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Billet de blog 25 octobre 2018

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Sable de l'enfance

L'enfance devrait bénéficier d'une immunité diplomatique. Être élevée au grade d'ambassadrice intouchable sur toute la planète. Et sa patrie à protéger en priorité de tous les prédateurs. Comme celle de ma fille concentrée sur son jeu.Les yeux aussi gros que ses rêves. Son enfance est la première merveille du monde.

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Illustration 1

                  L'enfance devrait bénéficier de l’immunité diplomatique. Être élevée au grade d'ambassadrice intouchable sur toute la planète. Et sa patrie à protéger en priorité de tous les prédateurs. Comme celle de ma fille concentrée sur son jeu. Les yeux aussi gros que ses rêves. Elle est assise dans le parc en bois au milieu du salon. Je l’observe de mon fauteuil depuis environ une heure. Sans me lasser. Elle s'amuse avec ses peluches et d'autres jouets. Chacun de ses gestes est très lent. Une lenteur que je lui envie. Comme si le temps n’avait aucune prise sur elle. Contrairement à moi, l’œil tour à tour sur ma calculette ou ma montre, entre deux avions et combat financier à gagner. Une course qui m’a empêché de voir grandir son frère âgé de onze ans. Un enfant porte-clefs comme on dit. Des clefs avec certes de belles perspectives. Les codes d’un bel avenir déjà dans ses poches de bébé. Mais, jour après jour, des parents absence. Un manque irrattrapable. Tous les deux trop aspirés par nos agendas jamais rassasiés. Refaire la même chose avec ma fille ? Hors de question de me tromper d’essentiel. La hiérarchie de mes priorités c’est désormais ma fille. Elle passera avant tous les clients. Même les plus prestigieux pesant très lourd sur les bons de commande. Son enfance est la première merveille du monde.

     Si peur pour ma fille. J’ai ressenti des inquiétudes dès sa naissance. Pour mon fils aussi. Sans doute comme tous les parents soudain conscients de mettre des enfants au monde dans une période sombre. Au cœur d’un siècle traversé de grandes incertitudes. Tant d’un point de vue géopolitique que sur le plan environnemental. En plus, cerise sur le gâteau mondialisé, la montée de tous les obscurantismes nationalistes et religieux. Guère un scoop cet aspect sombre. Pourquoi alors être plus anxieux pour elle que pour son frère ? « Notre fille a une très grande chance d’être née ici en France. En plus à la période de «Me Too». La vie va changer pour les petites filles et les femmes. C’est finie la toute puissance des prédateurs de toutes les classes sociales. Même s’il y a encore beaucoup trop de violence patriarcale. On va la gagner cette guerre pour les femmes. En tout cas dans les pays civi… comme le nôtre. Imagine un instant si notre petite puce était née dans certains pays du globe. Avec tous les interdits et la violence sexiste dès le plus jeune pour les petites filles. Burqa, mariage forcé, lapidation, mise à mort des femmes adultères… L’enfer sur terre quand tu n’es pas né sous le signe du «bon sexe» dans ces pays-là. Naître fille là-bas c’est entrer dans un cercueil à ciel ouvert. Non, chez nous, elle sera bien. Et on fera en sorte qu’elle soit une fille et une femme libre. Une femme qui sera maîtresse de son destin et de son corps. ». Mon épouse m’a rassuré. Elle est bénévole dans plusieurs associations de femmes. Une féministe extrêmement engagée sur tous les fronts. Mais aussi dans un combat contre la misère. Souvent à participer à des maraudes pour apporter boisson chaude, repas, et réconfort à celles et ceux vivant dans la rue. Remontée contre son administration, elle a quitté son poste de prof de gestion pour diriger la société que nous avons créée ensemble. Une équipe de douze personnes avec un chiffre d’affaires ne cessant d’augmenter. Elle gère tout à domicile dans nos locaux. Et moi sillonnant la planète pour valider nos contrats. Un duo de choc. Heureux en affaires et amour. Une famille heureuse.

    Un bruit me fait sursauter. Elle a jeté sa voiture sur le parquet. Je me lève et lui remets à l’intérieur de son parc. Un sourire éclaire son visage en me voyant. Elle me tend les bras. Je la prends aussitôt contre moi. «Ça va ma p’tite chérie.». Je l’emmène devant la baie vitrée. Un nouveau sourire. Celui-ci pas du tout destiné à son papa. Mais à la ville tout entière qu’elle dévore des yeux comme un spectacle. Elle adore regarder à travers la vitre. Encore plus depuis que les rues son décorées pour les fêtes de fin d’année. Autant de lumière dans ses yeux que la toile d’araignée lumineuse sur la ville. Je lui caresse la joue. Sa joue rougie par la poussée des dents. Parfois si terrible que la pauvre se tord de douleur. Je déteste la voir dans cet état. Pourquoi en 2018 ne parvient-on pas à empêcher une telle souffrance? La science devrait privilégier les douleurs des plus petits. C’est la vie, a rétorqué un ami à qui  nous en avions parlé lors d’un dîner. Je l’aurais volontiers étranglé. Comment peut-on être aussi insensible aux hurlements de douleur d’un enfant ? Encore un adulte égoïste. Incapable d'être en empathie avec la souffrance d'un enfant

    La plus belle aventure du monde ne se trouve pas aux antipodes. Ni à travers les honneurs, le succès, le fric… Elle est là, cœur poids plume, blottie contre ma poitrine. Le reste c’est de la verroterie. Je ne m’en étais pas rendu compte à l’arrivée de notre premier enfant. Sans doute trop jeune ou pris dans un mouvement plus fort que moi. Programmé depuis tout jeune pour réussir et grimper en haut de l’échelle. Comme aujourd’hui où je côtoie les grands de cette planète. Ils ont besoin de mon expertise. Jamais la moindre boulette. Un professionnel que l’expérience et le carnet d’adresses ont rendu incontournable. Sans oublier ma force de persuasion. Une mécanique très bien huilée pour la négociation. Un commercial de haute voltige intraitable. Avec très peu d’échecs dans tout mon parcours professionnel. Nombre de confrères me jalousent et aimeraient me dégommer. En vain. Je suis l’un des meilleurs sur la place de Paris. Le nec plus ultra côté boulot. Avant son arrivée. L'arrivée de ma fille dans le process. Elle a tout chamboulé. Conscient que son enfance va s'écouler très vite dans le sablier. Aucune veille électronique pour me rappeler le rendez-vous avec l’enfance de ma fille. Un rendez-vous que je ne veux pas rater. Être cette fois un père présent.

    Le doute me bouffe depuis sa naissance. Comme une subite conscience de ne pas avoir été à la hauteur. Négligeant mon couple et la relation avec mon fils. « Tu devrais aller voir quelqu’un. Ce n’est pas une honte de consulter quand on ne se sent pas bien. Je l’ai bien fait moi à la mort de Papa. ». Ma femme, inquiète de ma décision, me tanne pour que j’aille consulter un psy. Pourquoi faire ? J’ai localisé exactement où se trouve mon problème. C’est le temps. Je veux prendre du temps pour ma fille. Pas uniquement me préoccuper de son avenir. Dans tous les cas, elle et son frère n’auront aucune inquiétude à se faire. Héritiers de deux lignées qui ne connaissent pas les impasses. Ou momentanément, le temps de faire la route ou la révolution, peut-être des conneries, avant de dîner avec un ami de papa ou maman pouvant trouver chaussure sociale à sa pointure. Quoi qu’ils fassent, ils trouverons toujours une issue. Comment retrouver tout ce temps perdu ? Impossible. Juste possible de ne plus en perdre.

     Je veux m’arrêter. Impensable, s’agacent mes associés. Eux-aussi ont du mal à comprendre que je veuille me désengager en pleine expansion. « N’ayez aucune inquiétude, je vous laisse mon portefeuille clients. Et puis je reste quand même actionnaire majoritaire de la boîte. Je veux juste consacrer mon temps à ma fille et ma famille. J’ai trop donné de mon temps et de mon énergie à cette société. Une société que je suis toutefois fier d’avoir hissé à ce niveau de compétence sur le marché international. Mais place à d’autres. Personne n’est irremplaçable dans le business quand on veut vraiment le remplacer. Suffit de le vouloir et être efficace. Ne pas trop se poser de questions et tout miser sur le principe de réalité. L’éthique, les questions, pourquoi pas, mais après la signature du contrat. Et jamais en public. Entre nous. Bref, je ne vais pas commencer un cours de commerce international. Je vous fais entièrement confiance pour la relève. Et puis je serai toujours présent dans l’ombre pour un conseil. Ou une engueulade.». L’ambiance était fort morose quand le leur ai annoncé mon départ. « Et le contrat en cours ? ». Mon assistante et tous les autres inquiets au sujet de la dernière négociation que j’avais mené durant deux ans. Sans doute le contrat du siècle dans notre domaine. J’avais souri. « Je le signerai. Ce sera le dernier avant de regarder le sable couler dans le sablier.». Ils ont ouvert des yeux ronds en se demandant si je n’avais pas perdu la tête. Au contraire. Ma tête est retrouvée.

    La sonnette retentit. Le bébé dans les bras, je vais ouvrir. C’est la nounou. Toujours souriante. Les épaules droites, le regard déterminé. Jamais une plainte ou un quelconque laisser-aller gestuel ou vestimentaire. Difficile de pouvoir imaginer les horreurs subies par cette jeune fille de vingt trois ans. Une exilée que ma femme a fait sortir du pire. Elle avait traversé la méditerranée sur une coque de noix. Ses parents et ses frères disparus. La seule de sa famille à avoir été sauvée. « Cet homme lui a tendu la main avant de lui mettre dans la gueule. Un intégriste musulman lui interdisant de travailler. Il l’avait enfermée dans la cave de sa maison. On a fait pression pour que la police intervienne. Nous l’avons trouvée dans un tel état cette jeune fille.. Ce salaud a réussi à s’enfuir. Tous les obscurantistes sont des tueurs de jeunesse. ». Mon épouse ne décolère pas. Elle l’a aidée à sortir des griffes de son bourreau puis lui obtenir des papiers et un logement. Depuis, elle s’occupe souvent de nos enfants. Une nounou parfaite. Notre fille et notre fils l’adorent. Nous l’avons conseillée à nombre d’amis. Elle réussit à s’en sortir financièrement avec les gardes et les ménages. « Malika, je vous confie la prunelle de mes yeux. ». La petite glisse sans hésiter de mes bras à celle de sa nounou. Très en confiance. Moi aussi. Chaque fois j’ai du mal à me séparer de ma fille adorée. Comme si m’éloigner d’elle était une trahison, la laisser à des dangers potentiels. Trop loin pour la protéger.Je lui caresse la joue et gagne mon bureau. Prêt à mon dernier combat.

    Le taxi roule vers l’aéroport. Une odeur d’après-rasage bon marché flotte dans l’habitacle. Le chauffeur, un quadra en costume, ne cesse de faire écho aux invités de l’émission qu’il écoute. Visiblement en attente d’une conversation avec son client. J’ai plongé le regard dans ma tablette. « Tout est là. J’ai scanné tous les albums. Les photos commençaient à s’abîmer. Je les ai mises sur un site. Tu peux les regarder en boucle.». Mon épouse, plus douée que moi en nouvelle technologie, m’a donné récemment le lien avec le site. J’y suis souvent plongé. Très agréable de revoir mon fils du ventre de sa mère à son entrée récente en sixième. Des années que je n’ai pas vues passer. Quelle négligence de ma part. Demain, je prendrai un peu de temps… Des promesses rarement tenues. L’amour d’un enfant ne peut vivre de procrastination. Comme d’ailleurs tous les autres amours. Ce que j’ai raté avec lui, je ne le raterai pas avec elle. Sa photo occupe tout l’écran. La prunelle de ma vie dans tous mes déplacements. « Mais... Qu'est-ce que tu vas faire après ?». Mes proches s’inquiètent de mon avenir. Pour rien. Je peux déjà dormir toute ma vie sur mes deux oreilles grâce à mon argent très bien placé qui ne dort jamais. Un sommeil sans lendemain qui déchante de génération en génération. Mes enfants dormiront sans doute du même sommeil. « Voilà.». Je règle la course et sors du taxi. Peu de voyageurs dans l’aéroport. Je marche très léger. Comme débarrassé d’un poids. Pressé de signer mon dernier contrat. Pour revenir m’occuper à temps complet de ma petite fille. La voir rire et grandir.

    Après ma vente d'armes à un prince de l'or noir.

NB: Une fiction inspirée des relations avec nos très chers clients princiers. Têtes couronnées intraitables sur le respect des droits des hommes, des femmes, des journalistes, des homosexuels, des caricaturistes… Jamais ils ne financent des barbares obscurantistes. Les mêmes princes des sables en "mission humanitaire" au Yémen avec des avions très performants. Des chasseurs fabriqués au pays des Lumières et des droits de l'Homme.

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