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Pour Kristo et tous les autres qui se battent
Un regard qui en dit beaucoup. Sans un mot. Juste des yeux qui vous scannent. Pas la première fois. Ni sans doute la dernière. Mais depuis quelque temps, ces regards s’additionnent. Quasiment plus un jour sans en croiser un ou plusieurs dans l’espace public. Sans oublier bien sûr les regards et crachats numériques. Relativise, me dit une petite voix. Avant de me lister les horreurs et abominables de France. Et du monde. Bien sûr que mon petit bobo est un grain de sable dans le vent plus mauvais de notre époque. Nous ne vivons pas ce qu'on vécu d'autres sous Pétain et le nazisme. Et à d'autres époques très sombres de l'histoire de ce pays et du monde. Ici, nous ne vivons pas ce qu'endurent des peuples dans de nombreux endroits du globe. Du luxe donc de se plaindre dans un beau pays. Et, cerise sur le bon pain de France, un état -encore - démocratique. C’est vrai que je fais partie des nantis de la planète et qu'il y a une forme d'indécence à se plaindre. Mais je suis fatigué. Un homme d’ici depuis 62 piges. Né en France Inter. Et un citoyen usé de ne jamais être entièrement d’ici.
Répondre à la Johnny. Qu’est-ce qu’elle a ma gueule d’ici ? Inutile. Et nulle intention de faire du délit de sale gueule. Chaque fois garder ça sous sa poitrine. Avec toujours une irrépressible culpabilisation. Et si c’était moi qui suis parano et interprète mal un regard passager ? Ce qui est parfois vrai. Mais là, le trentenaire en face de moi dans le TER ; pas besoin d’une grande empathie pour savoir où il souhaiterait me voir. Dans ses yeux, une valise. La mienne et celle de millions d’autres. À défaut d’un voyage forcé, rester ici les yeux baissés. Avec le statut de toléré, mais en silence et rasant les murs. Comme des anciens venus d'ailleurs et présents ici que pour suer sur les chantiers et autres travaux de force. Marre de son putain de regard. Celui d'un jeune et bel homme de trente ans enlaidi et vieilli par par sa pensée haineuse. Déjà le cerveau et le cœur moisis. Je me lève avant de lui chanter l'histoire de ma gueule. Cédant ma place face à la bêtise. Une demi-heure avant ma gare d'arrivée.
De temps en temps, je jette un coup d’œil en coin dans sa direction. Il regarde le paysage. Celui qu’il ne veut pas qu’on partage. Le ciel, le vent, l’oiseau de passage, le soleil, la lune, les étoiles… C’est à lui. Et tous ceux compatibles dans son miroir. Je regarde par la fenêtre. Nous sommes autant qu’à lui et à toi. La réponse immédiate du ciel, du vent, de l’oiseau de passage, du soleil, de la lune, des étoiles... Et de tous les gens d’ici que j’aime. Et inversement. Plus tous ceux que je n'aime pas et qui ne m'aiment pas. Sans pour autant souhaiter que je fasse mes bagages. Ce jeune étriqué du cerveau et du cœur ne peut s’accaparer toute la beauté du pays. Ni du monde. Son mobile sonne. Il répond. Je tends l’oreille. Une voix fluette qui dénote dans son corps nourri « à la salle ». Il parle lentement. Très vite, je comprends. Pas du tout une mauvaise interprétation. Le train arrive en gare. Nos regards se croisent. La haine habite ses yeux. Une cohabitation avec le mépris et la connerie.
Raciste ou antisémite ? Comme la majorité de ses semblables, son regard a deux yeux. Chacun porte sa part de haine. Raciste et antisémite. Sans doute sexiste, homophobe, transphobe… En général, il y a cumul. Que les militant et votant à l'extrême-droite qui sont racistes, antisémites, et d’autres cibles à haïr et détruire ? Non. Pas un mouvement ou parti qui échappe à ces fléaux. Sûrement que même certains et certaines votant ou militant à l’extrême-droite ne sont ni racistes ni antisémites. La différence avec les hauts cadres de ce parti prêts au tri et à la division des citoyens et citoyennes de ce pays ; une hiérarchisation par le faciès, le nom, et d’autres éléments qui ne sont pas sans rappeler les heures sombres de l’Europe. Comparaison n’est pas raison. C’est vrai.
Mais guère un hasard si des femmes et des hommes, résistants et rescapés des camps de la mort, viennent nous parler du passé. De leur vécu. Certes, quelques-uns et unes parmi eux, sincères et inquiets de la montée réelle de l'antisémitisme, sont prêts à se jeter dans les bras d'une nouvelle nuit ; elle les protégera un temps de leurs ennemis, avant de s'en prendre à eux. Nombre de voix ayant vécu dans leur chair le fascisme et le nazisme remontent à la surface. Des vieux hommes et vieilles femmes nous mettant en garde de ce qu’ils et elle sentent de retour sous le ciel de France et de l’Europe. Leur parole va peu à peu disparaître. Écoutons là . Des hommes et des femmes qui nous parlent d’hier et d’aujourd’hui. Et de ce qui peut arriver demain. Le retour de l’histoire sur les lieux de ses crimes ?
Faire barrage. Première fois que je le ferai. Faire mes bagages. Première fois que j’y ai pensé. Tour à tour inquiet et en colère. Un crève-cœur de quitter mon pays natal et que j’aime. À peine cette pensée en tête, j’ai relu la dernière lettre de Stefan Zweig. Comparaison n’est pas raison, me répète une de mes voix. Elle n’a pas entièrement tort. Mais le regain d’antisémitisme, de racisme, de haines contre haines, et de nationalismes en quête de pureté identitaire, n’est pas sans rappeler une époque. Celle où un homme a dû quitter sa patrie avec les mêmes tensions et régressions qui traversent la France. Et d’autres pays en Europe et dans le monde. La France en grosse surchauffe.
Les termes bougnoule, youpin, nègre, sont à nouveau dans l’inconscient collectif. Tout ça à travers une parole libérée. Tous les métèques de faciès ou tout simplement de pensée libre et rebelle sont le cœur de cible. Comme cet auteur et d’autres - pas nécessairement des artistes, ni des faciès de métèques - refusant de marcher au pas d’une pensée unique. Cet homme n’a pas voulu attendre l’aube. Tandis qu’ici, certaines mains mettront un bulletin « Nuit » dans l’urne. Juste pour essayer ce que notre pays et l’Europe ont déjà essayé. Un homme nous écrit de sa nuit et celle de son époque. Un extrait de lettre à lire juste avant d’aller voter et faire circuler ?
Chaque jour, j'ai appris à aimer un peu plus ce pays (le Brésil), et je n'aurais voulu refaire ma vie dans aucun autre pays après que mon foyer linguistique ne cède et que mon foyer spirituel, l'Europe, ne s'effondre.
Mais tout recommencer à 60 ans demande des pouvoirs spéciaux, et mon propre pouvoir a été épuisé après des années de vagabondage sans foyer. Je préfère donc mettre fin à ma vie au bon moment, debout, comme un homme dont les productions culturelles ont été son bonheur le plus pur et sa liberté personnelle — les deux choses les plus précieuses sur cette terre.
Je salue tous mes amis : puissent-ils vivre pour voir l'aube après cette longue nuit. Moi-même, impatient, les précède.
Stefan Zweig
Dans une semaine, l’isoloir pour des dizaines de millions d’électeurs et d’électrices dans l’isoloir. Pendant ce temps, elle sera dans la solitude de l’attente. Témoin impuissante de son pays déchiré. Aux premières loges du spectacle d’une population divisée et émiettée. Camp contre camp, haine contre haine. La majorité de la population est complètement paumée. Prête à se jeter dans les bras du premier beau parleur ou belle parleuse. Ça lui déchire le cœur. Mais elle ne peut rien faire. Donner des consignes de vote. Elle ne le fera pas. Aucune intention d’infantiliser qui que ce soit. Pour elle l’isoloir, c'est sacré. Comme Liberté Égalité Fraternité. Elle les entend souvent. On en parle beaucoup en sa présence. Elle y croit encore. Avec néanmoins une inquiétude. Laquelle ? Que ces trois mots n’aient plus aucune valeur. Elle se retient de chialer. Trop pudique pour s’étaler en public. Mais sa tristesse peut se lire partout en France.
Ma voix sera d'abord pour elle dimanche 30 juin. Aux deux tours. Toujours contre l'extrême-droite. En passant, un petit conseil aux colères légitimes qui ne sont pas que celles des fachos racistes dans lesquels ont veut les enfermer. Parmi vous, sans doute des hommes et des femmes qui se disent qu'ils sont en train de faire une une connerie, voire même de voter avec honte dans l'isoloir et face après à leur miroir. Pourquoi un bulletin blanc, l’abstention, ou l'extrait de la lettre de Stefan Zweig dans l'urne ? A vous de voir... Pour ma part, je vais voter pour une femme importante. Essentielle. Une femme à qui je dois beaucoup. Comme toute la population de ce pays. Elle nous alimente depuis plusieurs siècles. Sa présence forte et généreuse pour environ 70 millions d'êtres d'ici. Nous avons besoin d'elle partout en France. Et des lumières de son regard sur le monde.
Un bulletin Marianne.