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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 24 septembre 2023

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Regarder le monde couler

Écrire au cœur du chaos. Impossible pour Ombre de l’ignorer. Le chaos, avec ses synonymes, est visible à tout moment. En permanence sur son écran à domicile ou mobile dans sa poche. Ombre suit de près la fissure grandissante et sans frontière. Irrépressible faille. Pourquoi perdre son temps à tisser encore des phrases inutiles sur les pages du siècle ?

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Illustration 1
Fissure bleue de GD © Marianne A

                          Écrire au cœur du chaos. Impossible pour Ombre de l’ignorer. Le chaos, avec tous ses synonymes, est visible à tout moment. Occupant en permanence son écran à domicile ou mobile dans sa poche. Partout, les barrages de la civilisation humaine cèdent une après l'une, emportées par les obscurantismes-complices - des intégristes des religions et du Dieu Fric. Ombre suit de près l'avancée de la fissure grandissante et sans frontières. Une faille, creusée par notre espèce, qui semble irréductible. Chaque seconde plus large. Pourquoi alors perdre son temps à tisser encore des phrases inutiles sur les pages du siècle ? Tenter de percer la couche de confusion de plus en plus épaisse ? Écrire pour ne pas laisser le désespoir mortifère tout envahir ?   Rester sur le pont à murmurer dans le bruit ambiant ? Des questions que se pose souvent Ombre ( entre il, elle, d’autres genres, changeant aussi de couleur de peau, d’idées, de certitudes… Changement selon l’humeur du jour) sur son clavier. L’écriture : une digue égoïste pour ne pas sombrer tout de suite et rester le plus longtemps lucide avant la submersion finale ? Souvent envie de quitter le clavier. Un doute naissant à nouveau à l’écoute de cette émission de radio. Très forte. Écrasante.  Ombre reste sans voix. Quel poids ont ses mots sur la balance de l’horreur ?

           Celle d’une plume. Toujours dépassée par l’ horreur ricochant sur toute la surface du globe. Avec de temps à autre des répits ici et là, pendant que la machine à détruire son contemporain - souvent en priorité de destruction sa contemporaine- reprend du service ailleurs. L’émission est finie. Ombre, glissant d’une radio à l’autre, écoute encore un peu les nouvelles du jour lovée dans sa grasse matinée. Le fil des actualités est revenu avec d’autres blessures mondiales : jouera-t-il ou non les prochains matchs ? D’habitude, elle s’y serait intéressée. Ombre aime le foot, le rugby, le tennis... Mais ce matin, elle s’en contrefiche. Une autre priorité sur le terrain du présent.

           Ombre reprend un café. Il est assis dans son bureau. L’air mécontent ; son dimanche ensoleillé de début d’automne gâché par les ondes. Il a tourné son fauteuil. Un geste rare quand il s’assoit à sa table de travail. Pourquoi tourner le dos à son outil quotidien le nourrissant à tous les sens du terme ? Pour ne pas voir l’écran où s’affichent ses mails, ses rendez-vous, ses posts, les réponses à ses posts, etc. Les yeux sur un mur blanc vide. Mais pas désert. Elles sont là. Comme des vagues venues de loin pour s’échouer sur son mur. Les voix meurtries des ondes matinales sont encore dans ses oreilles. Elles vont et viennent sous son crâne. Des voix avec toutes un visage différent, unique ; pourtant semblable : la face d’une douleur inextinguible. Que faire pour tenter de l’atténuer ? Comment ouvrir des brèches dans la nuit de ces êtres coincés sous un ciel sombre sans espoir ? Quel engin de reconstruction pour creuser un tunnel et apporter l’aube jusqu’à leur histoire éteinte ? Encore des questions sans réponses. Énièmes interrogations inutiles. Autant se taire, cesser d’écrire. Ombre ôte ses doigts du clavier.

             L’écriture est un luxe. Ombre le sait. Elle en a conscience. Sa parole de nantie confrontée aux crimes de l’humanité. Petits et grands. Une erreur ? Non. Pourquoi employer contre ? Qui a commis ces crimes ? L’humanité. Autrement dit tous, toutes, et les autres. Seuls innocents les non-encore nés. Bien sûr, les degrés de culpabilité, de complicité, sont différents. Les pires d’en haut et leurs bras armés d’en bas. Celles et ceux qui ont du sang sur les mains à distance et les assassins sur le terrain. Propagande contre propagande, avec des intérêts- visibles ou non- dépassant les chairs écrasées. Rien de nouveau sous le ciel des guerres qui sont toutes sales.  Avec leur cortège de victimes, toutes à déplorer et tenter d'aider; même celles que les médias ont élues moins légitimes que d’autres. En réalité, ne sont actifs qu’une minorité de vrais tueurs : les donneurs d’ordre et leurs exécutants. Pourquoi culpabiliser le monde entier ? La majorité de la population mondiale n’est pas pour le pire. Jamais. Au contraire ; comme dit le poète : Nous aussi, nous aimons la vie quand… Toutefois chaque habitant de la terre bleue comme une orange saignante (désolé pour l’image d’un autre poète) est devenu à minima voyeur. Comme Ombre qui replonge le nez dans son histoire.

             Combien de cœurs à son dernier post sur FB ? Beaucoup moins que le précédent. Mais plus de commentaires. Tiens ; elle, lui, n’a même pas mis de j’aime. Et Instagram ? C’est mieux. Un petit tour sur tweeter pour relever les compteurs. Beaucoup de retweet et de nouveaux followers. La moisson de la nuit a été très bonne dans son miroir numérique. Ombre affiche un large sourire. Elle se situe toujours à un bon degré sur l’échelle de l’éphémère ; consciente qu’il ne s’agit que d’un jeu de « vente de soi ». Malgré sa lucidité, elle aime jouer. Se battre pour défendre son territoire et essayer de l’élargir. Cette guerre d’ego sans sens, mais sans sang non plus, sourit-elle en guise d'excuse. Cesser de jouer ? Ombre se dit qu'elle pourrait. Ce serait en fait une disparition programmée. Ne plus être au centre d’une petite lumière alimentée jour et nuit. Disparêtre : une nuit de désir de plaquer la salle de jeu virtuelle, elle a écrit ce néologisme sur un post-it. Puis elle a rajouté : Regarder le monde couler et vivre. Le mot est toujours collé jaune sur noir de son bureau. Et elle continue de jouer. Une joueuse heureuse. Et, quoi qu'elle en dise, addicte. De loin en loin, elle est en colère contre elle d’apporter de l’eau au moulin des vanités. Les siennes et celles des autres. Ombre plisse le front. Quel nouveau post pour prouver sa présence sur le terrain de jeu ?

            La question de l’utilité de l’écriture revient dans le métro. Face au défilé de paumes tendues. Des visages d’ici et d’ailleurs. De plus en plus venus de contrées sanglantes et bouffées par le soleil. Toujours une lumière indicible entre les paupières. Avec des regards au bord de la folie. Comme porteurs d’un vide dans lequel nous sommes tous aspirés. Pourquoi y échapperions ? S’accrochant tant bien que mal à nos petits ou grands acquis- reflet de notre fausse santé mentale dans le déni de la réalité d’une époque folle et furieuse ? - pour ne pas être englouti par la vague mondialisée de cynisme, de désespoir, et de « jusque-là, tout va aller pire ». La pauvreté inscrite dans la paume , la folie lisible dans les yeux ? Misère et folie, finissent-elles par devenir des sœurs jumelles inséparables ? Ombre jette un coup d’œil par la fenêtre. Le bidonville sous le nœud de l’autoroute a été évacué. Plus que quelques objets-témoin d'année de survie. Sans doute que ce bidon-ville se reconstituera quelques stations plus loin. La terre est bleue comme une fissure ? Autre temps, autre vision. La misère, comme les capitaux, est mobile. Qui a des barbelés aux frontières ou meurt dans la mer ?

          Une femme s’approche. Ombre détourne les yeux ; elle a déjà donné. La femme s’immobilise devant elle. Ombre entre dans sa coquille en manque de batterie ; pourvu qu’elle n’ait pas oublié son chargeur. La femme tente sa chance plus loin. Ombre la suit des yeux. Un dos sur son « terrain des opérations » où chaque pièce est une bataille gagnée. Une guerre quotidienne sous le regard de Ombre et celui des autres voyageurs. Aux premières loges d’un combat pour survivre. Ombre parle souvent des «  parias urbains » dans ses post. Ainsi que dans ses nouvelles, ses romans, ses pièces de théâtres, ses films ; son engagement glissé entre deux je serai en signature demain et des attentes d’être likée et suivie. Une attitude guère différente de ses collègues. Piégés dans une ère où la misère du monde peut faire briller sur les réseaux sociaux. Ombre est sincère. Tous les autres portent aussi leur sincérité en bandoulière. Difficile et quasi suicidaire socialement de tenter d’échapper à la toile qui rend visible. Ce matin, elle a évoqué d’un post l’émission entendue à la radio. Le nombre de cœurs et commentaires a explosé.

           Culpabiliser ? Cesser de jouer avec les cœurs et les émoticônes ( au fond, elle trouve ça ridicule, voire du pathétique à l’eau de rose numérique) et les pouces levés ? Sa réponse est non. Ombre n’est responsable en rien de toutes les souffrances du monde. Qu’elles soient sur sa ligne de métro ou à l’autre bout du globe. Juste une des milliards de voyeurs et voyeuses impuissantes. Avec le plus fréquemment possible des petits gestes : une pièce dans une paume, un chèque pour une association humanitaire, récupérer l’eau de vaisselle pour arroser ses plantes. L’empathie n’empêche pas la joie, pense Ombre.  Refusant d'ajouter sa tristesse au tableau sombre. Jouir est important pour soi, rajoute son large sourire. Faire de la rétention de plaisir n’en apportera pas pour autant aux êtres qui en manquent. Contrairement à la distribution des richesses. Ombre ne s’empêchera pas d’être joyeuse. Ni de continuer de désirer.

          Comme lui. Un sac d’os dans les bras de sa maman. Plus qu’un souffle sous une poitrine d’enfant à l’estomac vide. Le journaliste interrompt son interview. Déstabilisé. Il a du mal à croire ce qu’il a vu. Incroyable. Stupéfait par la force de ce corps décharné, vidé jour après jour, au bord de la mort. Le journaliste pose sans la poser (interprétation totalement subjective après émission ?) une question à la mère. Pour qu’elle confirme qu’il n’a pas rêvé. Que ce qu’il a vu pour nous n’est pas un mirage. Le ventre vide, le cœur encore nourri. Comment une telle attention - un présent à l’autre - dans un lieu où la mort à gagné de très nombreuses batailles ? Elle a perdu contre lui. Une victoire inespérée. Battue par un fétu de chair et d’os. L’enfant a souri. Un sourire main tendue. À qui ? Toute l'humanité.

          Le monde flotte encore.

          Combien de temps ?

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