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Réponse ouvre des yeux ronds. Puis il esquisse un sourire. Excusez-moi de mon étonnement, mais bien longtemps qu’on ne m’a pas posé cette question. Question lui montre son téléphone. Réponse sourit à nouveau avant de pianoter sur son portable. En effet, se dit-il, demander son chemin est une question qui ne se pose quasiment plus. Comme l’heure. Réponse regrette toutes ces petites questions qui disparaissent des rues et de tous les espaces publics. Demander l'heure ou son chemin pouvait mener à l'amitié ou à l'amour. Quelles questions encore dans l'espace public ? Demander une clope ou une pièce. Tous et toutes censés être équipés de la machine avec réponse à tout. Ce qui sera un jour aussi le cas de Question. À un moment, il aura les réponses au bout des doigts. Sans prononcer une parole.
Peur de la modernité ? Je ne crois pas, se répond Question. La modernité et le progrès ne lui ont jamais fait peur. Au contraire, il trouve que c’est le signe de bonne santé d’une société, vivante. Même l’IA ne l’inquiète pas. Question est un grand optimiste et croit en l’avenir ; il fait confiance au ressort de notre espèce. Elle a surmonté beaucoup d’épreuves. Pour toujours se relever. Question n’ a donc absolument rien contre le Smartphone (même en déplorant que des gosses bossent et parfois crèvent dans des mines de Cobalt pour nos petits messages et images… ). Pourquoi alors trimballe-t-il ce vieux machin dans sa poche ? Question est guère enclin à balancer ou remplacer un téléphone qui fonctionne encore. Tant que son outil assure les appels et l’envoi de textos.
Le numérique c’est la fin de notre espèce. À plusieurs reprises, Question a entendu ce genre de propos. Très critique sur les critiques du numérique. Même si ce nouvel outil est critiquable, pense-t-il, c’est quand même plus un progrès qu’un recul. Certes différent de Gutenberg qui a ouvert sur le siècle des Lumières. Indéniable que l’imprimerie a éclairé des siècles de cerveaux. Et elle continue. Le numérique sera-t-il le contraire et une porte sur l’obscurité ? Laissons-lui le temps de faire ses preuves, sourit Question, peut-être que nous aurons des surprises, et que notre siècle en cours sera le nouveau siècle des Lumières. Lui aussi est un jeunot. Affaire à suivre…
Question a botté le cul de la génération précédente. Pas tout seul à le faire. Les déboulonnant pour prendre leur place. Et peu à peu leur ressembler, s’est-il dit un matin. Dans son miroir, le reflet du vieux monde. Une claque car persuadé qu’il ne ressemblerait jamais à ceux critiqués et déboulonner. Pourtant, en lui, persiste du vieux monde quI lui courait derrière. Et les nouvelles et nouveaux arrivants ? Sous des masques nouveaux, les mêmes qu’avant ? Pas eu le temps de répondre qu’un coup de pied l’éjectait hors de sa zone d’ego et d’influence. D’abord en colère. Puis rassuré sur l’énergie de l’espèce qui continuait de faire le ménage. Les prochaines générations, seront-elles comme la sienne et les précédentes déboulonnés ? Il s’est mis de côté et observer. Sans donner de conseils ni désespérer les espoirs en cours. Juste un regard. Et le désir de continuer de vivre, à son rythme. Ne pas cesser de s'offrir au quotidien un très beau cadeau :son présent.
Se regarder droit dans les yeux pour ne plus vivre de travers. C’est la devise de Question. Plus du genre à se promener avec son humanisme en bandoulière. Ni à vouloir imposer ses « leçons de bonne vie et pensée » ou distribuer des bons ou mauvais points aux autres. Trop conscient de ses imperfections, ses zones d’ombres, ses petites et grandes mesquineries, pour s’ériger en modèle indéboulonnable. Depuis quelques années, il s’efforce juste de ne pas polluer l’oxygène de ses contemporains. Être une solitude la plus élégante possible. Même reliés aux autres, avec un besoin d’échanges ; Question sait qu’il est seul. Qu'il est le seul locataire sous sa peau. Sans Dieu ni religion. Préférant sa tasse d’athée. Mauvais jeu de mots qu’il balance quand - de plus en plus souvent - on lui demande avec insistance pourquoi il ne croit pas à des contes dits du Livre. Même s’il peut trouver certains passages très beaux et poétiques, capable aussi d’admirer la beauté de tel ou tel lieu de culte. Avec le temps, il a mis de l’eau dans sa religiophobie. Respectueux de chaque culte-fiction. S’il ne cherche pas du tout à s’imposer aux athées et aux agnostiques. Autrement dit de foutre la paix à la majorité sur la planète.
Le respect des cultes n’empêche pas la mémoire. Ne jamais oublier que Dieu est la seule fiction avec du vrai sang d’humain versé dans le désert et partout sur la planète. Et le nazisme ? Et le stalinisme ? Et le capitalisme ? Et le patriarcat ? Question ne les voit pas comme des fictions. Mais il est prêt gamberger sur le sujet. Voire changer d’avis en cas de fausse-route de sa part. Question lutte contre sa tendance à être dogmatique. Avec beaucoup de pain sur sa planche. Le mécréant souvent buté et enfermé entre ses murs de certitudes est, comme certains croyants, persuadé de détenir la vérité et l’imposer aux autres. À ce propos, Question n’est pas non plus d’une des religions du « isme ». Ni conte, ni carte. Que des divinités uniques et universelles: l’amour, l’amitié, et tout ce qui est inscrit sur l’agenda de son histoire. Seul et toujours en mouvement. Pas encore dit son dernier souffle. Une boule de molécules dans un bowling en orbite. Comme huit milliards d’autres. Des solitudes reliées qui sont passées par ici. Elles repasseront par là. Non. Elle resteront dans l’au-delà.
D’où lui est venu la conscience de son éphémère ? Sans doute le temps qui pèse de plus en plus sur ses épaules. Passant plus de temps dans des funérariums que dans des maternités. Une prise de conscience qui l’a poussé dans les bras de la poésie ? Peut-être le contraire, pense-t-il. La poésie l’aurait poussé dans les bras de sa conscience. Mais au fond peu lui importe de savoir. Toutefois, il a une certitude: le temps qui passe n’est pas équipé d’une marche arrière. Toujours est-il que, depuis plusieurs années, « pas un jour sans un poème ». Voire plus si plus d'inspiration. En général, il les écrits très tôt, sur le clavier du matin. Quelques fois, le poème arrive en même temps que la naissance de l’aube. Gémellité sur l’écran et la vitre. Question la voit comme un crépuscule inversé. Un moment entre question et réponse. Le crépuscule en point d’interrogation ?
Le smartphone de Réponse a indiqué son chemin à Question. Mais tout ne s’est pas arrêté là. Réponse et lui se sont mis à bavarder. Tous les deux immobiles sur un trottoir du monde. Réponse visiblement heureux de transmettre une part de son histoire à des oreilles inconnues. Avec une complicité en accéléré entre eux. Parole et Écoute étant aussi pudiques. Réponse était un informaticien à la retraite et citadin. Je suis un « fou de la ville » et ne me vois pas habiter ailleurs que dans mon quartier, affirme-t-il. Pourtant, il avait vécu dans une ferme au trou du cul du monde (l’expression de Réponse) jusqu’à l’âge de 18 ans. Et à chaque week-end de retour d’internat et pendant les vacances, il aidait ses parents à la terre et au bétail. Une petite exploitation, mais qui a toujours rempli nos assiettes, expliquait Réponse. Regrettait-il d’être parti du pays de ses premiers pas ?
Réponse a haussé les épaules. Ses sourcils se sont froncés. Question a aussitôt regretté sa question. C’était bien. J’ai de très bons souvenirs. Même si le boulot était dur, beaucoup de chouettes moments dans la ferme de mes parents. De belles images en catalogue. Mais la vie que je vis aujourd’hui est bien aussi. C’est le principal. Hier, c’est fini. Et demain n’a pas commencé. Mon chantier, c’est maintenant. Et j’ai déjà beaucoup à faire avec chaque seconde. Elles ont autant besoin de nous que l’inverse. Un travail à plein temps que de s’occuper de chaque seconde. Ça prend un temps fou. Réponse a un petit rire. Bon, faut que j’y aille. Ils se sont serré la main. Question l’a regardé s’éloigner. La main sur sa casquette à cause des rafales de vent.
Un jour, se dit Question, je ne demanderai plus ma route. Quand il aura un « téléphone adulte ». En attendant, Question est très heureux que son vieux clou lui ait permis cette rencontre et conversation. Grâce à lui, il a pu passer un moment dans une ferme. Avant d’aller à son rendez-vous. Mais peut-être que Question a rêvé cette scène. Et si rien de tout ça n'était vrai ? Ni lui ni Réponse. Un conte comme celui des religions du sable ? Juste des personnages inventés entre question et réponse. Courir lui poser la question ? Que cette solution. Réponse, êtes vous de fiction ou de chair ? Un vrai guide placé sur la route des Sans Smartphone ? Trop tard pour l’interroger. Réponse a disparu.
Le GPS du vent ?