Pour Bruno C,
Trente deux ans sans avoir remis les pieds dans ce quartier. Coluche l'avait surnommé le quartier Lapin en 68. Dès l’âge de quinze ans, je m'y rendais le plus souvent possible. Touriste en provenance de l'autre côté du pérife. D’abord pour y revendre des bouquins scolaires -ou pas - chez Gibert Jeune; histoire de me faire un peu de fric. Puis, poussé par des profs du lycée nous évoquant Sartre, Vian, les caves de St Germain, j'avais envie d'en savoir plus. Avec un copain de classe, nous étions fous de littérature. Au début, nous écumions ce quartier ensemble. Lui c'était Vian ou rien. Moi Rimbaud ou rien. Chacun son modèle à atteindre. Après le bac que je ne passais pas, nos chemins s'étaient séparés. Était-il devenu Vian? Rien ?Je ne l'ai jamais su. Et moi le Rimbaud ou rien? Ni l’un ni l’autre.
Après un rapide trajet en métro, nous débarquions sur la place St Michel. Disparu aujourd'hui le fameux Grec et ses sandwiches à rallonges. Une barquette de frites à la main, nous descendions la rue Saint André des Arts pour aller vers St Germain. Je me sentais chez moi. Faut vous en sortir. Sympa ce prof d’histoire qui voulait absolument que les fils et filles de pauvres s’en sortent. Il ne jurait que par les diplômes. S'en sortir ? On se marrait car, avec nombre de mes copains, nous étions dehors tout le temps. La rue telle une pièce supplémentaire de nos logements. Dans ce quartier parisien, je n’avais qu’une envie : rentrer dans l’un des immeubles aux larges fenêtres. Surtout quand, les soirs d’été, j’entendais des rires et voyais des jeunes de mon âge fumer des clopes et se rouler des pelles. A quelques mètres au-dessus de moi. Et à des années lumière d'un lycéen de banlieue égaré loin de chez lui. Dans un monde aux antipodes du sien. Les seuls endroits où je pouvais rentrer étaient les bars.
Que de beaux moments à l’Old Navy ! Des nuits entières à parler et à écouter, assis sur des banquettes de moleskine usées. C'était le bar-tabac ouvert le plus tard, le moins cher aussi. Un aimant lumineux attirant des riverains, des putes, des banlieusards, des flics, des artistes paumés ou pas, des voyous, beaucoup de serveurs… Toute la nuit, des taxis s’arrêtaient pour déposer un bref instant leurs clients en quête de nicotine. Un travelo, lumière artificielle dans les yeux, hésitait entre incarner Adjani ou Dalida. Le patron, un moustachu bourru, tenait tout ce monde d’une main de fer. Sans oublier le nerf de bœuf derrière le comptoir. Toutes les nationalités et classes sociales échouées sur la même île éphémère. Un carrefour de boue et de lumière.
Comme beaucoup de bistrots, l’Old Navy est devenu un navire de plaisance. Sa vieille coque ravalée pour ne pas faire tache parmi les autres vitrines. A croire qu’il n’y a plus que des Lounge bar très branchés. La plupart fréquentés par une clientèle de touristes ou de gens aux mêmes habitudes. Qui se ressemblent s'assemblent. Sans doute plus difficile pour les êtres ne correspondant pas à cette catégorie de se fondre dans le décor. Sélection par le fric et le look ? Je n’en sais rien. Peut-être que des individus, très différents, arrivent à s’immiscer dans ce quartier. Le monde continue de tourner. Même si on trouve qu’il ne tourne pas rond.
A part les bars pas chers, quelles autres portes pouvoir pousser ? Celles des librairies. Au début, très intimidé, j’avais très peur d’entrer à La Hune. Librairie prise en sandwiche entre les Deux Magots et le Flore. Chaque fois, j’avais l’impression que tout le monde s’arrêtait de lire , tous les yeux se posaient sur moi. Même le silence m’observait. Tu n’as rien à faire ici. Imposteur ! Retourne chez toi ! Sûrement que personne ne faisait gaffe à ce jeune type, pas très à l’aise, passant des heures à lire. Excepté peut-être les vendeurs ayant la trouille que je choure un bouquin. Les mots, sensations, idées etc, picorés fébrilement, ne sonnaient jamais au portillon. Comme les gâteaux mangés dans les rayons d’un supermarché et déposés vides avant la sortie. Que de vols commis dans cette librairie. Nourri gratuitement pendant des années.
Déplacée entre temps à quelques rues, la Hune est désormais fermée; vendue à un grand groupe industriel. Sans aucun doute une très bonne image de marque pour lui. Bientôt des sacs ou des parfums Hune? Pas la seule à avoir été avalée par le luxe ou la téléphonie. Le quartier tout entier semble n’être plus qu’un centre commercial à ciel ouvert. Un peu comme ces villages de marques en province. Le principe de réalité économique toujours gagnant. Incontournable ?
A vrai dire, la culture rapporte beaucoup plus qu’on ne le fait croire. Elle est même devenue un excellent produit d’appel. Apprivoiser les peintres, les écrivains, les acteurs, les chanteurs, pour les mettre en vitrine. Excellente caution et pub, surtout auprès des jeunes pouvant se projeter sur les « icônes rebelles » du moment. Des Che Guevara de proximité et vendeurs. Pourquoi le monde de l’industrie et de la finance est-il si attiré par la culture ? Une forme de culpabilité de certains capitaines d’industrie nés au milieu des Arts et des Lettres ? Sans doute plus complexe que des simples opérations de fric. Quoi qu’il en soit, pas meilleur plan Com. Les journalistes sont aussi très intéressants à mettre dans sa poche. Racheter des journaux, rien de tel pour bénéficier à terme d’un excellent service de Com intégré. Suffit juste d’y aller mollo au début et laisser le temps faire. La déontologie elle aussi a un prix d'achat. Certains journalistes savent résister aux sirènes sonnantes et trébuchantes. Pas si facile de lutter contre la main nourrissière.
Quand j’entends le mot culture, je sors mon chéquier. Cette phrase entendue à la radio résume un peu l’état de la culture dans ce pays. Humour noir dans la bouche d'un humoriste. Pas dans celle d'un homme d'affaires persuadé de pouvoir tout acheter. L'arrogance de ceux qui savent penser à la place des autres et décider du prix de la beauté. Quoi que ca ne date pas d’hier. Princes et monarques, surtout à la Renaissance, opéraient d’une manière similaire pour leur image de marque. Rien de nouveau. Les têtes couronnées juste remplacées par des affairistes. Certains subtils et cultivés, d'autres totalement incultes. Mais tous avec un portefeuilles bien rempli. Le fric est aussi un des alliés de de la culture.
Rester radical et crever la dalle ? Rebelle jusqu’à ses cendres ou mettre un peu d’eau dans sa vanité ? Les cimetières sont plein d'artistes morts de faim. Ces questions sont vieilles comme le premier geste artistique. Jeune homme, j’étais d'une très grande radicalité. Personne ne pouvait m’acheter. Ma poésie hors de prix. Je refusais tout compromission. Aucun éditeur n'aurait pu changer la moindre virgule de mes textes. Bien décidé d'être à être pur jusqu’à la mort.
Que reste-t-il de cette pureté ?
Ma mère sait pas que je suis à Paris. Elle pense que je vais passer la fête de la musique dans notre ville ou dans la région. Plusieurs bars et restaurants m’ont proposé de jouer chez eux. Depuis que j’ai eu un article dans le journal départemental, je suis un peu connu. J’ai refusé les propositions. Tant pis pour le fric assuré. Sans en parler à personne, j’ai pris un train pour débarquer à Paris. 400 bornes avec ma guitare. Je vais chanter des standards et des textes de ma composition. Première fois que je monte à la capitale. Pourtant pas l’impression d’être une étrangère. Déjà chez moi. Ou plutôt chez elle.
Elle sera devant son écran. Chaque année, elle passe la soirée du 21 juin devant sa télé. Son visage s’éclaire quand les caméras traversent certains quartiers de Paris. La magie de l’image qui la transporte en temps réel dans des lieux qu’elle a beaucoup fréquentés. Son ancienne vie aux portes de la capitale. Avant de devoir partir pour suivre un mari muté dans un collège de province. Après quelques boulots alimentaires, elle réussit un concours administratif. Gratte papier à la Sous préfecture. Loin de la Seine qui coule sous le pont Mirabeau. Et des frissons à « Cinq heures du mat » à Paris.
Une ou deux fois par an, elle retournait –toujours seule– quelques jours sur les lieux de son enfance, sa jeunesse, en banlieue. Et aussi dans ses quartiers préférés à Paris. Un pèlerinage de la République, en passant par la Place des Innocents aux Halles, pour finir toujours au même endroit. Une petite rue. Chaque fois, elle revenait heureuse de son escapade solitaire. Mais absente quelque temps. On pouvait à peine lui parler. Pas entièrement avec nous. Sa vie était ailleurs. Elle en avait laissé des morceaux derrière elle. Des morceaux qui assombrissait son regard. Ses rares tristesses.
A cause d’un accident de voiture, elle est sur fauteuil roulant depuis 14 ans. Pour lui changer les idées, je lui propose souvent de l’accompagner à Paname comme elle dit avec un petit sourire. Elle refuse systématiquement. Pas envie d’y mettre les pieds en fauteuil. Elle se marre en disant ça. Un rire grimace. Malgré ses refus, je continue d'insister. En vain. Ma mère peut être du genre très butée. Je sais de qui je tiens.
La plupart des mères lisent des histoires aux gosses. Pas la mienne. Depuis que je suis toute gosse, elle me raconte ses virées nocturnes. De son quartier jusqu’au centre de Paris. Au fil du temps, j’ai l’impression de connaître sa ville natale comme ma poche. La géographie de son enfance et de sa jeunesse dans le détail. En revoyant sa ville sur Internet, elle a eu un coup de blues. Plus du tout celle qu’elle avait connu. A part quelques lieux, toute l’architecture a été chamboulée. Ce changement l’attristait énormément. A tel point qu’elle y passait qu’en coup de vent. Contrairement à la capitale où elle déambulait des heures durant. Du temps où ses talons hauts touchaient le sol. Toujours super sapée pour son pélerinage annuel. Si Paname avait été un homme, je l’aurais épousé. Fidèle à son accent parigot.
A 17 ans, je me retrouve dans ses rues. Rive gauche, c’était mon pays. Elle jure que par le quartier Latin. Je crois qu’elle aurait aimé y vivre. Pas dans un autre quartier. Pour elle, c’était le territoire des artistes qu’elle adorait. Surtout les chanteurs. Elle m’a obligé à prendre des cours de musique et de chant. Même si ça m’a beaucoup gonflé, je le regrette pas. Et je sais qu’elle en est très fière. Contrairement à ma mère, mon père me pousse à entrer dans l’enseignement. Tandis qu’elle aimerait que je termine son rêve inachevé. Jamais elle me le dit. Mais je sens qu’elle a mis tous ces espoirs déçus en moi. Venir me voir chanter dans une salle de spectacles de la rive gauche. Cette fête de la musique est pour elle. Ce serait drôle qu’elle me voit à la télé.
Marcher et chanter pour elle.
Assis à la terrasse de la Rhumerie, je regarde les passants sur le boulevard St Germain. La chaleur mêlée au rhum travaille sous mon cerveau. Pourquoi à 55 ans persister à penser comme quand j'étais jeune? Replonger dans cette haine des riches dont je fais désormais partie ; ainsi que mes gosses. Pourtant, en croisant ces gens qui me ressemblent, je ne peux empêcher des bouffées d’irrépressible haine. Avec le temps et la réflexion, je l’avais complètement réduite à néant. Inutile et contre-productive. Mais, à la faveur du retour dans ce quartier, elle a repris du service. Certes la haine n’est pas que dans un sens. Nombre de riches ont aussi une détestation - mieux camouflée ? - des pauvres. Où, peut-être pire, du mépris de classe. Pas assez subtil, trop beauf, humour gras, bruyant… Eux aussi sont capables de raccourcis à cause de leurs œillères de classe. Quelle connerie de part et d’autre.
Impossible de me raisonner. Une violence peut-être encore plus forte car, quoi que je ressente ce jour, j’ai assimilé tous les codes des gens que je détestais. Tous les codes ; les visibles et les autres, beaucoup plus difficiles à assimiler. Un vrai caméléon sachant bien se tenir à table. En fait, je suis devenu un traître. Ma trahison de classe me revient en pleine gueule. Loin d’ici, souvent à l’étranger, elle était en sommeil. En plus, j’étais trop occupé par mes activités pour penser à tout ça. Ma haine de classe anesthésié.
Les traitres cassent des murs et créent des passerelles. Contrairement aux gens nés quelque part… dans leur classe sociale. Au début de ma reconversion, je balançais cette phrase à mes vieux potes d’enfance me reprochant d’avoir trahi et, pour certains, d’avoir pris la grosse tête. Peut-être vrai que je les regardais de haut. Même de les mépriser et d'avoir honte d'avoir une part commune avec eux. Quelques-uns auraient voulu que je reste soudé à notre groupe. Sur la même barque. Irréductible punk, pack de kro à proximité. Poète destroy de la crête rouge au Doc Martens.
Si la peur de devenir clochard ne m’avait pas généré autant de cauchemars, je serai resté en leur compagnie dans les rues, les squares et les squats. Je me sentais bien avec eux. Ma famille choisie dès le collège. Mais cette trouille, me nouant le ventre en croisant un clochard, m’avait poussé à les plaquer. Lâcher le « No futur « pour un avenir concret. Un pote de mon vieux m’avait embauché dans petite boîte de BTP. La paye chaque mois : mon antidote contre les cauchemars. Je l’avais suivi en province. Puis je l’avais plaqué très vite pour voler de mes propres ailes. Un grand entrepreneur sommeillait au fond du poète.
Que restent-ils de nos rêves de gosses ? Où est passée la poésie sombre des années 80 ? Came, violence, et sida on fait pas mal de ravages. Mais pas que ce tiercé perdant. Ici, ou de l’autre côté rive droite dans le quartier des Halles, l’esprit de contestation semble désormais recyclé et conditionné par les machineries des banques et autres grandes enseignes qui ont colonisé la ville. Calvin Klein plus fort que Rilke ? LVMH a terrassé l’immense Céline ? Le fric a gagné. Plus efficace que les rêves et les idéaux ? Mes gosses me reprochent d’être un c’étaitmieuxavant. En effet, je suis sans doute trop recroquevillé sur le passé. Un vieux con qui croit que sa jeunesse a été la plus belle et la plus intéressante. Après moi, la médiocrité. Force est de constater que le quartier des lettres est devenu en trois décennies celui des chiffres. Les artistes fauchés ont emménagé dans des espaces moins onéreux. La poésie moins chère que le mètre carré de l’immobilier. Autre temps, autres mœurs. Paris va mourir d’ennui chantait la Mano Négra. Chanson prémonitoire ?
Ce quartier me met dans un drôle d’état. De la haine à la nostalgie en passant par le radotage. L’impression d’avoir perdu une chose n’ayant peut-être jamais existé. Un mirage comme la jeunesse sait très bien en faire pousser. J'ai peur de péter les plombs comme un soir d’été, le jour de mes 18 ans. J’avais fini en HP pendant une semaine. Pas une bonne idée d’avoir voulu revenir ici, dans le passé. Fini tout ça. Cherche pas à revenir en arrière. Je ne serai plus jamais punk. La poésie m’a traversé sans m’habiter. Elle a trouvé d’autres toits. Pourquoi ? Pas assez pugnace ou talentueux ? Faut vite que je reprenne l’avion.
Après une dernière visite.
Super ! Je comprends que ma mère adorait ce quartier. Plein de ruelles très belles. Tout à l’heure, j’ai vu une sculpture vachement jolie dans un square, je crois que c’est à côté des Beaux-arts. J’ai pris un demi dans un café qui s’appelle la Palette. Une terrasse super sympa. En plus, j’ai gagné un peu de fric en jouant sur les quais. Je sais pas si c’est le soleil ou la fête de la musique, mais on se sent bien dans ce coin. Très agréable.
Moi ce que j’aime surtout c’est l’ambiance. Impossible de dire pourquoi. On dirait que… Les gens aux terrasses, ceux qui sont à leurs fenêtres ou balcons, les passants… On a l’impression que tout va bien. Ma chérie, c’est un autre air qu’on respire là-bas. Je comprends d’un coup ce que me répète ma mère. Il y a comme une espèce de beauté des corps et des gestes. Un peu comme si tout était ralenti. Une vraie désinvolture. A l’abri.
Juste des conneries de provinciale qui s’émerveille à son premier voyage à la capitale. Sûrement qu’il y a la même proportion de gens bien et de gros cons qu’ailleurs. Des histoires sordides derrières les grandes fenêtres. Pas de frontières pour la haine et la connerie. Pourtant, ma mère, pas provinciale, y a passé les meilleurs moments de sa vie. Et moi, sans avoir eu son vécu, je ressens la même chose qu’elle, à des années d'intervalle. Une magie inexplicable.
Les gens doivent me prendre pour une barge. Je passe à toute vitesse d’une rue à l’autre, certaines plusieurs fois. Surtout ne rien rater. Comme pour emporter le plus possible de façades, lumière du soleil sur les murs et vitrines, des gestes, des rires, des bouts de scène… Stocker tout ça dans mes yeux. Les conserver au moins jusqu’à mon retour pour que ma mère retrouve tout ce qu’elle a perdu. Lui offrir ce cadeau à travers mon regard.
Pas mes jambes qui me propulsent d’un lieu à autre. Ce sont les siennes. Je suis debout pour elle. Etrange sensation d’être elle, jeune. Devenue sa jeunesse pour me débarrasser d’elle. Et vivre enfin ma jeunesse à moi. Car, au fond, je sais que je dois quitter ma mère. Me sauver. Pourtant pas une seule fois elle m’a obligé à rester. Aucun besoin d’aide pour se déplacer. Elle est complètement autonome. Fais pas comme moi. Fais le tour de la planète. Laisse pas la réalité bouffer tous tes désirs. Et j’entendais : Reste avec moi. Ecoute l’histoire de mes rêves inachevés. Son fauteuil est une prison pour deux.
Depuis plusieurs mois, j’ai pris la décision de m’éloigner. Grâce à mon copain qui voit bien ce que je vois pas. C'est le premier qui m’a dit que ma mère et moi étions trop fusionnelles. Il m’a beaucoup parlé de ma culpabilité. Des dizaines de coups de fils et textos entre elle et moi. Toujours inquiète pour elle. Je l’avais envoyé d’abord chier quand il m’en avait parlé. Puis, au fil du temps, je me suis rendue compte qu’il avait raison. Fallait que je me libère de cette laisse invisible. Après mon bac, je partirai en voyage. Avec mon copain qui a une camionnette, on a décidé de faire le tour du monde. Lui avec son accordéon. Et moi avec ma guitare. Ma mère est pas encore au courant. On verra bien.
En attendant, faut que je bouge de là. Pas venu que pour du tourisme. Je dois lui rapporter son cadeau de Paris. J’espère qu’il lui plaira. Un cadeau unique.
Pas une nuit passée dans le quartier sans venir chez lui. Plus exactement devant sa porte. Nous étions une tripotée à essayer de le « croiser involontairement ». Il devait en avoir marre de signer des autographes et d’être sans cesse apostrophé dans la rue. Une idole iconoclaste. Le plus vieux des punks de France ? Moi je ne lui ai jamais adressé la parole, ni demandé une petite signature sur un bout de papier. Trop orgueilleux pour faire comme tout le monde. En plus, j’étais déjà Rimbaud. Pas un poète aussi talentueux qui s’abaisserait à ce genre de futilités. La poésie ne transige pas. Point final.
Bien que fou d’orgueil, je voulais quand même qu’il me lise. Se rendre compte de mon génie, l’éblouir de mes mots. A plusieurs reprises, j’ai collé certains de mes poèmes sur les murs de sa maison. Une nuit, il en lut un rapidement avant de rentrer chez lui. Qu’en avait-il pensé ? J’avais le ventre noué. Je m’étais retenu de sonner, le réveiller pour avoir son avis. Une autre fois, il en décolla un du mur avant de l'emporter avec lui dans un taxi. J’étais dans tous mes états. Sans pour autant aller une seule fois l’interroger dans la rue sur sa vision de mon œuvre. Je lui en avais glissé aussi dans sa boîte aux lettres. Un ménage qui dura plusieurs mois avant qu’un type rencontré sur les quais de la Seine ne me dise que je n’étais pas le seul à faire ça. D’autres essayaient d’être lu et reconnu du maître. Rimbaud ne pouvait être comme les autres. J’arrêtai du jour au lendemain. Pas un de mes poèmes n’étaient signés. Et aucun numéro de téléphone ou adresse. Pédant, j’étais sûr de mon talent. Complètement sincère.
Très émouvant de me retrouver devant sa maison, après tant de temps. J’ai presque l’impression de visiter un vieil ami perdu de vue depuis longtemps. En arrivant, j’ai remarqué une plaque non vue pendant mes nuits à épier ses allées et venues. Maurice Schuman avait aussi habité rue de Verneuil. Et Jacques Lacan pratiquait la psychanalyse à côté, dans la rue de Lille. Quand je fréquentais le pâté de maisons, je n’avais jamais entendu parler de ces deux personnalités. Obnubilé par l’homme à la tête de choux. Sa folie et son irrévérence me donnaient des ailes. Un contre exemple à tout ce que me proposait mon milieu. Mon nouveau père.
Les fêlés de Gainsbarre ont aussi leur plaque: les murs couverts de tags. Certains y ont laissé leur prénom. Etrange qu’un jour de la fête de la musique, personne ne vienne jouer devant cette maison mythique. Pas un son, ni une voix pour briser le silence. Sans doute est-il oublié des nouvelles générations. Balayé par d’autres modes.
Gainsbarre et Gainsbourg plus bankables ?
Mes deux morts adorés. Mon père se fâchait quand elle parlait d’eux. Arrête avec le passé. Faut grandir. Elle l’avait quitté. Pas eux deux.
Assise devant chez son idole, je sors la guitare. Très peu de passants. Apparemment des touristes. Je commence à jouer. Plusieurs fenêtres s’ouvrent dans la rue. Une femme se penche à son balcon. A quelques rues de là, c’est la cohue. Les sons amplifiés se mêlent dans la nuit tombante. Je me sens un peu ridicule. Mais je sais qu’elle aurait tout donné pour être là. Face à la maison de Gainsbourg. Elle m’a appris plein de chansons de lui. Même les plus sexe. Engueulée par une instite parce que je chantais " Je t'aime...moi non plus". Ma mère se rêvait en Jane Birkin. Eternelle femme enfant sur fauteuil roulant.
Je tends mon téléphone à un type devant moi pour qu’il me prenne en photo. Un peu gêné, il hésite puis finit par accepter. Le cadeau pour ma mère. Sa fille jouant devant chez Gainsbourg. Je remercie mon photographe improvisé. Il écoute un peu puis s’éloigne. Un jeune couple s’arrête. Lui m’accompagne au violon. Tandis qu’elle se met aussi à chanter. Un trio pour la javanaise.
Plus personne dans la rue. Je range ma guitare dans son étui et repart vers le gros son. C'est un groupe qui refait des reprises de rock des seventies. Surtout les Stones. Le chanteur a pas une très belle voix. L’homme qui a pris la photo m’attend au bout de la rue. Méfiante, je fais un pas de côté et marche très vite. Il me rattrape.
En quelques mots, il m’explique qu’il aimait beaucoup Gainsbourg. Et que, pendant des années, il avait traîné dans le quartier et écrit de la poésie. On dormait à la belle étoile dans les squares et sur les quais. C’était vraiment une super époque. Sapé comme il est, j’ai du mal à l’imaginer dormir dans la rue. Mais ce qui me dit correspond à ce que me raconte ma mère. J’aime beaucoup votre voix. Ca commence comme ça puis ça se termine par j’aime ton cul. Pas l’intention de terminer dans le pieu d’un vieux. En plus qui pue le rhum. Je change de trottoir et me dirige vers un café bourré de monde. Il me lâche pas. Laissez-vous expliquer. Il me propose un verre. Après tout, je crains rien au milieu de tous ces gens. J’accepte.
Ce mec est soi-disant proprio de plusieurs hôtels en Europe. Des tucs de luxe pour des gens très friqués. Des hôtels comme les autres avec piscine et tout le reste. Mais lui proposerait en plus aussi des concerts avec des musiciens locaux, des ateliers d’écriture, de théâtre, de musique… Tout un tas de trucs culturel en lien avec les pays où se trouvent les hôtels. Une espèce de club med mais avec du contenu. J’ai une équipe chargé de trouver des artistes locaux pour venir animer des ateliers. Les artistes de ces pays sont bien contents de pouvoir croûter. Moi j’y crois pas aux artistes maudits. Et j’en sais quelque chose. A force vouloir être pur, on ne fait plus rien. Sans argent, pas d’artistes. Le fric est le nerf de la guerre. C’est comme ça ; on y peut rien. Ce qui n’empêche pas l’éthique. Je rêvais d’être un artiste comme Gainsbourg et d’autres. Un jour, j’ai compris que je n’étais pas doué. Juste envie de devenir artiste, pas la grâce à l’intérieur. Depuis, je préfère aider les vrais artistes. Les faire vivre. Bref, je suis sensible à votre voix. Ainsi que vos textes. Vous avez quelque chose à dire. Une vraie artiste. Accepteriez-vous de jouer dans mes hôtels ? Ce type délire complètement. Faut vite que je m’en débarrasse. Je vais faire semblant de recevoir un coup de fil et sortir. Et larguer ce gros ringard.
Il pianote sur sa tablette. Pas un mytho. Il me montre des reportages sur lui et ses hôtels. Vraiment des supers endroits. C’est du sérieux. Pourquoi pas tenter le coup? Mon rêve à portée de mains. Je lui dis que je travaille avec un ami accordéoniste. Aucun souci pour lui. Je lui demande quelques jours de réflexion. Il me donne sa carte de visite. Je le dévisage. Ce mec a des yeux de gosse. Même regard que celui de ma mère.
Il s’éloigne sur le trottoir. Pas la première fois que quelqu’un apprécie ma voix et mes textes. Mais, avant lui, jamais personne ne m’avait proposé d’être payé pour chanter. A part des trucs au black dans des bars. Un vrai contrat. Et une belle somme pour débuter. Enfin quelqu'un qui me prend au sérieux.Une occasion à ne pas rater. Ma première porte. Entrée des artistes.
La gare est bourrée de gens. Beaucoup, comme moi, venus, fêter la musique à Paname. Fatigués et joyeux. Plus qu’une heure avant le départ de mon train. Je me trouve une place dans un coin. A quelques mètres, des punks à chiens boivent de la bière. Y en a un qui joue de la guitare. Pas un mauvais guitariste.
Mes yeux s’humidifient. Une soudaine envie de chialer. D’un seul coup, plus du tout envie de faire le tour du monde. Une grosse trouille me noue le ventre. Arrêter toutes ces conneries. Trouve toi un vrai boulot ma fille. Sois réaliste. Fais pas comme ta mère qui refuse de grandir. Mon père a raison. Je vais balancer la carte de visite de ce mec. Lui s’en fout, il a rien à perdre. Pas une vie pour moi tout ça. Faut pas rêver plus haut que sa réalité.
Ouvrir ou pas la porte ?