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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 25 mai 2025

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Hôtel des ombres

Complet et avec vue sur mer. Toutes les chambres sont occupées. À tous les étages, des regards aux fenêtres. Des silhouettes immobiles derrière les vitres. Pas le moindre bruit. Surtout ne pas se faire remarquer. Une présence le plus effacée possible. Comme de très discrets squatteurs. Des ombres sur leur terre.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Christian Creseveur

           Complet et avec vue sur mer. Toutes les chambres sont occupées. Par des familles ou des personnes seules. À tous les étages, des regards aux fenêtres. Des silhouettes immobiles derrière les vitres. Pas le moindre bruit. Ni aucun mouvement. Surtout ne pas se faire remarquer. Une présence le plus effacée possible. Comme de très discrets squatteurs. Se contentant de regarder de l'autre côté. Les yeux sur un spectacle qu'ils n'ont pas choisi. Ce sont surtout des enfants aux fenêtres. Les adultes ne veulent plus regarder. Ils connaissent le décor par cœur. Et toutes les frontières invisibles.

          De l’autre côté, la ville balnéaire s’étage sur des collines. Des immeubles modernes qui cascadent vers la mer. Et une plage de sable fin. Elle s’étale sur une très grande étendue. Ici et là, des criques avec une végétation foisonnante. Une longue suite d’hôtels de luxe se déroule tout le long du littoral. Malgré le vent et le drapeau rouge-danger, la plage est pleine à craquer. Une foule de corps allongés en maillot de bain. Certains se baignent dans l’eau nappée de l’écume des vagues. D’autres jouent au ballon. Des promeneurs devant une haie de bars. Rares les places libres en terrasse.

       Une fille marche avec un cerf-volant accroché à sa ceinture. Elle porte des lunettes noires. Un peu trop grandes pour son visage. Elle avance pieds nus. Des aller-retour sur le sable, les cheveux souvent en rideau. Le fil se casse. Elle s’arrête. Emporté par une bourrasque, le cerf-volant tournoie avant de tomber dans la mer. Elle demande si quelqu’un peut le lui rapporter. Trop dangereux pour aller le chercher, lui dit son père. Lui promettant d’en acheter un autre. Jamais elle ne trouvera le même, soupire-t-elle. Un cerf-volant construit et peint par l’un de ses oncles. Elle s’assoit en tailleur sur le sable. Des larmes coulent sur ses joues. Soudain, elle se redresse.

        Un garçon court sur la plage. Il se jette tout habillé dans l’eau. Bravant l’interdiction des maîtres-nageurs-sauveteurs de la plage, il s’éloigne du périmètre de baignade autorisé. Son corps disparaît et remonte à la surface au gré du mouvement des vagues. Mais il ne dévie pas de sa trajectoire. Comme si la mer lui avait ouvert un couloir de nage. Son cœur bat dans ses tempes. Comme quand il faisait des concours de celui qui irait le plus loin. C’était… Il a oublié les dates. Juste sûr que c’était avant de vivre à l’hôtel des ombres. Il tend la main et saisit le cerf-volant. Puis il fait demi-tour. Toute la plage est debout. Des applaudissements l’accueillent.

      Tu ne veux pas rester jouer avec moi. Il secoue la tête. La fille le regarde. Tu aimes pas jouer au cerf-volant. Le visage du garçon s’éclaire. Si, j'aime beaucoup, mais… Elle le fixe droit dans les yeux. Je dois rentrer. Pourquoi ? Mes parents vont s’inquiéter. Tu habites loin de la plage ? Oui, murmure-t-il. C’est quoi ton adresse ? Il marque une hésitation avant de répondre. Hôtel des ombres, bredouille le garçon. Il s’éloigne. Le cou aspiré par les épaules. On dirait que son dos est en colère, pense-t-elle. Intriguée par ce garçon qui semble venu de nulle part. Elle le suit des yeux.

       Le garçon s’arrête une centaine de mètres plus loin. Des pas derrière lui. Il se retourne. La fille avec un petit sac sur le dos. Toujours pieds nus. Pourquoi tu m’as suivi ? Elle sourit. Je voudrais voir où tu habites. Il fronce les sourcils. Tu peux pas voir là où j’habite. Elle pouffe. J’ai deux yeux comme toi. Il danse d’un pied sur l’autre. J’habite là. Il pointe l’index devant lui. Elle ouvre des yeux ronds. Mais y a rien ici. Il fait un pas et s’arrête. Je rentre chez moi. Toi, faut que tu retournes avec ta famille et tes amis. On a rien à faire ensemble. Elle s’approche de lui. Je veux voir où tu habites. Leurs regards se croisent dans le silence. Il lui prend la main.

         Elle voit aussitôt le panneau « Hôtel des ombres ». Me lâche pas la main, dit-il, sinon tu verras rien. Ils passent sous un porche. Quand tu voudras rentrer chez toi, suffit de me lâcher la main et tout disparaîtra. D’accord. Ici, je te préviens, personne parle. Pourquoi? Parce que notre langue est morte. Mais toi, tu parles. Oui, mais avec la langue de l’autre côté. Je te dirais quand on pourra chuchoter. C’est immense ici. Vous êtes beaucoup ? Au moins deux millions. C'est beaucoup ! Et vous vivez tous dans cet hôtel ? Oui. Viens, je vais te faire visiter. Ils traversent une autre. Puis une autre. Partout, des petits et grands immeubles. Une multitude d’hôtels des ombres.

         Il pousse la porte d’un immeuble. On va pas prendre l’ascenseur. Tu habites à quel étage. Au quinzième. Mais on va aller au-dessus sur le toit. Ils grimpent lentement les marches. Pas le moindre bruit autour d’eux. De sa main libre, il ôte une plaque en bois. Tu vas passer la première. Je vais t’aider. Mais ne me lâche pas la main sinon tu verras plus rien de mon pays. Elle affiche un air étonné. Comment tu sais que je dois te tenir la main pour voir tout ça ? Il hausse les épaules. Je sais pas… Je sens. Elle n’insiste pas et rentre dans l’étroite ouverture. Il la pousse et passe à son tour.

     Tous deux sont au bord d’une balustrade métallique. À leurs pieds, des immeubles à perte de vue. C’est bizarre, pas de bruit, de voitures, de bus, de restaurants, les rues sont vides. Il esquisse un sourire. Nous, les ombres, on a besoin de rien. Même pas de nourriture. Nos vêtements sont ceux qu’on portait de l’autre côté quand on été… C’est quoi cet autre côté, l’interrompt-elle. Là où vous vivez tous. Du côté des vivants. Ça veut dire que toi, tu es mort. Et tous les autres qu’on voit, sont morts aussi. Non. Mais je comprends pas alors. Nous sommes les ombres d’un peuple sans corps.

      Elle semble inquiète. Qu’est-ce qui t’arrive ? Elle cherche ses mots. C’est… Comment dire ? C’est bizarre. Quoi ? Je vois pas la ville où j’habite. Pourtant, on a pas fait un km. Je reconnais plus rien. C’est normal. Pourquoi ? Parce qu’avant que vous arriviez, toi, ta famille, tes voisins, c’était comme tu vois là. Si je te lâche ta main, tu retrouveras ta ville à toi. On peut essayer ? Quoi ? De se lâcher la main. Il semble hésiter. Juste une seconde. Leurs mains se décollent lentement. Incroyable, hurle-t-elle. Avant de lui saisir la main. J’ai vu mon école. C'est fou. Je... C'était ma ville. Et maintenant la tienne.

        C’est comme un jumelage, dit-elle. Si tu veux, mais nous, on est des ombres. Tu vois, la plage où tu jouais, c’est là où j’ai appris à nager. Et je dois y aller en cachette, quand il y a personne. En plus, j’ai pas le droit. Qui te l’interdit ? Les gardiens de la mémoire. C’est qui ? De très vieilles ombres. Les premières à vivre ici. Elles veulent pas qu’on se fasse remarquer. Pour pouvoir continuer de rester sur notre terre. Regarde ces immeubles, ces arbres… Quand on aura lâché nos mains pour de vrai, tu essayeras de t’en souvenir. Et tu verras qu’ils ne sont pas les mêmes. Ta maison, celle de tes voisins, elles ont été construites sur les ruines de ces maisons que tu vois. Elle pose un regard interrogateur sur lui. Mais, elles peuvent pas être en ruines et encore debout. Comme expliquer l’inexplicable, se demande-t-il. Rappelle-toi que tu te trouves à l’Hôtel des ombres. Ici, rien n'est logique. Comme de vivre en ombres sur notre terre.

         Une question lui brûle les lèvres. Ça t’arrive toi de… Elle attend la fin de sa phrase. En vain. C’était quoi que tu voulais dire ? Ça t’arrive de te demander à quoi on pense quand on pense à rien ? Elle sourit. Parfois. Et toi, t’as pas envie de passer de rentrer sous la peau d’autres corps que le tien ? Comme par exemple pour savoir ce que pensent les parents et les grands. Surtout quand ils s’engueulent pour rien. Le garçon l’a écouté avec un soutire grandissant aux lèvres. . Et ça t’arrive aussi de… Chacun cherchant ses points communs avec l’autre. Dans une conversation hors réalité. Deux solitudes en herbe sous le même ciel. Leurs propos sont ponctuées de petits rires étouffés. Duo complice de toujours. Et leur première rencontre.

         Le garçon fixe le ciel. La nuit va tomber, dit-il. Elle promène un regard fébrile sur la ville. Comme voulant tout emporter dans sa mémoire. Tu crois qu’on pourra se revoir ? Il s’éclaircit. Je crois pas. Elle le fusille du regard. Pourquoi on le referait pas ? Surtout qu’on sait maintenant comment faire. Suffit de se donner la main. Il n’est visiblement pas convaincu. Tu veux plus me voir ou quoi ? Il blêmit. Pas du tout. J’ai aussi envie de te… Alors, le coupe-t-elle, on doit se revoir. Il affiche une moue inquiète. Mais comment on va faire ? Elle réfléchit. Quand tu verras mon cerf-volant dans le ciel, c’est que je voudrais te voir. Et si tu peux, tu viens. Ça marchera peut-être pas deux fois nos mains qui … Si, l’interrompt-elle. Comment tu le sais. ? Je le sais pas, je le sens. Elle sourit.

         Tu fais la tête ou quoi ? Non, répond-il. Arrête, je te connais … Elle a failli dire depuis longtemps. Tu vois, toi tu pourras me dire quand tu voudras me voir. Pas moi. Et je serai obligé de me cacher pour venir te voir. Quand je me suis jeté à l’eau, j’ai commis une trahison. Les gens sur la plage ont bien vu que j’étais pas comme eux. Suffit de voir mes vêtements ou mon regard. Entre mes paupières, il y a des ruines. Celle de mon enfance et de mon peuple. Elle ne sait pas quoi lui répondre. Le garçon constate son malaise. Il pointe le doigt vers le bas. Tu vois là-bas, le jardin. Celui avec plein d’herbes folles partout ? Oui. C’était le jardin de mon arrière grand-mère. Elle n’y va plus. C’est ma grand-mère qui s’en occupe. Mais elle y arrive pas. Un nuage humide dans les yeux de la fille. Moi, dit-elle d’une voix tremblotante, j’ai pas connu mes grands-mères. Elle détourne les yeux.

       Plusieurs minutes de silence. De temps en temps, le cri d’une mouette. Les humains ne sont pas les mêmes dans mon pays et dans ton hôtel. Chaque peuple derrière sa frontière. Mais tu crois que les animaux sont les mêmes ? Il se frotte le menton. Jamais je me suis posé la question. Sans se concerter, leurs regards suivent le même vol de deux mouettes. Si serrés qu’on a l’impression d’un oiseau à quatre ailes. La prochaine fois, c’est moi qui te fais visiter mon pays. Le visage du garçon se tend. Non, tu te trompes. C’est mon pays. Mais le mien aussi. Il secoue la tête. C'est d'abord mon pays. Elle se crispe. Moi aussi, je suis née ici. Mais c'est d'abord notre terre. C’est aussi mon pays, répète-t-elle en bouche. Bien décidée à défendre sa terre natale. Même si elle rêve d’être une fille-vent. Pour aller partout sur la planète. Sans avoir besoin de faire la queue dans un aéroport.

           Profite de ta cuillère de miel, lui disait souvent son arrière grand-mère. Jamais le garçon ne partait de chez elle sans un pot de ses ruches. Et des légumes avec encore la terre dessus. La terre du jardin de sa maison natale. La vieille femme ne pourra plus l’apaiser. Comme quand elle lui disait : n’humilie jamais un adversaire, sinon tu le transformeras en ennemi, et tu seras obligé de partager sa haine. Avant qu’un sniper ne l’abatte dans son jardin. Elle se confectionnait un bouquet de lilas. Depuis, le garçon n’a plus d’adversaire. Le monde entier est devenu un ennemi. Dieu aussi. Les deux n’ont rien fait pour empêcher la balle du sniper. Ses yeux noirs ont viré au rouge. La couleur de la colère et solitude. Il croise parfois son arrière grand-mère. Elle essaye de donner le change. Mais il voit bien qu’elle a perdu de sa force intérieure. Une ombre sans miel dans le regard.

      Il parle en gigotant. Les yeux sur le monde-ennemi. Plus uniquement lui qui parle. Toutes les ombres se sont glissées sous sa parole. Il parle vite. Par peur d’être interrompu. Mais elle n’en pas l’intention. Au contraire. Elle veut entendre ce qu’on ne dit pas sous son toit. Pour ses parents, c’est simple, tout va bien ; rien de plus normal qu’ils soient là puisque c’est chez eux. Et depuis des milliers d’années. Même si tous leurs ancêtres sont nés et enterrés sur un autre continent. Ils ne veulent même pas effleurer le sujet. Contrairement à d’autres de sa famille, des voisins, des copains et des copines, qui se posent des questions et en débattent. Certes pas avec les mêmes mots que lui. Ni la même violence impuissante. Mais ils pensent pareil que lui sur le fond. À leur place, je serai pire qu'enragée, avait expliqué une de ses tantes. Pourquoi ses parents ne veulent jamais en parler ? Elle leur posera la question en rentrant.

        Et à lui aussi. Il est très important pour elle. Son confident quasiment depuis ses premiers pas. Personne ne sait qu’elle va lui parler. Toujours en cachette et en murmurant. De temps en temps, il répond à ses interrogations. Et il la console de certains chagrins. Elle lui fait un signe de la main chaque fois qu’elle passe devant lui. C’est son confident. Mais personne ne le sait. On la prendrait pour elle une folle de parler à un arbre. Paraît que c’est l’un des plus vieux du monde. Son tronc si haut, enraciné si profond, connaît le secret du ciel et de la terre. Se nourrissant des deux. Présent avant tous ceux qui parlent, parlent, disent même sans savoir. Et les autres qui rajoutent de l’huile sur la haine déjà bouillante. Elle a préparé plusieurs questions à l’arbre. Dont une qui tourne depuis longtemps dans sa tête . Pourquoi tout est si compliqué entre les humains ?

     Elle l’arrête d’un geste. D’accord, concède-t-elle, tu étais là avant moi. Ma famille est venue s'installer sur les terres où des gens vivaient. Et vous nous avez expulsés de chez nous, rajoute le garçon. Elle hoche la tête. C'est vrai. Si on était pas venus, vous seriez pas obligés d'habiter l'Hôtel des ombres. Mais... Mais je suis d'ici maintenant. C’est mon pays aussi. Le garçon plisse le front. Ton pays à toi s'est construit sur nos ruines. Comment on fait alors ? Je sais pas. Et visiblement personne le sait. Le visage de la fille s’assombrit. Que deux solutions, fait elle en le regardant. Lesquelles ? Soit on gagne ensemble, soit on perd ensemble. Tu en penses quoi ? Il hausse les épaules. C'est vrai ce que tu dis. Mais nous, on a déjà perdu. Elle pousse un soupir. On y arrivera jamais. Tu crois ? Je sais pas, je sens. Tu crois aussi que c''est fini ?  Essayons quand même. Jusqu'à quand.?  Au prochain essai.

         Le vent attend le cerf-volant.

NB : Un conte ne sert à rien. Les mots n’arrêtent pas les balles. Ni le décompte des morts et des blessés. Mais ça fait parfois du bien de s’extraire de la comptabilité du sang qui coule. Se laisser aller au conte. Même si, même si… Ça continue.

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