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Quel privilège cette œuvre face à nos fenêtres. Créée jour après jour, devant nos yeux. Nous, les riverains, étions aux premières loges pour voir l'évolution du chantier. Valérie Dewitte, artiste–peintre de renommée internationale, avait proposé de peindre une fresque monumentale. Des sponsors acceptèrent de financer l'opération. Cette aventure ne coûterait donc absolument rien à la commune et aux contribuables. Pourtant, il y eut aussitôt une levée de boucliers. À tel point que le maire dut organiser des rencontres pour en débattre. Une vraie bagarre avec certains habitants très remontés contre le projet. Ils voulaient que le mur des serres municipales reste entièrement blanc. Les vieux grincheux habituels, rétifs au moindre changement. Imperméables à la beauté et à la modernité. J’avais pesé de tout mon poids pour que ça se concrétise. Habitué de ce genre de projet, il me fut facile d’apporter des arguments. Le groupe que je préside parraine nombre de fondations d’aide à la création. La culture est extrêmement importante. Surtout en ce début de siècle très sombre et tourmenté. C’est une des armes de combat contre tous les obscurantismes. La culture et l'éducation sont essentielles à notre société. Rien ne peut évoluer sans elles. Le monde sans beauté est une impasse.
Durant des semaines, l’artiste, juchée sur un échafaudage, travailla sur son œuvre. Elle avait commencé par une silhouette sur plusieurs mètres de haut. Une femme assise. Puis, délaissant ce personnage, elle s’était consacrée à l’arrière-plan. Sans aucun doute un lieu public. Mais très difficile de savoir précisément où la scène se situait. Chacun y allant de son interprétation. Même les riverains remontés contre cette fresque s’interrogèrent. Beaucoup de questions aussi sur le titre de l’œuvre: tiroir-caisse. Consultant son travail sur le Net, j’avais appris qu’elle travaillait beaucoup sur les problématiques contemporaines. Notamment très engagée sur les questions écologiques. Des préoccupations d’une extrême importance pour l’avenir de notre humanité. Mon épouse est aussi très investie dans une association œuvrant pour la préservation des espèces animales en voie de disparition. Le trafic de cornes de rhinocéros et de défenses d’éléphants ne peut que révolter n’importe qu’elle humain digne de ce nom. Plaisant donc de savoir que ce n’est pas une artiste nombrilo-centrée. Intéressée par les problématiques contemporaines. Son travail, avant même son achèvement, attirait nombre d’habitants de la ville. Toujours un regard curieux au pied de l’échafaudage. Même d’ailleurs que de la commune. Une équipe de télévision locale était venue l’interviewer. Ma seule crainte était l’afflux permanent de visiteurs dans notre quartier. «Ne vous inquiétez pas cher président, la curiosité pour ce genre d’œuvre ne dure pas très longtemps. Sitôt passé l’attrait de la nouveauté et de la couverture médiatique, les visiteurs se feront rares. La curiosité est atteinte aussi d’obsolescence rapide.». Mon responsable du sponsoring culturel du groupe, très brillant et fort drôle, m’avait rassuré. Notre silence résidentiel préservé.
Au fil des jours, le visage de la femme apparut. Une sexagénaire aux traits fins, maquillée et vêtue d’une robe colorée. Ses mains occupent une place importante. Elles tiennent un objet. Un stylo ou autre chose ? Ses yeux, très cernées, posés sur le mur du parc de la copropriété. Des cinq propriétaires, nous étions que deux à pouvoir les voir entièrement de nos fenêtres. Une vue magnifique de ma terrasse au quatrième étage. Les premiers temps, ce regard me mettait quelque peu mal à l’aise. Comme si cette femme nous espionnait. Un regard d’une extrême froideur. Pour ma part, le seul bémol à cette œuvre ce sont ses yeux. La seule parmi les autres personnages autour d’elle, de taille plus petite, avec un tel air. D’autres voisins avaient l’impression que cette femme, assise derrière une sorte de bureau, dominait le monde. Une juge hautaine. Alors que les personnages secondaires, souriants ou pas, semblaient plus proches de nous. Des «gens de la vraie vie» susceptibles d’être rencontrés. Pas comme cette femme ex cathedra, dénuée de chaleur. Excepté cet aspect, la fresque est magnifique. Même la majorité des détracteurs a fini par le reconnaître. « En cas de vente de votre bien, important de signaler la présence de cette œuvre murale. C’est un plus économique dans la balance. Poésie et argent ne sont pas incompatibles.». Le directeur d’une agence immobilière de la ville avait décliné cet angle à une des riveraines. La plus réticente à cette opération. Arrivée la première à l’inauguration.
Pour cause de pluie, le cocktail de vernissage, prévu sur la route barrée pour l’occasion, a lieu sous un barnum. Une cohue invraisemblable. Le gotha du monde des Arts, des politiques, des people…. Une partie de mon carnet d’adresses est présent. Aucun bruit pendant les discours des officiels. Fort heureusement assez courts. L’artiste, les yeux dans le vague, paraît ailleurs. Elle parle peu et sort souvent pour fumer. De maigres sourires en guise de réponse aux compliments. Pourquoi me fixe-t-elle comme ça ? L’ai-je déjà rencontrée ? Tellement de visages inscrits dans mon disque dur. Intrigué, je m’approche d’elle. «Bravo et merci infiniment pour ce travail formidable !Une œuvre très personnelle et décalé au regard des peintures murales habituelles. Je suis à titre privé collectionneur d’art contemporain.». Elle me fixe. « Je voudrais vous montrer quelque chose. Vous pouvez venir avec moi ?». Je lui emboîte le pas. Nous nous faufilons parmi les invités. La pluie s’est calmée. Elle traverse la rue et se plante devant le mur du parc. Je la rejoins.
Elle pointe l’index sur la fresque. «Vous ne reconnaissez pas ses yeux?». Quelle étrange question ? Sans doute a-t-elle trop abusé de champagne. Je réponds par la négative.«Que je suis bête, vous ne pouvez évidemment pas les reconnaître. Vous n’avez jamais rencontré cette femme..». Elle ricane.« Je ne comprends absolument où vous voulez en venir, chère madame.». Elle hoche la tête. «Cette femme c’est en fait… le portrait de ma mère. Maman était caissière. Le nouveau manager de son supermarché, voulant la remplacer par une plus jeune, plus rapide, plus efficace, plus…. Bref; il la harcela pendant des mois. Pas un jour sans une humiliation. Ses collègues témoignèrent. Jamais Maman ne me parla de cet enfer quotidien. Un jour, il l’accusa d’avoir volé 54 euros dans la caisse. Certes une erreur de caisse, pas un vol. Licenciée sur le champ, après vingt sept années de travail. Une employée sans le moindre problème, plutôt soumise à l’autorité. La presse en fit un large écho. Vous en avez obligatoirement entendu parler. Malgré son comité de soutien et la saisie de la justice, Maman ne fut pas réintégrée à son poste. Elle fit une tentative de suicide. Depuis, elle est plongée dans une profonde dépression. Rivée à son canapé avec une camisole chimique. Les yeux vides sur son écran de télé.». Quelle impudeur de balancer l’intimité de sa mère à un inconnu. Cette artiste n’a vraiment aucun savoir vivre. Persuadée d’avoir le monopole du malheur.
Quel idiot d'avoir voulu bavarder avec elle. Comment réussir à m’en débarrasser sans la froisser ? Une étrange lueur dans son regard. Elle regarde son œuvre et brandit le poing. Une grimace tord ses lèvres. Elle marmonne une phrase incompréhensible. Je ne suis pas psy. Assez perdu de temps avec cette folle. Je me frotte la joue et affiche un large sourire. «Désolé de devoir interrompre notre échange fort intéressant mais on m’attend pour dîner. Encore merci pour…». Elle me serre le poignet. Ses ongles plantés dans ma peau. «Maman était caissière d’un de vos supermarchés. Bonne soirée cher monsieur.». Elle traverse et rejoint le cocktail. Je reste sans voix. Incapable du moindre geste.
Écrasé par un regard géant.
NB) Une fiction inspirée de cet article et de deux éclairages sur la philanthropie.