ans à la fenêtre de sa chambre. Elle sourit. Un petit sourire. Il veut s’agrandir. Elle le retient. Pas tout de suite, se dit-elle. Gardant le large sourire pour leur arrivée. Bientôt, elle, sa famille, et ses voisins, seront libérés. Ainsi que tout le village et le pays. Un jour attendu depuis plusieurs années. Les occupants fuient. Tandis que les libérateurs s’approchent. En provenance de plusieurs pays. Elle danse d’un pied sur l’autre. Si impatiente.
L’enfer quotidien va s’arrêter. Elle ne verra plus son père se faire frapper et humilier par les occupants. Ni sa mère contrainte à faire à manger aux officiers. Et en plus laver leur linge sale. Plus personne ne risquera sa vie en rentrant après le couvre-feu. La vie va reprendre comme avant. On se reposera à la mort, soupire souvent son père. Les envahisseurs s’en vont. Mais un occupant reste : le temps. Intraitable, du réveil au coucher. Rares les instants avec les mains au repos. Mais sans obligation de baisser les yeux.
Un hurlement. C’est son frère. Il est le premier de tout le village à arriver sur le chemin qui donne sur la grande route. Plusieurs véhicules se suivent de très près. Elle dégringole les escaliers. Toute la population du village afflue vers ses libérateurs. Elle s’arrête et s’adosse contre un chêne. Son cœur veut sortir de sa poitrine. Elle respire lentement pour calmer son souffle. Ils arrivent. Cette fois, elle peut le lâcher. Large sourire aux libérateurs.
Très vite, le maire et quelques habitants organisent l’intendance pour leur accueil. Tous les villageois sont prêts à se plier en quatre pour ceux qu’ils ont tant attendus et espérés. Sa famille à elle hébergera une dizaine d’hommes. Tous dormiront dans la grange. Leur temps de stationnement ne sera que de quelques jours. Ils doivent continuer leur route. Pour rejoindre une autre division et libérer d’autres villages et villes. Avant la libération de la capitale.
Elle aide sa mère en cuisine. Derrière la vitre, un étrange spectacle. Pas de paroles, que des gestes. Une seule habitante du village comprend quelques mots de leur langue. Mais elle ne peut être partout pour une traduction en direct. Toutefois, nul besoin de se parler. Tout est écrit dans les regards et les gestes. Le même mot flotte dans l’air. Réunissant tout le monde. Le mot liberté.
Sa mère choisit sa robe des dimanches. Des années sans l’avoir décroché du cintre. Elle flotte un peu dedans. Le père, après avoir vérifié son nœud de cravate, dit avec une pointe de solennité : Allons fêter ce grand jour. Il ouvre la route. Sans cesse à rajuster sa veste. Tous les quatre se dirigent vers la place du village. Des tables sont dressées. Le maire improvise un discours et lève son verre. La soirée commence. Elle lève les yeux. Même le ciel est libéré.
94 ans à la fenêtre de sa chambre. La même depuis l'enfance. Seuls deux objets sont venus perturber le temps suspendu : un déambulateur et un téléphone portable. Elle n’a jamais quitté la ferme. Reprise toute seule après la mort de ses parents. Son frère ayant opté pour l’exode rural. Quand on lui demandait si elle voulait se marier, elle répondait, « c’est déjà fait ». Avant de laisser passer un silence. Puis rajouter avec un petit sourire en coin : je suis mariée avec une cinquantaine de brebis. Désormais, plus que quelques poules.
Son regard se pose sur le chemin. Elle y voit encore son frère le remontant : juché sur le capote d'une jeep. Torse bombé et V de la victoire en étendard. Les visages rayonnants de ses parents s'invitent aussi. Ils avaient dansé toute la nuit. Elle tourne légèrement la tête sur la droite. Se penchant pour apercevoir le toit de la grange. Hier est déjà bien loin sous son crâne. Contrairement au jour de leur arrivée, 79 ans plus tôt. Un matin de printemps qui est gravé dans sa chair. Jamais elle ne pourra l'oublier. C’était un jour de joie.
Avant son viol par deux libérateurs.
NB : Une fiction inspirée de cet article.