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« J'ai appris qu'un homme n'a le droit d'en regarder un autre de haut que pour l'aider à se lever. »
Gabriel Garcia Marquez
Ni garçon, ni fille. Peut-être d’un autre genre. Rien qui puisse me l’indiquer. Et pas de couleur de peau. Impossible ? Chaque visage affiche en effet une identité. Personne n'y échappe. Notre premier passeport est le faciès. Toute rencontre débute par un dialogue muet de visages. Mais à cet instant précis, je ne peux définir l’être en face de moi. Pourquoi un tel flou ? Juste un regard derrière la vitre embuée d’un train. Je suis assis sur le quai. A quelques mètres. Une main efface la buée sur la vitre. Le visage se précise. La peau est blanche. Le sexe toujours non-identifiable. De quel âge le regard ? Une dizaine d’années. Des yeux qui ne me regardent pas. Contrairement à moi. Aimanté par cette nuit entre deux paupières. Profonde obscurité. Aucune lueur à laquelle s’ancrer. Double écran noir. Indéniable souffrance.
La machine à questions se met en marche. Quelle souffrance ? Certaines réponses s’imposent. Gosse frappé ou abusé. Parfois les deux. Et si j’y allais un peu vite en besogne, en m’empressant de cataloguer un regard dans une grille de maltraitance. Peut-être juste un très grand chagrin. La mort d’un être cher ? La fin d’un premier amour ? La mort de son animal de compagnie ? Le divorce de ses parents ? Une colère banale d’enfance muée en tristesse ? Nombre d’autres raisons que des violences graves.
Non. Pas un chagrin passager. C'est du lourd. Un regard identique à d’autres souffrances lues auparavant sur des visages. Que ce soit une lecture face à face ou sur des livres d’histoire. Les êtres submergés par la douleur ont souvent la même expression dans les yeux. Comme verrouillés de l’intérieur. Plongé dans une solitude abyssale. Une chair solitaire au fond de son être blessé, survivant au milieu de fantômes carnassiers. De temps en temps ou souvent, un sourire peut venir effacer la nuit. Offrir des miettes de lumières. Pour donner le change. Un leurre éphémère.
C’est écrit. Même si c’est sombre sur sombre. Mais bien inscrit entre les paupières. Incontournable. D’autres douleurs plus importantes que celle de ces yeux derrière la vitre d'un train ? Quand même pas dans un pays en guerre. Bien sûr. Mais désolé, je ne suis pas équipé d’un « pèse-souffrance ». Ni d’une appli pour liker ou non la douleur de l’autre. Ne demandant pas son ADN à une personne qui souffre avant être en empathie avec elle. Sans non plus attendre que ma radio quotidienne et mes autres médias préférés me fassent une signalétique des souffrances prioritaires en termes d’indignation et de solidarité. Juste une réaction à fleur de peau. Celle de n’importe quel être doué de sensibilité. Comme fort heureusement la majorité de notre espèce. Sensible aux déchirures de leurs contemporains.
Comment sortir de la course à la classification des souffrances humaines ? Ma douleur est plus importante que la tienne ? Non ! Si ! Regardez ces images. Les miennes sont encore pires. Un course morbide très en vogue de nos jours. Et de tout bord. Comme une sorte de tripavisor des douleurs du monde. Une classification qui me semble fort dangereuse. Rappelant – toutes proportions gardées -les pires périodes de l’histoire du monde ; quand certains êtres sont déchus de leur humanité. Que faire contre cette sorte de déshumanisation de l’autre en lui niant sa souffrance ou en la relativisant pour qu’elle ne bénéficie pas de la compassion publique et médiatique ? L’idéal - facile à écrire, pas à réaliser - serait de refuser toute hiérarchisation de la souffrance humaine. Éviter de ne rester en empathie qu’avec des douleurs qui ont le même visage que soi ou vivant pas loin de son territoire. L’absence de hiérarchisation n’empêche pas qu’il ait bien sûr des différences de souffrance. Dont des urgences vitales.
Sans doute pas le cas dans cette gare. Toutefois pas une raison pour minimiser. Peut-être la fin du monde se joue en ce moment pour ce gosse. Son urgence vitale sans bruit. Dans tous les cas : la douleur d’un semblable prise en pleine gueule. En l’occurrence, une enfance blessée, peut-être meurtrie à jamais. Qui est ce gosse ? D’ici ? Venu d’ailleurs ? Gosse de pauvres ? Une enfance dorée ? Peu importe son pedigree. Juste l’humanité qui tend ses deux yeux. Dans quel but ? Pour qu’elle ne se noie pas entre deux paupières. Et si on ne peut être qu’un voyeur impuissant ? Au moins montrer un miroir empathique. Un regard n’a jamais relevé personne. Contrairement à une main. Mais l’absence de regard peut rajouter de la nuit à la nuit. Accentuer un enfermement en soi. Un regard peut se tendre comme une main. Même s’il ne changera rien à la réalité. Mais il ne sera pas vain. Un regard présence. Tendre un miroir éphémère. Pour que peut-être l’autre se sente moins absent au monde. Regarder et pourquoi pas témoigner.
Le travail de certains journalistes. Des hommes et des femmes exerçant leur métier partout sur la planète. Sauf là où les autorités officielles – souvent avec l’aide des militaires - les en empêchent. Certains bravent l'interdiction pour informer d'une situation que d'autres veulent occulter à la face du monde. un certain nombre d’entre eux y ont laissé leur peau. Des journalistes témoignent aussi des souffrances de coin de rue sous ciel sans bombes. Les maux de proximité ne sont pas à négliger ; quand ils sont balayés d'un trait de crayon électoral, on sait à qui ça profite. Que les journalistes à avoir la possibilité de témoigner ? Non. Tous et toutes nous pouvons témoigner. Sans être journaliste : un métier qui, comme toutes les autres activités professionnelles, ne s’improvise pas. Ne pas confondre blog d’humeur et d’autres sites d’expressions avec du journalisme. Ce qui n’empêche pas d’exprimer son point de vue.
Un témoignage qui est purement citoyen. À travers ses mots. Avec une langue maîtrisée ou non. Parfois, avec des silences embués de larmes, quand la parole est de trop. Le témoignage n’est pas que la chasse gardée des journalistes, des politiques, des sociologues, des philosophes, des artistes, et autres habitués de la parole publique. Même si c’est important qu’ils s’expriment. Parmi eux des enfumeurs et des enfumeuses rajoutant du brouillard et de la division. Néanmoins pas que des tous pourris et pourries. Certaines paroles publiques nous aident à essayer de comprendre notre époque très confuse. Un grand merci pour leur éclairage. Des paroles ou textes fort uutile de nos jours « déséclairés ». Mais d'autres citoyens peuvent participer à l'éclairage en prenant la parole. Témoigner est un verbe à la portée de tous et toutes. Et pouvant se conjuguer au présent.
Témoigner de quelle façon ? Chacun et chacune la sienne. Une transmission à table, au comptoir, dans les transports en commun, autour de la machine à café du boulot, à la salle… Là où l’on sent qu’il faut dire. Voire même répété. Une parole témoin à destination de proches ou d’ inconnus de soi. Quelques fois pour dire l’indicible. Au risque de ne pas être compris. Transmettre n’est pas une obligation. On peut garder ses mots et ce qu’on a vu pour soi. Jeter la pierre aux témoins refusant de transmettre ou uniquement à travers de lourds silences ? Pas du tout. Autant de réactions que de regards. On peut aussi s’interroger sur la volonté de transmission. Pourquoi ne pas s’être contenté d’avoir vu et parfois vécu le pire ? Entre autres pour perpétuer la mémoire des chairs blessées ou mortes. Qu’elles soient d’ici ou d’ailleurs. Leur dernier abri est la mémoire des vivants.
Le train est parti. Emportant une enfance qui souffre. Sans en apprendre plus. Ni pouvoir lui apporter un quelconque secours. Juste capable de pondre des phrases. Ça ne changera rien à la vie du gosse. Ni à la mienne. Mais toute rencontre nous habite. Plus ou moins longtemps. Avec telle ou telle image qui reste dans un coin de mémoire et peut revenir à la surface. Que me restera-t-il surtout de ce moment ? Le croisement de nos regards. Une seule fois. À peine quelques secondes. Une grande colère submergeait ses yeux. Pourquoi tu ne traverses pas pour me libérer de mon enfer quotidien ? Qu’est-ce que tu attends pour tirer le signal d’alarme ? Pourquoi ce putain de monde me laisse crever ? La colère était réelle.
Tandis que le reste n'est peut-être que de l’ interprétation. Mon regard qui se fait son petit cinoche. Loin d’être le seul à avoir ce genre d’interprétation sur tel ou tel événement. Réinventant plus ou moins ce que nous avons vu pour que ça corresponde à ce qu’on aurait aimé voir. Nos banals petits détournements de la réalité ; ce que bien sûr un journaliste honnête ne doit pas faire. Revenons au regard derrière la vitre. En effet, peut-être que ce gosse ne m’a même pas vu. Ni calculé comme disent les jeunes. À des années-lumière de tous les locataires du quai. Avec d'autres urgences que de s'intéresser à ses contemporains. Au fond, je ne saurais pas grand-chose de ce regard. Une poignée de minutes dans une gare de France. Sous le ciel de notre jeune siècle. Un rajout à notre collection. Au fil du temps, elle s’étoffe. De boue et de beauté. Du pire et du meilleur glanés sur sa route. Une collection unique. Et avec une cote inestimable.
Notre collection d’éphémères.