« Nombreux sont ceux qui vivent en nous ;
Si je pense, si je ressens, j’ignore
Qui est celui qui pense, qui ressent.
Je suis seulement le lieu
Où l’on pense, où l’on ressent. »
Fernando Pessoa
Incognito sur la tombe de son arrière-grand-père. Elle ne cesse de jeter des coups d’œil autour d’elle. Extrêmement tendue. Personne ne doit savoir qu’ elle est venue visiter cet ancêtre. Un déplacement hors-agenda qui s'est décidé très vite. Son smartphone est déconnecté. Malgré ses lunettes noires et sa capuche, elle a peur d’être reconnu. Pas un ancêtre idéal pour sa carrière. Elle dirige depuis quelques semaines le PDF : Parti de la France. La première formation de France en passe de gagner la présidentielle de 2027. Elle connaissait les risques de son déplacement du jour. Mais ça a été plus fort qu’elle. Seul son chauffeur-garde du corps est au courant. Mais elle a une entière confiance en lui. Un homme de silence.
Son arrière-grand-père est mort bien avant sa naissance. Une seconde disparition dans la mémoire familiale. Fallait absolument l’effacer. Pourquoi ? Parce que ses noms et prénoms ne fleuraient pas le terroir de France. Il était venu du fin fond des montagnes de la Kabylie. Débarquant en France pour travailler, dans des usines et dans le bâtiment. Il a ramené son épouse de Kabylie et fondé une famille en France. Puis quatre enfants sont nés. Deux ans après la naissance du quatrième, son épouse, très dépressive, a laissé un courrier - ne me cherchez pas - avant de disparaître. Partie sans sac ni papiers d'identité. Elle n'est jamais réapparue. Le père a élevé seul ses deux filles et deux garçons. Un quart de siècle après la retraite, il a fini son histoire sous une pierre tombale très sobre. Que son identité, sa date de naissance et de mort. Sous un ciel de banlieue parisienne.
Pourquoi avoir fait le déplacement ? Elle se trouve stupide. Personne ne sait qu’elle est l’arrière-petite-fille d’un immigré algérien. Une ascendance qui, si elle venait d'être découverte, lui coûterait très cher. Contrairement ses origines portugaises qui lui apportent beaucoup en termes d'image. Elle les dégaine à chaque fois que l’on qualifie de raciste. Elle est descendante d'immigrés. Issue d'une ascendance très pauvre qui a travailler dur. Faisant la promotion de l’immigration portugaise qui a su s’intégrer et épouser les valeurs du pays d’accueil. Contrairement à une autre population immigrée qu'elle montre du doigt. Laquelle? Celle dont est issue l’homme inhumé. L'un de ses autres ascendants. L'ancêtre qu'elle cache.
Le patronyme lu et relu lui donne le tournis. Impossible de croire qu'elle a un lien de famille avec cet homme. Elle ne peut avoir de sang maure qui coule dans ses veines. Avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus, pas le faciès d’une métèque. Sans doute une erreur, tente-t-elle une énième fois de se rassurer. Tout en sachant que c’est la réalité. Des recoupements et un arbre généalogique prouvent son lien de sang à un ouvrier arrivé du Maghreb pendant les années 30. Une immigration datant de plus d’un siècle. Ces années où des « femmes, des enfants, des hommes, étaient traqués et déportés. Et pour quelle raison ? Parce qu’issus d’ailleurs et porteur d’un sang qualifié d’impur. Comme son arrière-grand-père et son arrière-grand-mère. Tous les métèques dans le collimateur du régime de Pétain couplé avec les nazis. Le couple et leurs enfants ont-ils souffert de cette période de chasse au sang impur? La réponse est bien sûr positive. Tous les « venus d’ailleurs » dans le collimateur purificateur.
Revenons à nos jours. Sombres aussi, mais sans commune mesure avec il y a une centaine d’années. Néanmoins, toutes proportions gardées, son arrière-petite-fille est l’héritière de certaines idées du jeune siècle dernier, comme la notion de « pureté du sang » et de l’étranger considéré comme un ennemi. Avec bien sûr des différences notables dans le discours et les actes. Nous ne sommes pas sous la botte d’un pays occupant. Mais le fond des propos et les idées de cette trentenaire sont semblables à celles d’un terrible passé. Quand l’humanité partait en fumée dans des camps de la mort et sur des champs de bataille. La déshumanisation de l’autre - indigne d’être de la race pure - revient-elle sous de nouveaux visages ? Exagération ? Manipulation de l’histoire ? C’est possible. Néanmoins une question qui peut se poser en notre période obscure.
Important de rappeler une nouvelle fois que comparaison n’est pas raison. L’horreur et l’abominable du passé ne sévissent pas en ce moment dans notre pays. Ce qui n’interdit pas de constater quelques points en commun. Tout du moins dans l’atmosphère et l’inconscient collectif. Ne serait-ce qu’en prenant l’extrême montée du racisme, de l’antisémitisme, de l’homophobie, de la transphobie, et autres violences verbales et physique. Tous les abominables ont débuté par une atmosphère et des mots. Avant la bascule dans du plus dur institutionnalisé. Quand l’ambiance s’officialise et devient loi.
C’est le moment que l’arrière-petite-fille attend avec impatience. Elle a toutes les chances de réussir à accéder au pouvoir suprême du pays. Régner sur une France divisée par toute sorte de haines. Plus les citoyens et les citoyennes se déchireront, plus son pouvoir et celui de sa famille idéologique se raffermira. Se réjouissant d’ailleurs des guerres internes sur la rive de ses adversaires. Assurée de prendre bientôt les rênes de la nation. Pour purger la République du sang impur ? Celui de ses ancêtres portugais ? Non. Des hommes et des femmes qui sont catholiques, mangent du jambon, boivent du rouge de France ou Vinho verde, etc. En quelque sorte des Européens de souche.
Contrairement à l’homme dans la tombe.
_ Eh, jeune fille.
Elle blêmit. Quelqu’un aurait-il suivi la voiture ? Elle jette un coup d’œil inquiet à droite puis à gauche. Personne. Elle se retourne lentement. Derrière elle à quelques mètres, que son chauffeur. Elle pousse un soupir de soulagement.
_ Penche toi, mon arrière-petite-fille.
Elle reste sans voix.
_ N’aie pas la trouille. Tu ne risques rien, je suis mort.
Elle se penche.
_ Comme ça je te vois bien.
_ Mais c’est impossible que…
_ Tu es une jolie jeune femme. Le portrait craché de ton arrière-grand-mère. Très ému de te rencontrer. J’ai… J’ai l’impression de la revoir. (sa voix chevrote). En plus, tu es bien habillée. Très élégante, comme elle à ton âge. Elle était coquette. Intraitable avec les enfants et moi sur les vêtements. Tous les dimanches, mon costard : un trois pièces cravate impeccables. Et il fallait que les mâles de la famille soient toujours rasés. Elle nous menait à la baguette avant de… Que te dire d’autres ? Elle serait très fière de son arrière-petite-fille.
Elle se frotte les paupières.
_ C’est pas possible. Du délire.
_ Mais… Comment te dire ? Ton arrière-grand-mère ne serait pas fière pour tout. Elle en aurait voulu d’avoir choisi le camp de la haine. Une femme très en colère. Mais pas de haine de l’autre dans l’ADN de notre famille. Pourtant, on en a subi des...
_ C’est de la folie, gueule-t-elle en s’effondrant.
Son chauffeur se précipite vers elle
_ Qu’est-ce qui vous arrive ?
Il l’aide à se relever.
_ Rien. Sûrement la fatigue de tous ces derniers voyages. Allez, on part d’ici.
La présidente du PDF et son chauffeur sortent rapidement du cimetière. Ils grimpent dans le véhicule. Tous les deux s’installent à l’avant. Il remet la cocarde avant de démarrer.
Elle se plonge dans son smartphone.
Une main se pose sur son épaule.
- Tu croyais me larguer comme ça. Si tu permets, je peux te servir de conseiller en mémoire.
Son arrière-grand-père sur la banquette arrière.
NB : Une fable politique-fiction inspirée de la réalité. Et de plusieurs personnages publics mêlés. Avec un dénominateur commun : « des hommes et des femmes issus d’ailleurs » et rêvant de « purifier » le pays avec entre autres le retour du droit du sang. Des personnalités publiques très visibles médiatiquement. Avec une voix qui porte. Certains et certaines ont des faciès de ce qu'ils et elles qualifient de « grand remplacement. ». Leur origine hors-européenne est indéniable. Expulseront-ils aussi le « sang impur » de leurs veines pour le remplacer par du « sang de souche » ? Une fiction rédigée après l’écoute de ce reportage sur l’immigration portugaise. Très émouvant et intéressant. Notamment sur la « bonne » et « mauvaise immigration ».