
« Il y a des douleurs qui ont perdu la mémoire et ne se rappellent plus pourquoi elles sont des douleurs.»
Antonio Porchia
Sans étoiles, ni aube en chantier. Quand les yeux s’ouvrent dès le matin sur une nuit. Bien ancrée sous sa peau. Nuit muette ou parlante. Présente dans chaque geste et acte, à chaque mot et silence. On peut l’ignorer ou tenter de la tenir en laisse. Refuser d’en tenir compte ou de l’anesthésier à coup de chimie. Trouver des solutions pour sentir moins ses coups de crocs sur son histoire au quotidien. Certaines chairs à nuit optent par le divan ou d’autres thérapies. Avec succès ou non. Dans tous les cas ses crocs laissent des traces. Ce n’est pas la belle nuit chère aux artistes. Nulle poésie ou couleurs d'un tableau. Au contraire. Rideau sombre sur son abîme.
Péter les plombs est une formule souvent employée. Très explicite. C’est l’absente subite de lumière en soi. Le disjoncteur du compteur sous le crâne ayant sauté. Brève interruption du courant mental ou ça dure plus ou moins longtemps. Parfois, des coupures fréquentes. Certains pétages de plombs sans grand danger, pour soi et les autres. Ce que les professionnels nomment bouffées délirantes. Fort heureusement les plus communs. D’autres nécessitent plus d’attention et de soins. Mais nulle inquiétude d’ordre vital.
Et il y a les autres « chairs à nuit ». Une minorité atteinte plus en profondeur. Avec des nuits très épaisses et colonisant le cerveau. Des êtres plus que fragiles, suivis ou non par le corps médical. La majorité d’entre eux prend des médicaments et avec une prise en charge de professionnels de la santé mentale. Avec ou sans prise en charge, certains malades vont basculer. Commettre le pire. Comme le lycéen à Nantes. Un acte qui m’a fait penser à l'assassinat d'une prof dans un lycée de St-Jean de Luz. Même s’il y a bien sûr des différences. On peut faire nombre de liens plus ou moins pertinents avec des drames similaires. Surtout que la presse remonte le fil de l’actualité et nous ramène à d’autres actes du même genre. Mais chaque drame reste unique. Comme la douleur des proches. Si bien respectée par la maire de Nantes. Élégance du cœur en trois phrases.
Important de rappeler que ce texte n’est pas celui d’un psy. Ni d’un quelconque professionnel de la santé. Juste la vision sans doute imparfaite (pas la bonne terminologie) et chaotique d’un citoyen qui observe et s’interroge. Entre autres sur les « chairs à nuit ». Qu’elles soient proches ou lointaines. Celles que nous côtoyons plus ou moins au quotidien. De temps à autre croisés dans l’espace public. Et les autres telles personnalités publiques racontant leur dépression. Des témoignages plus ou moins intéressants d’une vraie douleur. Et il y a les autres, aussi en souffrance mentale, devenant médiatiques après un acte meurtrier. Une médiatisation générant moult interrogations sur la folie à tous les sens du terme. Rien de plus normal que ces questionnements. Et pour d’autres faits d’actualité.
Les acteurs de la santé mentale ou - souvent liés - les travailleurs sociaux sont habitués à ce genre de population. C’est leur taf, comme on dit. Mais d’autres, pas du tout du « sérail mental ou social », y sont confrontés aussi dans leur quotidien professionnel. Notamment toutes celles et ceux travaillant avec du public. Débordés par un souci dépassant leur compétence. Mais, pour autant, la plupart refusant de basculer dans l’inhumanité et la gestion vigilesque des problèmes. Hôpitaux, écoles, transports…. Nombre de lieux sont confrontés à ces difficultés. Dont un espace rarement évoqué sur cette problématique. Mais pourtant confrontés de plus en plus à une population en quelque sorte « usée sous le crâne ». Des êtres fatigués et donc fatiguant. Et beaucoup survivant dans la rue. Quel est cet espace ?
La bibliothèque publique. Avec les squares et la rue, un des derniers espaces publics avec entrée non-payante. Et chauffage en hiver. Un des rares lieux ouvert à tout le monde et n’exigeant pas une transaction financière à la sortie. Guère un hasard si je parle des bibliothèques qui ont été un de mes piliers culturels. Aujourd’hui, j’y vais moins. Mais toujours en lien avec notamment des bibliothécaires. Dans plusieurs villes et villages de France. Nombre de bibliothécaires évoquent les difficultés avec une population de plus en plus précarisée. Dont des gens atteints de maladie mentale plus ou moins graves. Dont certains pour qui la bibliothèque est leur résidence secondaire. La première étant la rue. Des êtres de chair et problèmes. Plus complexe à accueillir que les personnages de fiction en rayon.
Des difficultés dans nombre d’autres espaces publics qui « craquent». Fragilisant les gens qui y bossent chaque jour ou nuit. Guère un hasard tous les « burn-out» dans les professions en relation avec le public. « Je suis toute seule pour m’occuper de presque mille voyageurs.». Les propos d’une contrôleuse en larmes dans un train à l’arrêt pour un problème technique. Un type, visiblement troublé mentalement, venait de la traiter de pute. Tant d’exemples du même tonneau. Partout où se croisent des humains, chacun avec son histoire singulière. Rares les secteurs imperméables au malaise ambiant dans les villes et villages de France. En réalité, un mal-être sans frontières. Pas un pays ne semble épargné par ce malaise contemporain. Des « chairs à nuit » planétaires. Et avec quelques fous aux commandes du monde. La terre est l’asile psychiatrique de l’univers, ironisait un copain de lycée. Avant de se suicider quelques années plus tard.
Très mauvaise formule que « chair à nuit » ? Peut-être. Elle est revenue de loin. Extraite d’images remontant à quasiment un demi-siècle. Ave la focale sur un « bus de nuit » à Paris. Rien à voir avec le NG et d’autres transports publics avec d’autres lettres ramenant les fêtards de nuit dans leur plus ou moins lointaine banlieue parisienne. Le bus dont il était question n’avait qu’une direction : Nanterre. C’était une sorte de ramassage pour personnes à la rue. Dont plusieurs d’entre elles étaient en « pétage de plomb ». Survivre dans la rue est rarement bon pour le paysage sous le crâne. À l’exception des êtres doués d’une grande force mentale. Où les emmenait ce bus ?
Dans une institution avec douche, repas chaud, et un lit pour la nuit. Sans doute que des rencontres étaient organisées avec des éducs et autres professionnels de la santé. Certains et certaines ne voulaient pas s’y rendre. Se passant le mot en voyant débarquer le bus. Les plus valides cavalaient pour aller se planquer et ne pas être du voyage. L’expression « chair à nuit » m’est venu à la vue de ce bus garé. J’avais quinze ans et traînais beaucoup mes yeux et oreilles dans les rues de Paname. Derrière les vitres du bus, des visages le plus souvent au regard fixe. Dans leurs yeux, les traces de l’exil. D’une campagne de France ou d’un autre pays. D’une famille, d’un amour, de l’amitié. Mais aussi un autre exil. On pouvait le lire dans leurs yeux ; le seul organe qui reste à la même taille de l’enfance à la mort. Personne n’échappe à cet exil. Lequel ? Entre leurs paupières, l’exil de l’enfance. Des chairs broyées par l’existence. Et la nuit urbaine, très souvent carnassière.
Ce bus de Nanterre a été un des éléments de ma prise de conscience de la « chair à nuit ». Au sens le plus large du terme. À l’époque, je croisais ces « solitudes usées » que sur les trottoirs. Quelques années plus tard, je passerai des moments avec certains passagers et passagères du bus de Nanterre. Notamment à « L’Old Navy », un bar-tabac ouvert toute la nuit. Et avec une grande mixité nocturne. Peut-être pas à ce moment-là précis que je me suis rendu compte pour la première fois de la fragilité humaine. J’avais déjà eu l’occasion d’en être plusieurs fois témoin. Mais jamais, la fragilité et solitude m'avait paru aussi présente. Une grande concentration de mal-être ( le mien aussi) dans un lieu clos. Avec vue sur le boulevard d’un des quartiers les plus huppés de la capitale. Même ville, deux mondes.
À l’intérieur, des gens de toutes sortes. Plus d’hommes que de femmes. Venus de Paname ou de sa banlieue. Parfois des provinciaux ayant raté leur train ; certains ne prendront aucun des prochains. Quelques flics, des acteurs, des voyous, venaient aussi se coller au comptoir. Une faune nocturne aimantée par le même phare dans la nuit. Un café chaud, une bière, des mots, des silences, une pièce dans un juke-box avec une chanson. Mais, contrairement aux marins guidés par un phare, une grande majorité s’était déjà échouée, voir fracassés sur les récifs de leur histoire. En tout cas, quelles que soient leurs origines, la majorité d'entre eux liée par la même fragilité. Celle dont chaque être - mortel - est porteur. Une fragilité qui peut nous faire plus ou moins sombrer. Traverser le miroir avec ou sans billet de retour. Nul n’est à l’abri de ses ombres.
Chaque être est une« chair à questions » ?