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Vous êtes d’où ? J’esquisse un sourire. Comment vous savez que je suis doux ? Puis je remonte ma manche. Pour dévoiler l’un de mes poignets. Vous pouvez toucher. C’était de temps en temps ma réponse. À une question qui pourrait gêner. Surtout en notre ère de crise aiguë d’identitarisme et communautarisme. Pour ma part, cette question ne me crée aucun souci. La percevant comme une forme de curiosité de l’autre. Préférable à « contrôle d’identité » ou « retourne dans ton pays ! ». La plupart du temps, ma réponse faisait un naître un sourire. Quelques fois, un froncement de sourcils mécontent. C'est le jeu de l’humour. Ça passe ou ça casse.
En règle générale, les souriants continuaient la conversation. Et je répondais plus sérieusement sur mes origines. Surtout prolos. Les origines qui me collent le plus à la peau et à la mémoire. Des racines ouvrières et populaires de bord de Ville Lumière. Puis je finissais par arriver à la « géographie de mon faciès ». Celle qui avait suscité la question du «d'où ». Chaque visage est-il la carte d’un territoire intime avec deux étendards plantés au milieu ? La question peut se poser. Mais dans la prochaine digression. Comment vous dire ? Je... Je suis de « Montreuil sous Akbou ». Jumelant mon lieu de naissance et celui de mes parents. Et vous, vous êtes d’où ? Chaque fois, je renvoyais la question. Curieux aussi. Pour un autre voyage.
Un jour, une vieille femme avait relevé sa manche. Me laissant sans voix. Moi, je suis d’ici, avait-elle dit en pointant l'index sur son poignet. Éclat de rire. Puis elle a commencé à me parler de son village d’origine. Sa parole ponctué d’une lumière humide dans les yeux et un sourire de gosse. Une retraitée qui avait marné toute sa vie en usine. Pour finir récompensée par une minable retraite. Femme en colère, jamais larmoyante. Ni aigrie. Et avec une dose d'autodérision. Capable aussi de se remettre en cause ; ce n'est pas toujours la faute des autres. C’est Zola qui m’a ouvert pour la première fois les portes de la lecture. J'ai lu tous les Rougon-Macquart. Une sans dents lettrée.
Elle n’avait pas traversé la rue... Mais pris une navette gratuite pour venir jusqu’au salon. Assister à des conférences et aller à la rencontre d’auteurs et d’autrices. Déplacement un dimanche d’automne. Alors qu’elle aurait pu rester en pyjama sur son canapé à regarder la télé ou écouter la radio. Mais j’avais du mal à l’imaginer à la confiner dans cette scène. Elle s’était maquillée et vêtue avec soin pour sortir. J’avais honte : mal rasé et affalé sur mon siège, après une nuit arrosée. Une sans dents très élégante.
Elle dansait d’un pied sur l’autre. L’un de mes bouquins à la main. Elle l’avait longuement parcouru. Mon bouquin le plus cher. IL coûte 29,00 €. Mais cher aussi par ailleurs. Justement un recueil de textes et de photos sur la ville où j’ai vu le monde pour la première fois. Sans me douter qu’il y eût un paquet de sacs de nœuds dessus. Dont un nouvel arrivant. Revenons à elle. Nul besoin de sortir d’un séminaire de Lacan pour traduire sa gêne. Trop cher pour elle. Lui offrir ? Ce fut mon premier réflexe. Mais trop cher aussi pour moi. Et avec le recul, j’ai béni d’être fauché ce jour-là.
Mon geste l’aurait peut-être blessée. Cher Monsieur, je ne suis pas venue tendre la main au « Livre du cœur ». J'étais dans mes petits souliers. Sentant qu’elle avait vraiment envie de se plonger dedans ; continuer notre échange à travers des photos et des textes, après avoir échangé nos « vous êtes doux ». Que faire ? Le silence et nos regards fuyants étaient pesants. La sonnerie de mon portable me sauva la mise. Ainsi qu’à elle. S’empressant de reposer le bouquin et de me saluer d’un large sourire. Je l’ai regardée s’éloigner dans l’allée du salon du livre. Entre colère et tristesse.
Peut-être une bibliothèque dans son coin. Ce que je me suis dit après son passage. Me rassurant en me disant qu’elle pourrait au moins l’emprunter. Si du moins le bouquin s’y trouvait. Sans doute aurait-elle préféré l’emporter aujourd’hui et le consommer à domicile. Comme d’autres visiteurs et visiteuses du salon du livre. « Non. Je n'achète pas de livres.Pas cette fois. Peut-être un, mais pas cher. Un p'tit poche. Faut bien se faire des p’tits plaisirs. Et puis ma retraite tombe dans pas longtemps. Oui, mais je dois… » J’ai imaginé le dialogue sous son crâne dans la navette qui l’amenait au Salon du livre de la ville du coin. Bonjour. Vous pouvez me mettre un petit mot, s’il vous plaît. Je sursautais. Un homme immobile devant mon stand. Oui, bien sûr. C’est pour qui ? Et un « gri-gri d'encre » pour la trois !
Parfois, en posant cette question, je pense à elle. Son visage, ses mots, sa danse d'un pied sur l'autre, sa façon de sans cesse redresser le buste, son sourire ... Tout me revient. M’aurait-elle demandé une dédicace ? Pas sûr. Certains lecteurs et lectrices se foutent complètement du « selfie d’encre ». Je me remémore notre échange d’histoires en accéléré. Elle qui est née en 1932 dans un corps de ferme. Issue d' une famille de paysans très pauvres. Des « d’où d’ici ». Et mon histoire de née 40 après elle dans une maternité de la banlieue parisienne. Issu aussi d’une famille de paysans très pauvres. Des « d’où d’ailleurs ». Une belle rencontre. Et avec du sens.
Quand Marianne prend des coups, je pense parfois à cette vieille femme. Même notre rencontre fut brève. Avec nos mots et regards en guise de carte de visite. Tous deux avions un point en commun. Elle dans son village, moi dans ma ville. Quel est ce point commun entre une lectrice des champs et un lecteur-auteur des villes ? Marianne. Plus exactement son buste. Et sa promesse de Liberté Égalité Fraternité. Les promesses n’engagent que, etc. On connaît la rengaine devenue une antienne républicaine.Rien de nouveau. Mais Marianne a fait ce qu’elle a pu.
Une des nombreuses petites mains du quotidien.. Marianne continue son œuvre. Malgré les brigands voulant s’accaparer tous ses trésors pour qu’une poignée de familles. Plus celles et ceux se servant entre autres de « d'où d’ici issus d’ailleurs » comme de boucs émissaires. Dans quel but ? Pour engranger dans les urnes sur des colères légitimes et continuer de vivre sur la rive des milliardaires. Marianne prise en étau. Mais elle résiste encore. Combien de temps encore ? Quand Marianne craque, je repense à cette vieille lectrice frustrée de ne pouvoir s’acheter un livre. Semblable à d’autres femmes du même genre. Dans les quartier populaires ou des villages. Des hommes aussi sont comme cette vieille femme. Usés et debout.
Qu’est-elle devenue ? Encore vivante ? Morte ? Je ne le saurais jamais. Néanmoins, notre instant reste gravé sur le marbre des éphémères. Comme tant d’autres sous le ciel de France. Depuis la sortie d’un ventre, Boulevard Chanzy. Sans me douter que je fasse des décennies plus tard de belles Escales à rallonges, à quelques mètres de la maternité. Trêve de digressions : 62 piges passées dans ce pays et tant de belles rencontres. Toutes sortes de gens. Des prolos aux aristos. Bien sûr, quelques rencontres rugueuses avec la connerie humaine assermentée ou non. Jamais agréable de croiser des semblables (de tout sexe, couleur de peau, religion, bord politiques….) avec des regards de mur. Mais il y a de pires rencontres sur la planète. De plus moi-même ayant aussi usé quelques fois de ma part de connerie humaine. Banal parcours de tout passager de la planète.
Et si je devais faire la comptabilité des bons et mauvais moments en France ? Nettement plus de belles rencontres que de regards de murs. Certes pas le cas de tout le monde. Sans aucun doute, ces belles rencontres sont une des raisons pour lesquelles j’aime ce pays. Même s'il m'agace de temps en temps. Partir quand ça chauffe dans les urnes et sous certains cranes ? Je n'y ai pensé qu'une fois. Pour aller où ? Et en plus, je ne sais parler que la langue française. Depuis mes premiers pas. Je la parle et l'écrit dans un registre très varié: du patois fleuri de quartier populaire au sabir littéraire. Apprendre une autre langue ? Pourquoi pas. Mais pas dans l'objectif de fuir un pays que j'aime. En trois mots: bien en France. Et en plus casanier de chez casanier. Grand voyageur de papier et d'écran.
« L’universel, c’est le local moins les murs. »
Désolé d’avoir rechuté. Je suis atteint de citationite. Certes bien sûr pas très grave ni contagieux. Néanmoins embarrassant en public. Pouvant passer pour un frimeur. Très difficile de m’en guérir. Pourtant, ce n’est pas faute d’essayer. Si un ou une internaute connaît l’adresse d’un bon centre de désintox de la citation… Paraît que la citationite atteint le plus souvent des « sans Bac » qualifiés aussi d'autodidactes. Avec le besoin - pathétique et pathologique ? - de se rassurer en balançant des cartes postales de paysages mentaux très puissants. Et donc capables de dire en quelques mots bien choisis ce qu’on décline en tours en détours. En l’occurrence, un paysage mental nommé Miguel Torgua.
Tout est si bien dit en une phrase. Cette citation pourrait servir de marraine à la rencontre avec cette vieille femme. Et tous les éphémères du même genre : beaux et intenses. Dans une salle des fêtes d’une petite ville de province, elle et moi avons partagé notre local. Sans tous les murs érigés par les diviseurs et notre connerie humaine. Juste la rencontre de deux êtres, curieux de l'autre. Certes, nous avions deux outils essentiels : l’écoute et la parole. Parfois une ponctuation de silence, pour laisser filtrer l’indicible. Un dialogue simple et complexe. Rencontre unique. Continuons de promener notre local sous le ciel d’ici et d’ailleurs. Avec toujours l’universel en bandoulière.
Vous êtes d’où ?