A la mémoire d'Hafed-Abdel Benotman,
Un grand merci à CJ.
Notre dernier domicile connu sera notre corps. Le mien brûlera peut-être dans cette médiathèque, aujourd'hui lundi 23 février 2015. Partir en fumée avec les peintures et manuscrits de l'expo « Art d’hier et d’aujourd’hui ». Des artistes connus et inconnus se côtoyant dans la même galerie. Les correspondances de Rimbaud et les toiles de Picasso, après avoir aimantées les huiles de la culture, attirèrent un très large public. Le départ des œuvres est prévu demain matin, sous bonne escorte policière. Les déménageurs devront patienter.
Depuis plusieurs heures, je suis installée dans la salle d’expo vitrée, au milieu de la médiathèque. Celle-ci, construite comme un immense navire entièrement transparent, est ponctuée de quelques cloisons vitrées. Son imposante masse amarrée sur l'esplanade donne sur la gare des autobus. Tout autour, les silhouettes de tours se découpent dans la nuit d'hiver étoilée. De ma place, je peux surveiller le sas d'entrée ;le public filtré comme dans une banque. Cette aberration, que j'ai souvent critiquée, m’est très utile aujourd’hui. Personne ne peut pénétrer en une seule fois.
Les vigiles, habitués à mes présences même très tardives- mon appartement situé au dernier étage-, ne sont pas surpris de me voir à cette heure de la nuit. Le fantôme, errant dans la médiathèque déserte, traverse souvent leurs écrans de contrôle. Pas les seuls à me prendre pour une folle. Mais eux me foutent toujours une paix royale.
La nouvelle municipalité a décidé de fermer la médiathèque. Installer une espèce de «dépôt de livres, CD et DVD » dans les sous-sols de l’Hôtel de ville. Et transformer ce lieu en habitations sociales. Se loger ou lire: quelle priorité? La question mise en avant auprès des administrés. Le déménagement de la médiathèque fut voté à une écrasante majorité par le conseil municipal. A l’annonce de cette nouvelle, je m’étais mise en colère. Prête à alerter les médias et à me battre contre ce déménagement.
Puis, peut-être à cause de l’usure de l’âge, la période sombre actuelle me minant, je m’étais résignée. A quoi bon se battre encore? Prête à me fondre dans une préretraite. Laisser la place à des plus jeunes, moins usés et plus efficaces pour défendre les médiathèques du futur. Peut-être devenue une has-been? Recroquevillée sur son expérience et sentencieuse ? Ma décision était prise: lâcher le morceau. Et m'oublier dans un long voyage.
Avant la réception d’un mail qui ne m’était pas destiné:
« Si ça ne tenait qu’à moi, je raserai toutes les médiathèques de France ! Encore un truc pour bobos. Le pays a besoin de boulot et de logements. Pas de médiathèques.»
Les propos du maire me donnèrent un regain d'énergie. Plus du tout l'intention de me laisser humilier par ces nouveaux loups; jeune recrues d'un parti destructeur d'acquis sociaux et culturels. Comment opérer? C'est à ce moment que germa cette idée de prise d'otage d'œuvres en direct. Sacrifier au buzz pour la bonne cause.
Par quoi commencer ? Tout d'abord par rappeler à l’opinion publique que les médiathèques sont un des derniers lieux de mixité sociale en zone urbaine. A l’instar des bistrots populaires, pas encore transformés en bars branchés. Même dans les squares, chacun son cul et son banc. Cloisons mobiles.
Ici, notamment dans le pôle musique ou actualités, des citoyens et citoyennes, de toutes origines ethniques et sociales, peuvent passer des heures ensemble, sous le même toit. Avec bien sûr des frictions. Pas simple la cohabitation entre une enseignante à la retraite plongée dans un ouvrage historique, un SDF reculant le plus possible le moment de retrouver la rue, un étudiant… Pourtant, ils cohabitent tous les jours d’ouverture.
Ce que l’école, avec l’évitement scolaire, et d’autres lieux publics, ne parviennent plus à créer ; les médiathèques continuent de le faire en mélangeant des populations très diverses. Même si, au-delà de leurs portes, les frontières visibles et invisibles se remettent en place. Dernier îlot de mixité en ville ?
Aujourd’hui, je veux que cela se sache. Que les infos sur ce sujet -postées par tweets aux rédactions -soient relayées le plus largement possible. Faire comprendre à nos autorités la nécessité du livre et de la culture en général dans ce pays. Une place de plus en en plus réduite. Subventions en baisse, réduction de personnel, mépris affiché de nos dirigeants, plus intéressés par leur niveau de popularité, que par la Culture en général. Rentable ou jetable est leur baromètre. Combien pèse une médiathèque dans les urnes ?
La plupart des livres, CD, ou DVD, pas vus à la télé ou encensés par une catégorie de presse, finissent très souvent dans l'oubli. Mais ils peuvent ressusciter dans les rayons d'une médiathèque, atteindre les rives du public. Découverts par de nouveaux regards. Les "grands patrons " du ministère de la Culture ne semblent pas voir ce travail sur le long terme. La Culture a-t-elle les dirigeants qu’elle mérite? Une question qui se pose en ce moment.
Je vous préviens: toutes les portes d’entrées sont piégées. Avec le système de caméras interne, je peux surveiller tous vos déplacements. Ne coupez pas la lumière, sinon je fais tout brûler. Même dans l'obscurité, le temps que vous parveniez jusqu’à la salle d’expo, tout sera parti en fumée. Et moi morte d’une balle dans la tête. Je ne répondrai pas au téléphone, ni aux mails et tweets. La presse a 48 heures pour relayer mes tweets. Sinon tout ça ne sera plus qu'un tas de cendres.
Le compte à rebours est lancé.
@BFMTV @TF1 @canalplus @MinistereCC @le_Parisien Prise d’otage d'une médiathèque ! Infos en direct sur « Raser les médiathèques ! ». Plus que 48 heures avant...#médiathèque #bibliothèque
Sans aucun doute, mon profil psychologique va être étudié par des «experts es expertises» de la télé, les négociateurs du RAID ou du GIGN. Mon histoire sera décortiquée. Mes quelques mois en prison et mon passage en psychiatrie mis largement sur le tapis. Et ils auront raison. Mon geste a un lien avec les coulisses de mon histoire individuelle. Ce qui, plus ou moins directement, m’a poussé à monter et diriger cette médiathèque «Thierry Metz » - quelle bagarre pour imposer le nom de ce poète peu connu. Pas un hasard si, moi la femme sans enfant, est prête à tout pour défendre son bébé. Même en commettant le pire. Militantisme mêlé de narcissisme ? Pas ici pour étaler mes labyrinthes intimes.
Malgré les critiques, notamment sur mon autoritarisme, je sais que j’ai réussi à imposer ma marque de fabrique à cet espace. Sans relâche, ne me consacrant qu’à MA médiathèque, j’ai fait en sorte qu’elle devienne un élément incontournable de la vie de la ville. Et en lien étroit avec tous les quartiers, même les plus excentrés. A la manière de certains élus, je me rendais dans les cités populaires. Pas des racailles en BM ou de Dieu qui auraient pu me foutre la trouille. Un travail de longue haleine qui nous hissa au rang de lieu public le plus fréquenté du département. Une totale réussite.
L'une de mes priorités sur le volet animations est les ateliers d’écriture. Peut-être parce que l'écriture restera une frustration. Sans doute était-ce aussi celle de mon père, honteux de son orthographe. Ils tournent plutôt bien, beaucoup d’inscrits aux séances. Malgré mon désir d’y mettre mon grain de sel, je laisse les médiateurs culturels et les auteurs les piloter. Très dur pour moi de déléguer.
Néanmoins, je faillis intervenir et péter un câble lors d’un de ces ateliers. Une comédienne, chargée de les accompagner dans la mise en voix, travaillait avec les participants- la plupart très mal à l'aise avec l’écriture. Interrompant une femme d’une soixantaine d’années lisant - certes très mal -son texte, elle balança : « Ah ! Ma p’tite chérie, on ne peut pas lire comme ça. ». Elle s’adressait à elle comme certains le font dans les milieux culturels. Sauf qu’elle ne se trouvait pas sur un plateau de théâtre. Une rage, que je croyais complètement apprivoisée, ressurgit en moi. L’envie de cogner. Pour qui se prenait-elle ? Une dame patronnesse de la culture ? Jamais elle ne se serait adressée sur ce ton à un élu, journaliste...Plus maladroite que malveillante? Une parano de ma part ? Je sortis pour ne pas imploser. Elle fit un excellent travail.
@BFMTV @TF1 @canalplus @MinistereCC @le_Parisien Pour vos experts : http://www.regards.fr/web/quand-les-pauvres-investissent-une,6445 #pauvres #bibliothèque #médiathèque
Le négociateur du Raid ne cesse de m’envoyer des messages sur ma boîte mail et par tweeter. Cher monsieur, si vous lisez en direct ce texte, laissez tomber votre acharnement. Cela ne sert à rien, je ne répondrai pas. Bientôt 48 heures que nous sommes face à face. Pour une fois, pas un braqueur de banque, ni des djihadistes assoiffés de sang. Juste une forcenée, dévoreuse de livres.
Les médiathèques et la lecture publique plusieurs fois en prime-time sur des télés et radios populaires. Sans oublier les échanges sur les réseaux sociaux. La ministre de la Culture, des élus, des bibliothécaires, se succèdent sur les plateaux pour en débattre. Une première pour ce sujet, confiné aux périodiques spécialisés.
Mission accomplie. Je vais me rendre aux flics. Messages pour les membres du RAID ; n’ayez aucune crainte : les pains de plastique ne sont que de la pâte à modeler pour gosses. Mon flingue n’est pas chargé. Et l’essence, juste de l’eau colorée. Plutôt crever que de brûler une œuvre !
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«N’importe quoi ces cons!» grommela ma voisine de cellule devant la télé.
La médiathèque « Thierry Metz » encore dans l'actualité. Le maire, rouge de rage, éructait à l’écran. Je souris en reconnaissant plusieurs visages. Une chaîne de citoyens entourait le bâtiment, quelques-uns menottés aux portes d’entrée. Empêchant l'entrée des déménageurs.
Pas que les églises, synagogues et mosquées, à protéger des obscurantistes.