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Des phrases sont vidées de leur sens. Comme pour elle. Désormais séparée de son texte natal.La brigade du détournement de sens est venue l’appréhender en pleine nuit. Elle a essayé d’alerter les autres phrases du même texte qu’elle. Sans y parvenir. Elle a été aussitôt bâillonnée et isolée des autres. Avant d’être exfiltrée. De quoi suis-je accusée ? De rien. Pourquoi alors vous êtes venus me chercher ? Faut que tu quittes ton peuple et ton territoire. Pour aller où ? Pas de réponse. Elle a insisté. Sans obtenir le moindre renseignement sur sa destination. Des anciennes l’avaient mise en garde contre la brigade du détournement. Elles les trouvaient paranoïaques. Impossible qu’on puisse lui ôter son sens. La phrase se moquait de la trouille des anciennes. Avant d’être arrachée à son texte.
Depuis, la phrase se sent comme dans une sorte d’exil. Elle est ballottée de texte en texte. De bouche en clavier. Parfois tellement maquillée, qu’elle a même du mal à se reconnaître. La phrase est devenue une marionnette trimballée ici et là. Traînant avec elle sa famille de mots. Certains parmi eux ne réagissent pas. Abasourdis. Tandis que d’autres ont explosé de colère. Comme les deux verbes refusant qu’on les vide de leur sens. Ne supportant pas d’être détournés. Tous les deux et les autres mots n’ont qu’un seul souhait: retrouver leur place avec toutes les autres phrases. Revenir à leur sens originel. Rien n'y a fait. La phrase et toute sa famille désormais sur les routes. Loin de leur texte. De détournement en détournement.
Entrainée dans des directions qu’elle n’a pas choisies. On l’entraîne dans des endroits très différents. Mais avec un point en commun : des lieux truffés d’ennemis du texte dont elle est issue. Autour d’elle, pas le moindre avocat. Que des juges et procureurs. Bien sûr tous à charge. Les uns et les autres la cite en boucle. Sans jamais lui donner la possibilité d’un droit de réponse. Pour pouvoir donner son vrai sens. Expliquer réellement ce qu’elle veut dire. La phrase se retrouve seule face à une haie d’adversaires. Personne pour la soutenir. Jamais la possibilité d’appeler d’autres phrases de son texte d’origine pour apporter la preuve de son propos exact. Quand elle habitait en son texte natal. Là où la phrase est venue au monde. Avant qu’on ne vienne l’extraire de son texte. Pour lui faire dire le contraire de ce qu’elle a dit.
Impuissante. Malgré la colère et la volonté de résistance des membres de sa famille, la phrase sait qu’elle ne peut rien faire. Trop fragilisée. En plus, très seule. Coupée des siens et des siennes, elle n’a pas de possibilité de se défendre. Que peut faire sa petite famille contre la manipulation d’hommes et de femmes : des spécialistes de la communication d’enfumage. Une puissance capable d’inviter une foule de caméras et micros pour la pointer du doigt. Et l’accuser à tort. Diffamer toute une famille de mots en lui faisant dire ce qu’elle ne pense même pas. La technique est très bien rodée. Pas la première phrase à subir ce genre de traitement. Ni la dernière à être vidée de son sens. Une méthode très en vogue.
La phrase refuse-t-elle de s’assumer ? Au contraire. Elle s’assume entièrement. Ne reniant aucun membre de sa famille. Bien sûr qu’elle véhicule une pensée et des idées. Avec évidemment des gens à qui ça déplaît. Consciente que c’est le jeu de tous les textes, avec leurs phrases en bouche ou sur clavier. Rien de plus naturel que d’avoir des adversaires quand on évolue dans l’espace public. Même pour des polémiques rugueuses. La phrase n’a pas peur du combat. Même avec des petits ou grands dégâts. Prête aussi au mensonge et aux coups tordus. Une guerrière.
Mais soudain complètement démunie quand on a l’a extraite de son contexte. Le terme employé pour expliquer son exil forcé. Elle préférerait qu’on dise d’elle : kidnappée. Même si le terme peut paraître fort. Mais c’est ce qu’elle ressent depuis qu’elle est séparée de ses frères et sœurs de sens. Seule parmi des manipulateurs. Trimballé comme une preuve contre leurs adversaires. En lui faisant dire ce qu’elle n’a jamais dit. Ni pensé. La vidant de son sens. Naïve. Pourquoi n’a-t-elle rien vue venir ? Sans doute sa part de naïveté. Croyant encore à la vertu du verbe et du débat.
De moins en moins de phrases à y croire. Surtout en notre ère de rumeur grande vitesse (sur la toile) et de manipulation par notamment l’IA. Sans oublier une atmosphère ou chaque mot est suspecté de tout et de son contraire. Avec des juges et des procureurs postés à tous les coins de phrases. Rien de plus naturel qu’une phrase puisse être remise en question. Voire même attaquée violemment. Mais avec un droit de défense. Sale temps pour la grande famille des mots. Son expérience en cours la fera-t-elle changer d’avis ?
Nous devons réagir ! On ne peut pas laisser faire ça. C’est une arnaque flagrante. Un détournement de sens et de pensées. Une manipulation de l’opinion publique. Faut réagir. On va quand même pas se laisser faire. Nous devons nous battre et prouver que c’est une manipulation. Notre phrase n’existe qu’avec toutes les autres phrases. Du sens que si le texte est entièrement lu ou écouté. Assumons nos idées mais refusons celles qu’on veut nous faire porter. Très important et urgent d’alerter la population sur cet escamotage de la vérité. Que tout le monde sache qu’il s’agit d’une escroquerie. Nous devons réagir. Il en va de notre honneur. Et de la vérité.
La phrase écoute avec attention. Toute la famille est soudée autour du même discours. Une unanimité pour se battre et faire ressortir la vérité. Sur le fond, la phrase est d’accord avec eux. Ce serait important de dévoiler l’arnaque à l’opinion publique. Expliquer ce qui s’est passé. Donner le vrai sens en faisant témoigner toutes les autres phrases du texte. Pour que toutes celles et ceux qui ont été abusés, manipulés par des escrocs de la langue, puissent au moins avoir accès à un autre point de vue. Ce serait l’idéal, soupire la phrase. Mais elle pense que c’est peine perdue. On n’efface jamais une première impression. Même en apportant les preuves d’une manipulation, la suspicion restera. Une phrase dont on a détourné le sens restera suspecte à jamais. Que le temps pour que la vérité puisse ressortir. Si un jour, elle finit par ressortir des archives de l’histoire. Les propos d’anciennes phrases détournées de leur sens. Résignées.
Au début, la phrase leur en a voulues. Les qualifiant même de lâches. Refusant de suivre leur conseil. Mais, très vite, elle s’est rendue compte que les anciennes n’avaient pas tort. À cette pratique de détournement de sens, que les détourneurs qui sont vainqueurs. Leur but étant de semer le trouble dans l’immédiat. Enfumer le public et quitter aussitôt les lieux. Laissant dans leur sillage, telle ou telle phrase vidée de son sens et devenue coupable. Avant de se retrouver plongée au centre d’une hystérie collective. Tellement de bruit que la moindre de ses tentatives d’explications sera réduite à un murmure inaudible. Forte de son expérience, la phrase a préféré le silence. Et, comme conseillée par les anciennes, elle s’est résignée à laisser faire le temps. Et miser sur la confiance à l’honnêteté intellectuelle.
Malgré sa grande désillusion sur la valeur du sens des mots et de la parole, la phrase continue d'y croire. Pour elle, l’honnêteté intellectuelle n’ a pas disparu. Encore présente et active parmi tous les peuples de phrases. Des textes se combattant en quelque sorte à la loyale. Respectant l’adversaire. Dans quel but ? Pour pouvoir eux aussi avoir le respect dans leur miroir. Une élégance certes de plus en plus rare. Mais, sans cette intelligence dans les conflits, la phrase pense que l'humanité ne cessera de replonger dans la barbarie des nuits carnassières. Et à terme, ce sera la fin prochaine de notre espèce. Dont un des piliers est la pensée. Autrement dit, la langue. Ce qui donne du sens à nos relations humaines. Pour que nous puissions circuler des uns aux autres. Et à l’intérieur de soi. La circulation de notre humanité. Avant que notre espèce ne s'arrête. En attendant, continuons nos voyages. La langue est-elle la géographie de nos solitudes reliées ?
Parfois, la phrase se met à rêver. De quoi ? Se transformer en phrase de fiction. Ou habitante d’un poème. Même extraite, elle pourrait encore avoir du sens. Bien que certains critiques isolent telle ou telle phrase pour démolir un auteur ou une autrice. Mais ça fait partie du jeu quand on se donne à lire. La critique, comme la caricature et l’ironie sous toutes ses formes, doivent rester libres. Leur présence aussi importante que la liberté de créer. Se faire démolir par un ou une critique, être caricaturé, serait une promenade de santé, pense la phrase. Rien à voir avec le détournement de sens, surtout pour vous faire passer pour ce que vous n’êtes pas ; en général détournée en la pire des ordures. Dans une autre vie, elle aimerait sortir du cœur et de la tête d’un poète ou une poétesse. Sur sa carte de visite : phrase poétique.
La phrase grimace. Un invité sur un plateau télé vient de la tordre. L’essorant jusqu’à ce qu’elle n’ait plus une goutte de son sens initial. Après l’avoir vidée, il l’agite devant la caméra comme un épouvantail de mots. L’une des journalistes en plateau tente de « contextualiser ». En vain. Je ne peux vous laisser dire ça. Madame, vos propos sont scandaleux. Plus qu’indécents. Vous ne pouvez pas dire ça face à un tel drame. Si vous minimisez, c’est que vous excusez. Et prenez la défense de l'indéfendable. Pensez un peu à toutes les victimes. Des femmes, des enfants… Imaginez un instant que ce soit votre fils, votre fille, vos parents. C'est un acte abominable. Vous ne pouvez cautionner un tel acte. Vos propos me choquent. La phrase sait qu’elle a perdu. Inutile d'essayer d'argumenter. Puisque le sens a quitté le plateau. Remplacé aussitôt par une autre invitée. La plus redoutable et efficace en débat. Qu'elle soit manipulatrice ou sincère. Souvent la plus difficilement critiquée lors d' un débat. Qui est cette invitée en plateau ?
L’émotion.